tag:blogger.com,1999:blog-7234517960982770312024-03-18T10:48:21.064+01:00La Hutte des Classesblog de Christophe Darmangeat<br>anthropologie sociale, préhistoire et marxismeChristophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.comBlogger600125tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-12750745733076474962024-03-12T10:58:00.013+01:002024-03-13T23:14:34.245+01:00La nature humaine est-elle réactionnaire ?<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="260" data-original-width="193" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgxT5fV2PgGquF12IA0Mtl7y04msjru8_3rZ4A1K_vHTJRhgNPrdzJFXvHGkb44ERLjIfz4IwM0p333MUrkaZhyv4r7hC8REC-4oLWLPlXD0Q89rjDX2ZzMkZnoX38DXvCmIGBUAH3ipRwx8kY4wpESja6PqYoT14JQ8AAQ9yVlMGo_N7PATbE0h-Do6iw/s320/Darwin.jpeg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">Derrière ce titre un peu provocateur, la question que soulève ce court billet n’est pas de savoir si l’humain serait naturellement « bon » ou « mauvais », mais celle de savoir si l’idée (et la réalité) d’une « nature humaine » devrait être bannie de toute démarche scientifique, militante, ou les deux.</p>
<p class="parag">Plus d’une fois, alors que je soulignais la probable grande ancienneté de la domination masculine ou de la violence collective, on m’a rétorqué que si c’était vrai, cela voudrait dire que ces maux sont inscrits dans la nature humaine ; et que comme tout progressiste (et <i>a fortiori</i>, tout marxiste) sait que la nature humaine n’existe pas, cela récusait <i>ipso facto</i> mes arguments.</p>
<p class="parag">Il me semble qu’il y a dans cette réaction banale au moins deux erreurs majeures de raisonnement.</p>
<p class="parag">La première est qu’en sciences, il faut être très prudent avant de réfuter une idée en raison de ses conséquences, réelles ou supposées. Certes, dans tous les domaines, on peut légitimement raisonner par l’absurde : si une hypothèse mène nécessairement à une conclusion manifestement fausse, alors cette hypothèse doit être rejetée. Mais ce type de raisonnement ne peut être manipulé sans précautions. En particulier, il faut être bien certain que la conclusion peut être écartée en raison de son caractère erronné, et non du seul fait qu’elle paraît moralement ou politiquement inacceptable. Imaginons, par exemple, qu’un raisonnement mène à la conclusion que le capitalisme est le meilleur (ou le moins mauvais) des systèmes sociaux : un marxiste n’aurait évidemment pas le droit de le rejeter sur cette seule base. Il devrait démontrer en quoi ce raisonnement est faux... ou abandonner ses idées et le faire sien. C’est même précisément ce critère qui est censé distinguer celui qui se réclame d’un « socialisme scientifique » d’un dogmatique. Il en va de même en ce qui concerne la nature humaine, et ce quel que soit le problème que celle-ci est censée poser pour la perspective marxiste. On rappellera à cette occasion les mots de Bebel, précisément écrits à propos des origines de la condition féminine dans <i>La femme et le socialisme</i> :</p>
<blockquote>La véritable science n’a en rien à se préoccuper de savoir si ses conséquences mènent à telle ou telle institution politique, à telle ou telle situation sociale. Elle a à examiner si les théories sont justes, et, si elles le sont, on doit les accepter avec toutes leurs conséquences.</blockquote>
<p class="parag">Reste à savoir si la « nature humaine » pose par elle-même un problème à la perspective socialiste. C’est le deuxième point sur lequel on fait tout aussi souvent erreur. L’idée est en effet que si, réellement, la domination masculine ou la violence collective étaient « naturelles », alors cela condamnerait toute possibilité de les éradiquer à l’avenir. Le fait est, d’ailleurs, que les réactionnaires qui veulent légitimer la violence des hommes ou la soumission des femmes n’hésitent pas à recourir à ce même argument.</p>
<p class="parag">Mais il ne suffit pas de prendre le contrepied d’une ânerie pour dire quelque chose de juste. En l’occurrence, l’erreur consiste à postuler que toute disposition « naturelle » (mieux vaudrait dire : « héritée de notre évolution biologico-sociale ») serait par définition indépassable. L’humanité est une espèce hyper-culturelle, qui produit sans cesse de nouvelles techniques, de nouveaux rapports sociaux et les représentations qui les accompagnent. Penser qu’elle est enfermée dans son héritage biologique au même titre que les lombrics ou les fourmis, et que si « l’homme a dominé la femme il y a 300 000 ans, alors il la dominera toujours parce qu’il est fait pour cela » est donc une absurdité. Mais inversement, nier que cet héritage puisse exister est tout aussi problématique pour des matérialistes qui savent qu’<i>homo sapiens</i> n’est pas surgi du néant (ou de la main divine), hors de toute corporalité et de toute trajectoire évolutive. Penser que cet héritage n’a pesé en rien sur les sociétés humaines (voir à ce sujet <a href="https://www.lahuttedesclasses.net/2023/10/les-structures-fondamentales-des.html" target="_blank">l’excellente mise au point de Bernard Lahire</a>) ou pire, qu’il n’existe pas, est tout aussi absurde que penser qu’il les enferme par définition et pour toujours dans des limites infranchissables.</p>
