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Le marxisme et le pacifisme primitif, épisode 2

Georgui Plekhanov (1856-1918)
J'avais écrit, il y a quelques temps, un billet sur ce blog pour souligner à quel point, sur la question de la guerre dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, le « savoir commun » parmi les marxistes d'aujourd'hui est différent de ce qu'il était du temps d'Engels. Or, un ami – j'en profite pour le remercier chaleureusement – vient de me rappeler qu'Engels n'était pas le seul à avoir écrit sur le sujet. Plekhanov, l'intellectuel qui avait introduit la théorie marxiste en Russie et y avait fondé les premières organisations prolétariennes révolutionnaires, aborda ce thème dans le premier des trois essais consacrés à la théorie du matérialisme historique qui composent le livre Les questions fondamentales du marxisme (1908). À cette date, il s'était déjà séparé de Lénine et des bolcheviks, et militait dans la fraction menchévique de la social-démocratie russe ; on admettra cependant que ce désaccord n'a qu'un rapport assez lointain avec la question des guerres chez les chasseurs-cueilleurs en général, et chez les Aborigènes australiens en particulier.
Sur le plan intellectuel, Plekhanov était avant tout un philosophe, et certainement pas un anthropologue professionnel. Il ne disposait que d'informations de seconde main, et il est bien difficile de savoir ce qu'il avait lu sur l'Australie. Toujours est-il qu'il s'appuie notamment sur les ouvrages de R. Brough Smyth ou d'Edward Eyre pour expliquer comment, dans ces sociétés comme dans les autres, le niveau des forces productives (c'est-à-dire, le développement technico-économique) conditionne et contraint diverses dimensions de la vie sociale, en particulier en suscitant des affrontements violents entre communautés :
Il ne faut pas perdre de vue non plus que l'état des forces productives conditionne non seulement les rapports intérieurs existant au sein d'une société donnée, mais aussi les rapports extérieurs de cette même société. À chaque degré de développement des forces productives correspond un caractère déterminé de l'armement, de l'art militaire, et, enfin, du droit international, ou plus exactement du droit intersocial entre autres, du droit de tribu à tribu. Les tribus de chasseurs ne sont pas à même de constituer des organisations politiques considérables, précisément parce que le bas niveau de leurs forces productives les oblige, selon une vieille expression russe, à se disperser chacune pour soi, par petits groupes sociaux, à la recherche de leur subsistance. Mais plus ces groupes sociaux « se dispersent chacun pour soi », plus il est inévitable que des luttes plus ou moins sanglantes se livrent pour résoudre même des litiges qui, dans une société civilisée, pourraient être facilement réglés par le juge de paix. (soulignés par l'auteur) (Editions sociales, 1947, p. 43)
Après avoir écrit ces lignes remarquables, Plekhanov croit pouvoir affirmer, bien à tort, que ces luttes possèdent, pour la plupart, des causes économiques. Or, les exemples qu'il donne à l'appui de cette idée viennent d'Afrique, et il aurait été bien en peine d'en trouver de semblables en Australie. Quoi qu'il en soit, le paragraphe que l'on vient de citer affirme bel et bien qu'à elle seule, la dispersion causée par l'économie de chasse nomade est un facteur de conflit. Cette idée mériterait sans doute de sérieuses nuances. Mais, encore une fois, il est frappant de constater à quel point elle est éloignée de la conception « marxiste » contemporaine selon laquelle l'absence de richesses entraînerait nécessairement l'absence d'affrontements collectifs.
En redécouvrant ce passage, je me dis que contrairement à d'autres du même ouvrage, et malgré la grosse erreur que je viens de signaler, il a plutôt bien vieilli. Et les éléments que j'ai récemment réunis à propos de l'Australie confirment la justesse de la ligne directrice d'un raisonnement exprimé il y a presque un siècle et demi.

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