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Le mien, le tien et le chien, ou le retour des biens W

Il est parfois des questions que l’on se pose durant des années, alors qu’il existe une réponse si simple qu’on a un peu honte de ne pas y avoir pensé tout de suite. J’ai eu l’occasion d’éprouver ce sentiment il y a quelques jours, alors que je discutais avec ma collègue Stéphanie Bréhard de la future exposition du musée de l’Homme, « richesse et pouvoir à la Préhistoire », dont nous assurons ensemble le commissariat scientifique.

La question est (encore et toujours) celle des facteurs susceptibles d’expliquer l’émergence de la richesse dans les sociétés humaines – je rappelle que par « richesse », il faut ici entendre un droit de propriété sur des biens qui puisse être converti sur d’autres biens, mais aussi en droits sur des humains ou sur une institution humaine, en moyen de se libérer d’une obligation sociale, etc. (je renvoie sur ce point au double article que j’avais écrit pour la revue La Penséepartie 1partie 2). Une fois la richesse ainsi définie, un matérialiste conséquent doit se poser la question des facteurs technico-économiques susceptibles d’expliquer son apparition. Autrement dit, pourquoi, en matière matrimoniale, les sociétés humaines en sont-elles venues à substituer le « prix de la fiancée » au service effectué par le gendre ou à l’échange de sœurs ? Pourquoi, dans le domaine judiciaire, en sont-elles venues à considérer que le transfert de biens matériels (le prix de l’homme, ou wergild) pouvait éteindre le droit à la vengeance ?

Plus qu’à tout autre, c’est à Alain Testart que l’on doit d’avoir souligné l’importance de ces questions et tenté d’y apporter une réponse. Dès son fameux livre de 1982, Les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités, Testart montrait que le stockage alimentaire constituait un excellent proxy pour la présence de la richesse (et, corrélativement, des inégalités socio-économiques). Les sociétés sans stockage significatif ignorent la richesse ; inversement, celles qui le pratiquaient sont marquées par ses diverses manifestations, telles que le prix de la fiancée ou le wergild. S’il constatait sur le plan empirique le lien étroit entre stockage et richesse, Alain Testart avouait toutefois avoir du mal à l’expliquer ; il percevait bien que cela avait à voir avec le fait qu’un transfert de production matérielle se subsituait avantageusement, pour le beau-père comme pour le gendre, à un service contraignant. Mais il butait sur le fait que la nourriture ordinaire ne fait jamais partie des biens qui entrent dans la composition du prix de la fiancée ; celui-ci est toujours composé de biens qu’on pourrait dire de luxe (mais qui, dans certains cas, peuvent avoir une utilité productive, comme des pirogues).

Dans un article de 2017, j’avais proposé de résoudre l’énigme de la manière suivante : les sociétés qui constituent des stocks alimentaires significatifs sont aussi celles où l’on produit un certain nombre de biens exigeant une grande quantité de travail. Dès lors, ce sont ces biens qui finissent par incarner, aux yeux de tous, du travail humain cristallisé et qui peuvent donc se subsituer au service du gendre. Pour parler comme Marx, la richesse établit l’équivalence entre travail mort et travail vivant – et seule une société qui produit une quantité significative de travail mort peut (et doit) établir cette équivalence. Cette explication permettait de lever le paradoxe selon lequel les stocks alimentaires ne servent ni au prix de la fiancée, ni au wergild. Elle possède aussi l’avantage d’expliquer pourquoi quelques rares sociétés non stockeuses avaient néanmoins basculé du côté de la richesse, comme les Asmat de Nouvelle-Guinée – chez ce peuple, peu mobile, la production d’artefacts matériels avait atteint un degré non négligeable.

J’établissais donc le portrait-robot des biens que j’appelais W (en anglais, cette lettre est à la fois l’initiale du travail et de la richesse), susceptibles de constituer la condition nécessaire et suffisante du basculement vers la richesse. Les biens W devaient exiger une quantité significative de travail et être aisément transférables (ce qui n’est pas le cas, par exemple, d’une maison ou un arbre fruitier).

Restait néanmoins dans un coin de ma tête une question non résolue : si cette hypothèse était la bonne, pourquoi le chien n’avait-il pas provoqué la transition vers la richesse ? Si l’on excepte l’Australie, où le dingo constitue un cas un peu limite, tous les chasseurs-cueilleurs mobiles observés en ethnologie possédaient des chiens depuis des millénaires. Le chien répondant (en apparence) en tout point à la définition du bien W, pourquoi son élevage n’avait-il pas entraîné les mêmes effets sociaux que, par exemple, le porc en Mélanésie ? Pourquoi les Inuits, avec leurs attelages de chiens, étaient-ils restés une société sans richesse ? Je suis resté durant des années avec cette interrogation pendante.

Stéphanie m’a donc soufflé la réponse, simple comme bonjour : si le chien exige une quantité considérable de travail pour être élevé et dressé, et s’il paraît en théorie transférable, en réalité il est très attaché à son maître et ce transfert est extrêmement problématique. Aucun peuple de chasseurs-cueilleurs ou de petits cultivateurs n’a d’ailleurs jamais payé quoi que ce soit en chiens (contrairement à ce qui se pratique couramment avec les bœufs, les chameaux, les chevaux ou les porcs). En clair, sous ses dehors de possible bien W, le chien n’en est pas un.