<p class="parag">Ainsi, la « nature humaine » consiste à être une espèce vivante possédant <i>à la fois</i> une corporalité et des comportements sélectionnés au cours de l’évolution <b>et</b> une hyper-aptitude à la culture, permettant de réunir peu à peu les conditions nécessaires et suffisantes pour contrecarrer – pour « dépasser » – les contraintes liées à cet héritage.</p>
<p class="parag">Vous reprendrez bien un petit peu de dialectique ?</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com15tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-25857109857798871342024-03-01T12:01:00.001+01:002024-03-01T12:01:10.005+01:00Un nouveau livre, et deux textes disponibles au téléchargement<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="2657" data-original-width="1654" width="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgBSoLOF1LrUkZMWrx2Nu9RTwfcPRYsIPi6VOF90TIZB0TRgn-fHTYamCMacD7PkCVzX1N1wCmCyc2Z8kJjPpC2qUGItclQRSiUKR4rGcKPkVV5lVaClENOtws7Tp-SPYcxqCAfwlOWU8hKfFOxwDDovBOOL7x1-FoZIQfFpzprUx40OGnugbq6UNy3Z2E/s320/couv.jpg" /></div></div>
<p class="parag">C'est aujourd'hui que paraît mon dernier livre, intitulé <i>L'énigme du profit</i>, aux éditions <a href="https://www.lavillebrule.com/catalogue/l-enigme-du-profit,190" target="_blank">La ville brûle</a>. Il s'agit d'une version remaniée et augmentée (d'environ 20 à 25 %) du premier essai de mon <i>Profit déchiffré</i>, paru en 2016 chez le même éditeur. L'objectif du texte n'a évidemment pas changé : donner une présentation à la fois argumentée et accessible de la théorie économique de Marx, en la replaçant en particulier dans l'histoire des idées au sein de cette discipline.</p>
<p class="parag">Au passage, avec l'accord de l'éditeur, les deux autres essais qui figuraient dans le volume précédent, et qui sont nettement plus techniques, sont dorénavant librement disponibles en ligne :</p>
<ul>
<li><a href="https://cdarmangeat.ghes.univ-paris-diderot.fr/productif.pdf" target="_blank">Travail productif et improductif</a></li>
<li><a href="https://cdarmangeat.ghes.univ-paris-diderot.fr/rente.pdf" target="_blank">La rente</a></li>
</ul>
<p class="parag">Bonne lecture !</p>
<i><b>L'énigme du profit :</b></i><br/>
Prix : 15.00 €<br/>
Nombre de pages : 152<br/>
Format : 14 x 22,5 cm<br/>
Parution : 01/03/2024<br/>
Isbn : 9782360121731Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com4tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-81580472093177228452024-02-21T22:57:00.019+01:002024-02-22T09:22:59.470+01:00À la pointe du progrès technique<p class="parag">Il y a quelques années, l'ami Jean-Marc Pétillon et moi-même avions <a href="http://www.cairn.info/revue-techniques-et-culture-2015-2-page-248.htm" target="_blank">publié un article</a> dans la revue <i>Techniques et culture</i>, à propos de l'absence de l'arc en Australie. Dans quelques semaines, nous allons à nouveau intervenir sur le sujet à l'occasion du <a href="https://www.saa.org/annual-meeting/programs/preliminary-program" target="_blank">colloque annuel de la Society of American Archaeology</a>. L'occasion de revenir sur ce que nous disions, mais aussi, d'ajouter quelques élémens importants qui nous avaient alors échappés.</p>
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<div class="separator"><img alt="" border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg4r6b_XXfPA2RpwuGnJXKDHR_xVfgJ_d7_azjaEHJ8FBNRLYV8UU6tnu_Mi6nOqIvLXuX5Bc8hsE0iA-cNXm1deAsRdVuuksGdSBKONfch_ipfsyHfgqFpnHSCVu07qEUqzVXyuaHU7n9wTnXm2HSvVaLakSY92U0R9imVt4DigKKaI-xVb1JWVJz89NI/s320/Chasse.jpg" width="685" /></div>
<div class="interval2"></div>
<p class="parag">Pour résumer notre argument, nous avions souligné pour commencer que l'arc avait probablement été une invention très rare dans le monde ; on a même quelques raisons de penser qu'il s'est agi d'un événement unique, manifestement survenu quelque part dans l'Ancien monde. Nous montrions que le seul point par lequel l'arc aurait pu pénétrer en Australie était le Cap York, où les Aborigènes se sont trouvés au contact des peuples papous depuis quelques millénaires. Toutefois, en raison des conditions particulières qui prévalaient dans ce goulet d'étranglement, non seulement l'arc papou n'avait pas pénétré l'Australie, mais on a constaté le mouvement inverse, pour ainsi dire à rebours : les tribus papoues les plus proches de l'Australie abandonnèrent l'arc, et (ré)adoptèrent le propulseur australien.</p>
