Un témoignage exceptionnel sur la justice aborigène
Je dois à l’historien australien Ray Kerkhove (qu’il en soit chaleureusement remercié) de m’avoir signalé le document qui suit – et qui aurait trouvé toute sa place dans mon Justice et guerre en Australie aborigène, ainsi que dans Casus belli, si j’en avais eu connaissance plus tôt. En plus de formuler les griefs des Aborigènes à l’égard des colons qui violent impunément leurs femmes et qui sous-payent les travailleurs indigènes, il possède un triple intérêt hors du commun.
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| « La danse de défi des Yarra-bandini » (1845) |
Tout d’abord, il illustre à merveille les tensions entre un système judiciaire non étatique, où les gens ont l’habitude de faire justice eux-mêmes selon des règles coutumières, et la règle imposée par l’État, qui considère que l’exercice de la force en général, et celui de la justice en particulier, est de son seul ressort. Plus encore, il les éclaire non du point de vue le plus fréquemment représenté, celui du colonisateur, mais de celui des Aborigènes qui, avec une délicieuse part de mauvaise foi sur l’innocuité de la procédure à laquelle il souhaitent avoir recours, plaident pour le maintien de leurs traditions.
Le document est également exceptionnel sous un autre angle : il est en effet le seul, à ma connaissance, à décrire clairement un duel collectif visant à résoudre le conflit via la victoire : ici, le vainqueur fait valoir son bon droit, et récupère la femme contestée – le texte précise même les règles du combat, peu banales. Le fait est d’autant plus remarquable que dans la grande majorité des cas australiens, on a plutôt le sentiment (mais est-ce la réalité ou l’effet des lacunes de notre documentation ?) que les duels collectifs avaient pour objectif de vider une querelle par le simple défoulement lié au combat (en termes techniques, une « résolution par catharsis »).
Enfin, l’Aborigène qui s’exprime ici explique en toute clarté que le duel collectif constitue un substitut à une forme de règlement du conflit beaucoup plus inflammable. Si la partie lésée n’a pas l’opportunité de récupérer la femme volée via cet affrontement régulé, elle considèrera dans son bon droit de prendre une vie dans le groupe adverse en tuant un de ses membres. Non seulement on est alors certain qu’il y aura un mort, mais rien ne dit que celui-ci sera le dernier : il n’est pas impossible que ce meurtre déclenche un cycle de représailles (un feud).
Et maintenant, dégustons le témoignage, venu de la région située au sud de Brisbane, sur la façade orientale de l’île :
Guerre aborigène
The Richmond River Herald and Northern Districts Advertiser
3 novembre 1893, p. 4 (texte original)William Webb, le guerrier noir bien connu dans notre région comme le roi aborigène de Camira, écrit au Grafton Grip :
« Monsieur, — Veuillez bien accorder un espace dans votre journal à grand tirage pour relater quelques faits liés à un conflit entre les différentes tribus aborigènes, Richmond contre Clarence.
Il y a quelque temps, mon fils, un jeune homme d’environ 22 ans, s’est emparé d’une femme appartenant à la tribu Richmond. Bien sûr, il s’agissait d’un acte contraire à notre loi indigène, qui interdit de prendre, de voler ou d’enlever une jeune fille sans qu’elle ait été légalement donnée en mariage par son père ou sa mère ; la guerre a donc été déclarée, et notre coutume pour y mettre un terme est d’organiser ce que nous appelons un « Bullen Bullen ». Je vais maintenant vous décrire en détail la manière dont nous combattons. Il y a bien sûr deux camps dans cette affaire : Richmond contre Clarence. Un des camps forme une ligne, nous en formons une autre, à environ cent mètres de distance. Chaque camp forme également une seconde ligne, à environ trois cents mètres de distance, et le camp qui repousse l’autre au-delà de celle-ci remporte la victoire et prend possession de la jeune fille en litige, et tout est terminé.
