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Réponse à une (non) critique

On se souvient du mot de Pierre Desproges : « Moi, ce que je préfère dans le Requiem de Mozart, c'est le Bolero de Ravel ». Eh bien, Jens, mon critique du Courant Communiste International, qui publie la seconde partie de sa discussion de mon Communisme primitif, [rappel : la première partie était ici, et ma réponse  ] c'est un peu pareil : ce qui l'a surtout intéressé dans mon livre, c'est celui de Chris Knight (Blood relations, 1991). L'intitulé de l'article annonce la couleur :

À propos du livre Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était (II): le communisme primitif et le rôle de la femme dans l'émergence de la solidarité

...ou comment le titre de mon bouquin annonce le thème traité dans un autre.

Ainsi, de ce que je tente d'expliquer de l'existence de la domination masculine chez certains chasseurs-cueilleurs nomades, de ses causes et de ses modalités, de l'effet de l'apparition de la richesse sur les rapports entre les sexes, de la place de l'émergence des classes dans ce processus, du rôle tenu par le capitalisme dans les rapports entre les sexes, de tout cela, Jens n'a cure. Il concède certes que mon propos s'appuie sur « solides connaissances ethnographiques et des exemples parlants ». Mais sitôt rendu cet hommage poli,  mon critique tire l'échelle : il ne parlera pour ainsi dire plus que des thèses de Knight et de mon manque d'empressement à les adopter.

De cette fausse discussion en terrain étranger, je retiens néanmoins la question des mythes et de la valeur des preuves qu'ils sont censés apporter, sur laquelle j'en profite pour revenir ici.

Jens tient à défendre ce qui serait la méthode d'Engels — et qui est incontestablement celle de Knight — à savoir considérer les mythes comme un indicateur probant de la réalité du passé qu'ils décrivent. Jens me rappelle ainsi dûment à mes devoirs marxistes, en rappelant le crédit qu'accordait Engels à l'interprétation de l'Orestie par Bachofen (qui y voyait le récit allégorique du passage du droit maternel au droit paternel).

Je n'ai nulle prétention de faire parler les morts, et Engels moins que tout autre. J'ai tout de même de sérieux doutes sur ce qu'Engels aurait écrit de Bachofen si les thèses de celui-ci n'avaient paru être corroborées par des éléments ethnographiques et archéologiques, en l'occurrence les observations de Morgan sur les Iroquois et les inscriptions funéraires anciennes en Lycie — il s'est avéré ensuite que ces éléments ne prouvaient pas l'existence d'un matriarcat primitif, mais c'est une autre discussion. Toujours est-il que si le « matriarcat primitif » avait eu pour seul point d'appui les mythes des Grecs, mon petit doigt (qui n'est pas le moins marxiste des cinq) me dit qu'Engels aurait été beaucoup plus réservé à son sujet.

Car c'est bien là tout le problème avec les mythes : ceux-ci peuvent raconter, à leur façon, un processus historique (contrairement à ce que Jens me fait dire, je ne l'ai jamais nié). Mais la question qu'on ne peut éviter est : comment savoir si tel est bien le cas ? La seule réponse rationnelle me semble être la suivante : on ne peut jamais l'affirmer sur la seule base du mythe lui-même. On ne peut faire l'économie d'un recoupement avec des informations obtenues par d'autres voies (philologiques, archéologiques, etc.). Sans cela, le mythe n'a aucune valeur de preuve.

Jens s'insurge : les mythes ne sortent pas de rien ! Ils sont des productions sociales, et doivent donc être analysés comme tels. Certes, certes, et là encore, personne — en tout cas pas moi — n'a jamais dit le contraire. Mais production sociale ne veut pas dire production historique. On trouve ainsi chez de nombreux peuples de chasseurs-cueilleurs le mythe d'un matriarcat primitif, et des rites tournant autour de la menstruation masculine. Cela prouve bien quelque chose, assène Jens (à la suite de Knight) ! Oui, cela prouve bien quelque chose... mais pas ce qu'il croit. Cela prouve que plusieurs sociétés sans lien entre elles, mais à l'organisation sociale comparable, qui exhibent une domination masculine marquée, ont forgé le même type de représentation idéologique pour la justifier. Mais, en l'absence d'autres éléments, cette unité des représentations idéologiques prouve seulement qu'elles servent adéquatement la domination masculine, et nullement qu'elles tirent leur origine d'une réalité passée.

Le récit de la destruction massive par un déluge divin d'une humanité corrompue se retrouve sous différentes formes chez les Babyloniens, les Grecs, dans l'Ancien testament, le Coran, en Scandinavie ancienne et peut-être en Chine. Ces mythes tirent-ils leur origine de déluges (ou d'inondations) réels ? C'est une possibilité. Mais, en l'absence de preuves géologiques ou archéologiques, ce ne peut être rien de plus. Car cette hypothèse n'a rien de nécessaire : le « rasoir d'Occam » nous impose de la laisser de côté et de voir dans l'inondation qui débarrasse l'humanité de sa pourriture et la régénère une métaphore évidente du bain qui nettoie le corps. Que cette métaphore ait été utilisée sur divers continent n'est ni mystérieux, ni même surprenant, et une fois encore, prouve simplement qu'elle était « bonne à penser » pour édifier les humains sur ce qu'ils risquent en transgressant les règles divines.

En résumé : pourquoi devrait-on croire au matriarcat primitif, ou à la « grève collective du sexe » par la quelle les femmes auraient institué tout à la fois la division sexuelle du travail et la Culture, et pas au Déluge ? Voilà ce que ni Knight, ni Jens, n'expliquent.

À l'appui de son récit des origines, Chris Knight a besoin des mythes, de même que Jens à l'appui de Knight. Pour ma part je préfère, comme je l'ai expliqué bien des fois, une saine prudence à une spéculation audacieuse — à plus forte raison si la spéculation est assénée comme un fait établi. N'en déplaise à mon critique, l'origine de la division sexuelle du travail reste fort mal comprise (rappelons que nous n'avons même aucun élément sérieux pour la dater). L'étude de ses conséquences  représente en revanche un terrain beaucoup plus ferme, et c'est à cette étude que mon livre, pour l'immense majorité de ses pages, est consacré.

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