<p class="parag">La supériorité assumée de l'arc sur le propulseur n'entrait pas seulement en contradiction avec sa non-diffusion vers l'Australie. Elle s'accordait également mal avec la lenteur de sa diffusion dans le reste du monde. Il semble par exemple qu'il a fallu presque trois millénaires pour qu'il parcoure l'ensemble de l'Amérique du Nord, depuis le détroit de Béring jusqu'au Mexique. Et à l'époque du contact, de nombreuses populations continuaient d'utiliser le propulseur aux côtés de l'arc, telles les troupes d'élite Maya ou ces Tapuyas alliés des Néerlandais, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Eckhout" target="_blank">peints avec tant de réalisme par Albert Eckhout</a>. Pour lever ce paradoxe, nous expliquions que la supériorité de l'arc sur le propulseur bénéficiait d'un effet grossissant : nous avons tendance à établir la comparaison à partir des arcs modernes, lesquels sont effectivement d'une portée et d'une précision incomparables avec le propulseur. Mais avant d'en venir aux arcs longs ou composites, l'humanité en est longtemps restée à des modèles beaucoup plus frustes et nettement moins performants, face auxquels le propulseur avait de solides arguments. En fait, la supériorité de l'arc sur le propulseur tient moins aux propriétés intrinsèques du mécanisme de propulsion utilisé qu'à un potentiel d'amélioration bien supérieur.</p>
<p class="parag">Nous n'avons rien à retirer à ce que nous écrivions alors, mais nous pouvons aujourd'hui ajouter un élément essentiel. Si l'on se fonde sur le cas australien – le seul où l'arc n'est jamais intervenu dans l'équation – celui-ci ne remet pas seulement en question la supériorité absolue de l'arc sur le propulseur, mais aussi celle du propulseur sur le tir à la main. Loin d'être universel sur ce continent, le propulseur y était resté inconnu en plusieurs endroits. Mieux : en bien des régions, son principe était parfaitement maîtrisé, mais il n'occupait qu'une place relativement réduite, et on continuait à privilégier en maintes circonstances le tir à la main. Un document est éloquent à cet égard : il s'agit de la carte établie par Davidson en 1936, et que dont on trouvera ici une version remise au goût du jour.</p>
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<div class="separator" style="clear: both;"><img alt="" border="0" data-original-height="594" data-original-width="690" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjzLhU4qQAh5PpgNPryPRiJhLFR6TRMuHNv6eJQgr6io0Kwl0XxlfMPNXtUxiGfedPmFCUWwF-5PzFwxJQmaqok36X5YNzKQGUBOqbMJvTv907rJqWCwTSZaqF9HvWumdBEdBCzKXj7YP6mLOuGIkkzsr7HUwZmWC6fzajfdb761kAXbGIDpjVl0J3lilI/s1600/R%C3%A9partition%20propulseur-01.jpg"/></div>
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<p class="parag">Pour rendre compte de cet état de fait <i>a priori</i> surprenant, Jean-Marc Pétillon a émis l'hypothèse que dans un contexte où les outils techniques restent peu élaborés, ceux-ci pèsent finalement d'un poids assez faible dans le résultat final : le facteur déterminant continue d'être l'habileté de celui ou celle qui les manie, que l'on parle de chasse, de combats entre humains ou de toute autre activité. Dès lors, on pourrait admettre qu'une amélioration technique, si réelle soit-elle, n'emporte pas nécessairement l'adhésion, dans la mesure où elle n'améliore pas de manière radicale et visible l'efficacité du geste. Ainsi, certains groupes aborigènes ont pu fort longtemps conserver le lancer à la main, par inertie, par conservatisme, ou par volonté que l'on pourrait qualifier d'identitaire. Malheureusement, à ma connaissance, nous n'avons pas de documents rapportant les raisons pour lesquels les Aborigènes eux-mêmes expliqueraient avoir adopté ou refusé telle ou telle innovation, et nous en sommes donc réduits aux suppositions. Mais quoi qu'il en soit, si l'hypothèse de Jean-Marc est juste (et c'est bien mon sentiment), les groupes qui refusaient le propulseur ou telle nouvelle manière de tailler une pointe barbelée n'étaient pas pour autant significativement moins efficients dans leur recherche de nourriture ou dans les affrontements éventuels avec leurs voisins. Là encore, le constraste n'a rien de comparable avec celui qui opposa beaucoup plus tard, par exemple, des groupes munis d'arcs à d'autres qui possédaient des armes à feu.</p>