6 commentaires:

  1. https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rspb.2022.0500

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  2. Bonjour, je ne remet évidemment absolument pas en question le fait que le chien ne soit pas un bien W. Mais pour avoir élevé des chiens, je ne suis pas totalement convaincu par l'explication de votre collègue. Quatre points de réflexion: 1) j'imagine bien la difficulté de domestiquer les premiers chiens mais au bout d'une dizaine de générations la sélection des caractères juvéniles permanent est chose faite, ensuite l'élevage est une chose assez simple; 2) Le chien adulte est certes difficilement transférable mais pas les jeunes; 3) on peut obtenir du porc bien des choses du chien; 4) le chien est le seul carnivore domestiqué...

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    1. Bonjour, je suis d'accord avec Seb. Grâce au travail des éleveurs, des lignées de chiens "produisent" des sujets dont les caractéristiques comportementales, physiques,... sont relativement bien fixées. De mon point de vue, les chiots de ces lignées constituent une richesse que l'on peut monnayer (ou échanger) à des personnes qui en ont l'utilité. C'est le cas des bergers ou des chasseurs, par exemple. Adoptés en général à 2 mois, ces chiots s'intègrent parfaitement dans un nouvel environnement humain.

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    2. Bonjour, je demande s'il n'y a pas un certain nombre de précisions à faire sur les chiens des chasseurs-collecteurs. D'une part, les chiens peuvent plus facilement se reproduire avec des loups dans le cas où ils sont détenus par des chasseurs-cueilleurs ; ils ne sont pas forcément isolés de la faune sauvage. De plus, la sélection consciente est très récente, datant seulement du XIXe siècle.

      Par ailleurs, le chien n'est pas le seul carnivore domestiqué puisqu'on peut inclure dedans, de tête, le chat et le furet. Alors, ça n'a aucune commune mesure avec l'ancienneté du chien, c'est clair, mais ne les oublions pas trop vite !

      Ceci dit, j'ai l'impression de manquer d'un élément aussi. Peut être est-le fait que chez les chasseurs-collecteurs, le chien aide à la chasse - une activité qui donne au chien de nombreuses opportunités de fuite, et qui nécessite un lien particulièrement fort avec son éleveur. Dans ce cas, les jeunes chiens n'auraient pas tellement d'utilité : non dressés, ils ne cristalliseraient pas le travail de leur premier éleveur.
      Mais dans ce cas, on verrait des cas d'usage de chiens comme biens W dans des sociétés agricoles (je me demande d'ailleurs si ça n'a pas pu être le cas à Hawaii ? Mais je me trompe peut être). De plus, je me hasarde à prétendre qu'un dressage pour la chasse serait particulièrement ardu, alors qu'il ne faut pas oublier que les chiens de bergers peuvent être particulièrement longs à dresser également ; et je ne sais pas du tout s'il est difficile d'apprendre à un chien à chasser avec l'humain.

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    3. Certes j'aurais dû préciser "carnivore domestiqué de longue date". Cependant le chat est bien plus un commensal qu'un animal domestiqué. Il est plutôt un "apprivoisé" même si il vit parfois sur le canapé de la domus... N'oublions pas que le chien fût un loup et je pense qu'ils n'ont jamais cessé de se reproduire entre eux quand l'occasion se présente. A la chasse nul besoin d'un travail d'apprentissage pour le chien. Il fait ça d'instinct, y compris pour les chasses collaboratives. J'ai eu un couple de chiens aucunement habitués à la chasse qui ont fait une magnifique manoeuvre de tenaille pour choper un écureuil qui a été bienheureux que la tenaille se referme près d'un arbre...Bien sûr le chien peut s'inspirer des aînés et semblables mais le travail de l'humain va surtout consister, dans certaines circonstances (ex: chasse seul à l'affût) à juguler l'instinct du chien d'aller trop en avant.

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    4. A l’heure actuelle, les chiens chassent « naturellement » avec l’humain sans un réel apprentissage. Ce dernier s’attache plutôt à renforcer ou leur faire acquérir des comportements particuliers qui sont facilités par la sélection consciente : rapport du gibier, poursuite d’une espèce-proie précise, arrêt lors de la détection de l’odeur du gibier, recherche au sang d’un animal blessé,….. En ce qui concerne la chasse, j’imagine (mais je ne suis pas suffisamment compétent en anthropologie) que les chiens des peuples chasseurs-cueilleurs ont pour rôle principal de poursuivre ou rabattre le gibier et éventuellement retrouver un animal blessé. J’imagine également que les chiens en tirent un avantage en pouvant consommer une partie de la proie (comme lors de la « curée » à la chasse à courre). Ce type de dressage ne me semble pas très ardu d’autant que les jeunes chiens apprennent généralement au contact de chiens adultes expérimentés. Dans une meute, chiens confirmés et jeunes chiens sont toujours associés dans ce but. Je pense aussi que l’attachement du chien à son maître dépend de leur type de relations. Pour simplifier, un chien de chasse (surtout les chiens courants, c’est moins vrai pour les chiens d’arrêt) est moins attaché à son maître, qu’un chien de berger ou un chien de défense. A l’heure actuelle, certains chasseurs au chien d’arrêt confient leur animal à un dresseur professionnel et le récupère une fois les compétences acquises. D’autres achètent des chiens déjà dressés, immédiatement efficaces, et qui ont parfois 2-3 ans. Après un court temps d’adaptation, ces chiens changent de maître sans grande difficulté. Bien sûr, toutes ces « formules » sont très modernes et « occidentales », et je ne sais pas dans quelle mesure il est possible de les extrapoler aux peuples chasseurs-cueilleurs. Je souhaite juste apporter un éclairage sur ce qui existe à notre époque et qui témoigne d’une certaine plasticité des chiens de travail. Reste que l’absence du chien en tant que monnaie d’échange, comme indiqué dans l’article, est troublante.

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