Telle est notre coutume, ou plutôt cet usage s’est transmis de génération en génération, et il doit être respecté pour éviter tout meurtre qui pourrait survenir en secret. Si nous ne nous rassemblons pas pour mener ce « Bullen Bullen », on cherchera à obtenir satisfaction à tout prix. Je dois également vous informer que notre guerre n’en possède au fond que l’apparence. Lors de ces événements, nous discutons plus que nous ne faisons autre chose, même si nous respectons les règles. J’ai participé à des centaines de ces combats au cours de ma vie et je n’ai jamais reçu la moindre égratignure. C’est un pur hasard si l’un d’entre nous est touché. Il y a quelque temps, bien sûr, un homme a été tué à Richmond. À mon avis, il bougeait trop lentement, sinon cela ne serait pas arrivé, et à cause de cet accident, les autorités locales nous ont interdit de participer à ce combat, qui aurait dû avoir lieu au cours les trois semaines suivantes.
Je pense que c’est injuste pour nous, les Aborigènes, car ce différend devra être réglé tôt ou tard, en public ou en privé. Si c’est en privé, cela signifie qu’il sera réglé en secret et qu’il se terminera très probablement par le meurtre de celui qui a enlevé la jeune fille noire. Alors pourquoi les autorités ne laissent-elles pas cette querelle être vidée de manière équitable ? Je suis bien conscient que nous, les Aborigènes, sommes désormais soumis aux lois britanniques, mais en toute honnêteté, tant que nous ne commettons pas de meurtre volontaire, nos lois devraient être appliquées à notre manière. Je pense que ce privilège devrait nous être accordé, à nous, les fils, seuls occupants de cette terre qui est la nôtre. Elle nous a été transmise seulement par notre Créateur, notre Dieu à tous. Le cruel homme blanc est intervenu et nous a retiré tous nos privilèges, et maintenant il nous prive du droit de dire un mot pour notre défense. Depuis que nous avons été naturalisés, nous avons vécu en paix et en harmonie avec les gentlemen blancs.
Je dois dire que je crois fermement en une protection adéquate, c’est-à-dire une protection qui s’applique à tout ce qui nous est cher contre les torts que nous avons subis de la part des Blancs, qui ont abusé de nos femmes, et contre l’augmentation du nombre de métis, que je ne considère ni comme n’étant ni des Aborigènes, ni comme des Blancs. Protégez nos femmes en infligeant aux coupables une punition sévère, par exemple une bonne flagellation. Les Aborigènes verraient alors que vos législateurs ne plaisantent pas.
Une autre chose que je tiens à faire comprendre à vos législateurs, c’est que lorsqu’un Aborigène est employé pour faire le travail d’un Blanc, il devrait toucher le salaire d’un Blanc, et non se contenter de la maigre somme de deux ou trois livres par an versée par ceux qui en ont largement les moyens. Faites cela. Je parle d’expérience. J’ai été pisteur noir en Nouvelle-Galles du Sud et dans le Queensland il y a une vingtaine d’années, et je sais respecter un gentleman quand j’en croise un. Mais ils sont si rares qu’il est difficile d’en rencontrer. Au nom des Aborigènes de Clarence, je me retirerai du conflit comme l’ont demandé les autorités, en espérant que celles-ci comprendront et régleront calmement la question avec les aborigènes de Richmond, et que les deux jeunes gens pourront se marier. La balle est désormais dans votre camp, c’est vous qui êtes responsable, pas moi. »




Un témoignage génial, qui me fait me poser deux questions : il me semblait que chez les aborigènes australiens, le système relevait plus ou moins de la gérontacratie, avec plusieurs vieux hommes qui prennent des décisions ensemble. Pourquoi parle-t-on d'un "roi des aborigènes" ici ?
RépondreSupprimerSeconde question, l'aborigène qui s'exprime ici a-t-il été christianisé ? Si non, était il monithéiste avant l'arrivée des colons ?
Le titre de « roi » nous informe avant tout des préjugés des Blancs, qui rabattaient les réalités qu'ils observaient (mal) sur leurs propres conceptions. Quant à la religion de l'intéressé, il semble effectivement qu'il ait été christianisé (ou qu'il veuille le faire croire à ses interlocuteurs). Aucune chance pour qu'il ait été monothéiste sans cette hypothèse : la religion précoloniale était une religion qui ignorait les dieux, uniques ou multiples (sur ce sujet, il y a une conférence d'Alain Testart visible sur le net).
SupprimerNomis
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