<p class="parag">Autrement dit, et en guise de conclusion générale, le progrès technique, sur le long terme, est irrésistible – et il le devient de plus en plus à mesure qu'il se cumule. Mais inversement, plus on remonte vers le passé, et plus on considère des périodes ou des espaces spécifiques, plus les arbres peuvent donner l'impression de cacher la forêt, et les stagnations ou les reculs locaux dissimuler la tendance générale.</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com14tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-30746224394273650512024-02-10T08:51:00.006+01:002024-02-10T08:53:17.318+01:00« Généalogie de la violence » : un article du Monde<div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="967" data-original-width="835" width="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgefomlm-DqM_V9FIOGZVg6ZpYlBYcMiJTZgjDYNbThyZWWK7utG3ApamTqpGM23ag5yr74fxHEy8hiIpsVarTJPemECPvrsbUY7TBaeu7MWLcQCOlRJJe1OVu4sJqapTw7bbchDX2cjrXKMVPTrrEiC9cnCUiCdFY3iiluvp4EVQa0xUhbzsejIj6HkU4/s320/Faucon.jpg" /></div>
<p class="parag">Sous la plume de Youness Boussena, et parue dans <i>Le Monde</i> de ce jour, une belle synthèse sur la question de la violence entre humains, avec des éclairages éthologiques, archéologiques et anthropologiques. À lire !</p>
<p>➥ <a href="https://drive.google.com/file/d/1qi50XacVRLsFwrOnxxZuwxuvf8_iuUaL/view?usp=sharing" target="_blank">« L’être humain, faucon ou colombe ? Généalogie de la violence »</a>, Youness Boussena, <i>Le Monde</i>, 9 février 2024.</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com18tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-57036586095615367532024-02-05T12:09:00.022+01:002024-02-05T12:26:13.501+01:00« Le dieu des sociétés joue-t-il aux dés ? » : l'enregistrement <div class="separator" style="margin-left: auto;"><img alt="" border="0" data-original-height="720" data-original-width="1280" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhrIiW_uZ8GDKDlL8hmhR7EKmjzFQTzN7dow4Gk2V0dCHdz9yB0Ki7XX5cv6pbMwrhbAWioLNxNWSCT1YS4-e5PNcuEvZQXRZzg_RfLQG20oN7qbyzXZ3EOSF9hQwQ7u7J8-Bgvg9Kue6oZnXzIIeAgvbjfDzPasigjBbz6SoAJZKRNwyMjAmNc4yt0ex8/s320/Dieu.jpg" width="680" /></div>
<div class="interval2"></div>
<p class="parag">Il y a quelques jours, j'avais le plaisir d'être l'invité d'une <a href="https://www.prehistoire.org/offres/gestion/actus_515_45628-632/assemblee-generale-2024-et-table-ronde-entre-determinisme-et-choix-de-societe-eclairages-pre-et-protohistoriques.html" target="_blank">journée d'études de la Société Préhistorique Française</a> consacrée à ce que l'on peut appeler la philosophie de l'Histoire (ou les conceptions de l'évolution sociale), en particulier autour du livre de David Graeber et David Wengrow, <i>Au commencement était</i>.</p>
<p class="parag">J'ai donc discuté de manière critique, à la fois de ce qui me semble constituer une vision idéaliste de l'histoire (les « choix » qu'effectueraient les sociétés) et d'un accent indû placé sur la contingence dans la marche générale des événements. Mon intervention, qui a duré environ 30 mn, était appuyée sur une présentation powerpoint que l'on peut <a href="https://cdarmangeat.ghes.univ-paris-diderot.fr/DieuJoueAuxDes.pdf" target="_blank">télécharger ici</a>. Elle a été suivie d'un débat, dont le premier intervenant a été David Wengrow lui-même.</p>
<p class="parag">Comme il est d'usage, cette présentation prendra d'ici quelques mois la forme d'un texte écrit. Mais en attendant, on peut d'ores et déjà en écouter l'enregistrement.</p>
<div style="text-align: center;">
<figure>
<audio controls src="https://media.hal.science/hal-04428745/file/darmangeat.mp3"></audio>
</figure>
</div>Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com14tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-52534723525814342852024-02-01T09:31:00.010+01:002024-02-01T09:33:37.046+01:00Mon compte-rendu de « Sur les sociétés précapitalistes » (M. Godelier)<div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em; text-align: center;"><img border="0" data-original-height="660" data-original-width="410" width="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjxQiwQnq7MFJhk4YqsZDEmhShTnP5Pv5cxV8XqRwhUfrdm7dtvFlcw4kMoKiBJUW6fUEOyffQes0DMV2brfVW0yfuvswTdnBr6GjD6FC8_DKj1DgLdjWCYgg0UzGgcFnSxE3YE_ot7MGr3ig2ZkkxfKMfMMvlpGJDwD7o8cui3SXqjJT5e4drTTjxo0tc/s320/COUV-Godelierbd-410x660.jpg" width="199" /></div>
<p class="parag">Paru dans <a href="https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2023-4-page-146.htm" target="_blank">la dernière livraison de la revue <i>La Pensée</i></a>, un compte-rendu de ma main à propos de la réédition d'un ouvrage très recommandable :</p>
<blockquote>
<p class="parag">Il convient de saluer cette réédition augmentée d’un ouvrage devenu longtemps presque introuvable. Paru initialement en 1971 dans le cadre des travaux du CERM – une équipe de recherche rassemblant des chercheurs se situant dans la mouvance du Parti communiste français –, ce recueil constitue un des principaux points de référence pour qui s’intéresse à une lecture marxiste des données rassemblées par l’anthropologie sociale.</p>
<p class="parag">Pour commencer, la majeure partie du volume est constituée de divers écrits de K. Marx et F. Engels : plusieurs textes courts et parfois relativement méconnus (lettres, articles de journaux, notes de recherche) accompagnent des extraits plus ou moins larges de livres, comme <i>L’Idéologie allemande</i>, <i>Le Capital</i> ou <i>L’anti-Dühring</i>. L’élément le plus copieux est fourni par un chapitre des <i>Manuscrits de 1857-1858</i>, dits <i>Grundrisse</i>, intitulé « Formes antérieures à la production capitaliste ». Bien qu’il soit d’un accès assez difficile et rédigé à partir de données encore très parcellaires (c’est seulement dans la décennie suivante que l’anthropologie sociale naîtra réellement en tant que discipline scientifique), ce texte jette un éclairage précieux sur les préoccupations et la méthode de raisonnement des fondateurs du matérialisme dialectique.</p>
<p class="parag">Outre cette importante compilation, l’autre grand intérêt du volume tient à la longue introduction – en fait, par son ampleur, l’équivalent d’un petit livre – de la main de Maurice Godelier. Rédigée dans une période qui suivait la « déstalinisation », cette partie est marquée par la volonté affichée de sortir la pensée de Marx du dogmatisme dans lequel on avait voulu l’enfermer durant des décennies.</p>
<p class="parag">Pour commencer, Godelier procède à un commentaire fouillé des différents écrits de Marx et Engels et de l’évolution de leur pensée. Il détaille évidemment le contexte, rappelant à quelles occasions ils avaient été amenés à s’intéresser à une question ou à revenir avec des yeux neufs sur un problème déjà abordé. Surtout, il souligne à quel point les fondateurs du matérialisme dialectique se comportaient en intellectuels en quête perpétuelle de la vérité, n’hésitant pas, à mesure des progrès des connaissances ou de leur réflexion, à forger de nouveaux concepts, mais aussi à remanier d’anciennes catégories, voire à les jeter aux orties si nécessaire. En particulier, bien loin de ce qui deviendra sous la plume de Staline la schématique « théorie des cinq stades », selon laquelle les sociétés humaines auraient uniformément traversé une même succession d’étapes, on découvre – ou l’on redécouvre – une analyse faite d’un foisonnement d’hypothèses, en particulier de « modes de production », parfois un temps envisagés, puis plus tard abandonnés.</p>
<p class="parag">Parmi les modes de production proposés par Marx, celui dit « asiatique » retient plus spécifiquement l’attention de Godelier. Marx avait forgé ce concept (voisin de celui de « despotisme oriental ») à partir de l’idée, courante à l’époque, selon laquelle la propriété privée du sol était virtuellement absente de certaines régions d’Asie. La structure de classe opposait ainsi des communautés paysannes jouissant collectivement du sol à un État qui les surplombait, prélevant sur elles un revenu qui tenait à la fois de l’impôt et de la rente foncière. Le « mode de production asiatique » avait connu un sort singulier : plusieurs fois évoqué par Marx, il fut de fait expulsé de la doctrine marxiste officielle par les autorités soviétiques autour de 1930. Il est permis de penser que cette condamnation devait beaucoup moins aux problèmes bien réels que soulève ce concept pour caractériser certaines sociétés précapitalistes qu’à sa dérangeante proximité avec la structure sociale issue de la dégénérescence de la révolution d’Octobre. Quoi qu’il en soit, lorsque, quelques décennies plus tard, la chape de plomb du stalinisme fut peu à peu soulevée, la réhabilitation et la discussion du mode de production asiatique devinrent, au sein de l’anthropologie marxiste, l’un des principaux emblèmes de la lutte contre la sclérose.</p>
<p class="parag">Le texte de Maurice Godelier ne se limite cependant pas à un commentaire critique de l’évolution de la pensée de Marx ; dans une seconde partie, il propose une lecture marxiste actualisée de la marche aux sociétés de classe. Si précieuse soit-elle, cette esquisse laisse évidemment bien des zones d’ombre et l’on peut aujourd’hui, à la lecture d’Alain Testart, mesurer tout le chemin parcouru – et celui, bien plus long, qui reste à explorer. Ce texte possède le grand mérite d’offrir au lecteur une synthèse matérialiste qui n’hésite pas à pointer du doigt les « parties mortes » des écrits des pères fondateurs.</p>
<p class="parag">Pour terminer, il faut ajouter quelques mots à propos de la préface rédigée par le même auteur à l’occasion de la nouvelle édition. En une vingtaine de pages, celle-ci tente d’établir un pont entre quelques thèmes fondamentaux de l’anthropologie sociale – notamment, la place occupée par l’État ou la parenté dans les structures sociales – et les perspectives politiques d’un début de XXIe siècle marqué par le recul général des régimes relevant du « mode de production socialiste ». Sur ce dernier point, le lecteur attaché aux raisonnements marxistes pourra éprouver une certaine perplexité devant des lignes qui semblent avoir renoncé à toute ambition d’un renversement du capitalisme. Au passage, et sur un plan purement factuel, on s’étonne de voir la fondation du Parti communiste chinois datée de 1929 (p. 8), une erreur qui invisibilise une décennie marquée par « l’envol du communisme » et le sanglant écrasement d’une révolution ouvrière et paysanne trahie par sa direction politique.</p>
<p class="parag">Quoi qu’il en soit, ces quelques réserves n’enlèvent rien à la qualité de ce recueil. Celui-ci mérite une place de choix dans la bibliothèque de tout lecteur intéressé par les questions que l’évolution des sociétés anciennes a posées – et qu’elle pose encore – à la théorie marxiste.</p>
</blockquote>Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-61794181523361686482024-01-25T10:39:00.021+01:002024-02-03T12:11:56.688+01:00Contre la méthode. Une critique de Au commencement était... par Ian Morris<p class="disclaimer">Dans la perspective de la <a href="https://www.prehistoire.org/offres/gestion/actus_515_45628-632/assemblee-generale-2024-et-table-ronde-entre-determinisme-et-choix-de-societe-eclairages-pre-et-protohistoriques.html" target="_blank">très prochaine journée d'étude de la Société Préhistorique Française</a> au sujet de l'évolution (pré)historique, en particulier à partir du dernier livre de David Graeber et David Wengrow, voici une nouvelle traduction de compte-rendu. Celui-ci, qui me semble particulièrement pertinent sur bien des points essentiels, est l'œuvre de Ian Morris, historien et préhistorien officiant à l'Université de Stanford – et voici le lien vers <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1086/720603" target="_blank">la version originale</a>, parue dans l'<i>American Journal of Archaeology</i>, 126(3).</p>
<div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="1202" data-original-width="800" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjCqkfDFwNoSAnejcCYC9vcAQ00JM6lcxzqhSESNNvahKErGRCDftlheCDq_Sl4DyL2R4asF9z1A7U5WDYQesmGmO33adLfmiJcqYIvpoCronkhfBHkNI4sgH1ODdAsACinWJ1Z7Sv2Jb5sgWSa8h8M2GppjtHChSioTM2N-mZZoiC-C5fJSkfXWb8trE4/s320/Morris.jpg" width="320" /></div>
<p class="parag">« Hélas, un classique », disait l'archéologue helléniste James Whitley en commentant le livre de mon collègue Michael Shanks, <i>Classical Archaeology of Greece</i> - un ouvrage qui, selon Whitley, « mérite à la fois (...) l'admiration et l'exaspération » [<a href="#note1">1</a>]. L'ouvrage de David Graeber et David Wengrow, <i>Au commencement était. Une nouvelle histoire de l'humanité</i>, est, hélas, un plus grand classique encore.</p>
<span><a name='more'></a></span>
<p class="parag">Les raisons de l'admirer sont évidentes. Pour les archéologues, <i>Au commencement était</i> a été le plus grand événement éditorial de la décennie. Il a attiré l'attention de la télévision et de la radio, a été disséqué dans des podcasts, a fait l'objet de critiques dans les principaux journaux et magazines et est rapidement devenu un best-seller. À tous ces égards et bien plus encore, il s'agit du livre le plus important sur l'histoire ancienne depuis <i>Sapiens</i> de Yuval Noah Harari ou même <i>De l'inégalité parmi les sociétés</i> de Jared Diamond [<a href="#note2">2</a>]. Pourtant, il est très différent de ces deux ouvrages. Là où Harari et Diamond proposaient des récits évolutionnistes de l'histoire [<a href="#note3">3</a>], Graeber et Wengrow sont explicitement anti-évolutionnistes. <i>Au commencement était</i> mérite d'être admiré dans la mesure où il constitue la réfutation la plus complète et la plus détaillée de l'évolutionnisme publiée au cours de ce siècle – et il suscite l'exaspération pour la même raison.</p>
<p class="parag"><i>Au commencement était</i> est un ouvrage original et ambitieux, qui fait de lointain passé un élément de réflexion sur la condition humaine au sens large. Parce que ses arguments embrassent de nombreux millénaires et l'ensemble de la surface du globe, il s'agit d'un travail de synthèse ; L'originalité de Graeber et Wengrow ne consiste pas à débusquer de nouveaux faits, mais à combiner des faits anciens de manière à créer un tableau novateur. Les auteurs présentent également leur thèse avec verve, en parsemant le récit d'images vivantes et de formules bien tournées. Ils rendent le monde ancien passionnant. Cela fait trente ans que je critique des livres pour l'AJA (<i>American Journal of Archaeology</i>), mais c'est le premier dont je peux honnêtement dire qu'il a été agréable à lire. Plus remarquable encore, il combine cette manière vivante de raconter la préhistoire à un appareil scientifique considérable, érudit et remarquablement à jour. <i>Au commencement était</i> représente en fait deux livres en un seul : les 526 pages du texte principal [de l'édition anglaise, CD], qui sont susceptibles d'ébranler les hypothèses de presque tout le monde sur la préhistoire, et les 165 dernières pages, qui donnent aux spécialistes au moins une partie de ce dont ils ont besoin pour s'opposer à ce texte principal.</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow nous disent que depuis le XVIIIe siècle, presque tout le monde s'est trompé sur les débuts de l'histoire (p. 637). À l'époque, suggèrent-ils, certains intellectuels occidentaux ont réagi aux critiques des Amérindiens à propos de la hiérarchie et de la violence européennes en inventant une histoire qui racontait comment l'humanité avait évolué à travers une série d'étapes, depuis les chasseurs-cueilleurs préhistoriques jusqu'aux commerçants modernes (c'est-à-dire les Européens de l'Ouest eux-mêmes), en passant par les éleveurs et les agriculteurs de l'Antiquité. Dans cette vision de l'histoire, les gens ont commencé avec beaucoup de liberté mais peu de prospérité et ont fini avec beaucoup de prospérité mais peu de liberté. Pour de nombreux auteurs, c'était une bonne chose ; pour d'autres, Jean-Jacques Rousseau étant le plus connu, c'en était une mauvaise. Bien que les archéologues du XXIe siècle soient beaucoup mieux informés que les « historiens philosophes » de l'Europe du XVIIIe siècle, Graeber et Wengrow affirment qu'ils continuent à penser de la même manière (p. 45-104), à savoir que « le mieux que nous puissions espérer est de moduler la taille de la botte qui va vous piétiner pour l'éternité » (p. 21).</p>
<p class="parag">Mais « Et si, demandent les auteurs, au lieu de raconter comment notre espèce aurait chuté du haut d’un prétendu paradis égalitaire, nous nous demandions plutôt comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d’un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer » ? (p. 22). Selon eux, cela conduit à remplacer le récit évolutionniste par « un autre récit, plus optimiste, plus captivant », qui montre que « nous aurions pu développer des conceptions totalement différentes du vivre ensemble ; que l’asservissement de masse, les génocides, les camps de prisonniers, le patriarcat ou même le salariat <i>auraient pu</i> ne jamais voir le jour. (...) il y a aussi une autre manière de voir les choses : les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui même sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent. » (p. 660, souligné dans l'original). Selon Graeber et Wengrow, nous devrions rejeter les théories actuelles qui envisagent un déclin depuis les chasseurs-cueilleurs égalitaires jusqu'au capitalisme mondial moderne, en passant par les anciennes cités-Etats et les empires inégalitaires, car ces histoires :</p>
<ol>
<li>ne sont tout simplement pas vraies</li>
<li>ont des implications politiques désastreuses</li>
<li>rendent le passé inutilement ennuyeux (p. 16).</li>
</ol>
<p class="parag">Mon propre sentiment d'exaspération à l'égard de <i>Au commencement était</i> a commencé à cet endroit, trois pages à peine après le début du texte. Personnellement, je pense que les récits évolutionnistes rendent souvent le passé extrêmement intéressant ; et en quarante ans de fréquentation des évolutionnistes, j'ai constaté qu'ils sont rarement d'accord sur les implications politiques de leur travail, et encore moins sur leur caractère désastreux. Mais plutôt que de m'aventurer sur ces sentiers battus, je me concentrerai dans cette analyse sur l'affirmation initiale de Graeber et Wengrow, à savoir que les récits évolutionnistes ne sont pas vrais.</p>
<p class="parag">À mes yeux, il y a trois manières principales d'évaluer cela. Premièrement, il y a les faits eux-mêmes. Les auteurs les ont-ils bien compris ? La question n'est donc pas de savoir si chaque donnée contenue dans <i>Au commencement était</i> est parfaitement exacte. Aucun livre n'a jamais rempli cette condition. Il s'agit plutôt de savoir si Graeber et Wengrow commettent tellement d'erreurs que leur thèse centrale s'en trouve invalidée. Des spécialistes en trouveront sans doute qui m'ont échappées, mais il me semble que les auteurs passent cette épreuve test haut la main [<a href="#note4">4</a>]. Ce livre procède d'une recherche sérieuse.</p>
<p class="parag">Le deuxième critère est la sélection des faits. Compte tenu de l'étendue de nos connaissances sur l'histoire ancienne et des énormes lacunes qui subsistent, les auteurs de synthèses globales peuvent facilement sélectionner des détails et les arranger de manière à raconter presque n'importe quelle histoire imaginable. Graeber et Wengrow – comme la plupart d'entre nous – passent parfois du stade d'hypothèses provisoires à celui de certitudes [<a href="#note5">5</a>]. Cela dit, je me suis rarement retrouvé à demander « Et X ? » en ayant l'impression que les auteurs avaient simplement ignoré des preuves gênantes [<a href="#note6">6</a>]. L'intérêt de <i>Au commencement était</i>, expliquent-ils, est d'apporter <i>davantage</i> d'éléments, en demandant « que se passe-t-il quand on met l'accent non pas sur les cinq mille années au cours desquelles la domestication des céréales a donné naissance aux aristocraties ultra-protégées (...), mais plutôt sur les cinq mille années où cela <i>n'a pas</i> été le cas ? ». (p. 658).</p>
<p class="parag">Mes désaccords les plus sérieux avec Graeber et Wengrow concernent un troisième critère : la logique. Ils ne m'ont pas du tout convaincu que les faits étaient incompatibles avec les récits évolutionnistes ou plus cohérents avec leur propre alternative. Parmi les nombreux points évoqués par les auteurs, je n'en retiendrai qu'une demi-douzaine, dont chacun semble important pour la thèse de Graeber et Wengrow, mais dont aucun, à mon avis, n'emporte l'adhésion au bout du compte.</p>
<h3>La saisonnalité</h3>
<p class="parag">Les modèles évolutifs expliquent généralement comment des groupes égalitaires de chasseurs-cueilleurs se sont transformés en sociétés agricoles hiérarchisées, puis en États stratifiés. Cependant, Graeber et Wengrow notent que les anthropologues ont régulièrement trouvé des sociétés ayant effectué des allers-retours sur ce spectre, parfois sur un rythme très rapide. Les groupes amérindiens du XIXe siècle vivant dans les grandes Plaines en sont un exemple célèbre. Les Crow, les Cheyennes et d'autres groupes passaient la majeure partie de l'année dans de minuscules bandes de collecteurs, farouchement égalitaires, sans aucun chef, mais pendant plusieurs semaines chaque automne, ils se rassemblaient pour abattre les grands troupeaux de bisons lors de leurs migrations. Ils nommaient des chefs et leur fournissaient ce que l'anthropologue Robert Lowie a appelé « une force de police", qui « donnait des ordres et maîtrisait les désobéissants ». Dans la plupart des tribus, poursuit Lowie, ils ne se contentaient pas de confisquer le gibier obtenu clandestinement, mais fouettaient le contrevenant, détruisaient ses biens et, en cas de résistance, le tuaient » [<a href="#note7">7</a>].</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow qualifient ces chefs de « rois de carnaval », leur pouvoir étant en grande partie une question de « mise en scène », et suggèrent que « leur réalité était discontinue. Ils apparaissaient, puis s'évanouissaient » (p. 155, 544-545). Reconnaître cela, disent-ils, disqualifie l'évolutionnisme car « était-ce à dire que les Cheyennes
et les Lakotas du XIXe siècle bondissaient chaque année, autour du mois de novembre, du stade 'clanique' au stade 'étatique', avant de régresser de nouveau dès l’arrivée du printemps ? Évidemment, personne n’aurait osé avancer sérieusement une idée aussi stupide. Il est néanmoins intéressant de l’énoncer, car elle révèle l’ineptie encore plus profonde de l’hypothèse initiale (selon laquelle une société ne peut progresser qu’en franchissant, dans le bon ordre, une série d’étapes évolutionnistes). » (p. 147).</p>
<p class="parag">Pourtant, les évolutionnistes n'ont eu aucun mal à intégrer ces sociétés flexibles dans leurs typologies. Prenons, par exemple, l'ouvrage très lu d'Allen Johnson et Timothy Earle, <i>L'évolution des sociétés humainesw</i>, qui utilise les Shoshones du Grand Bassin d'il y a un siècle comme l'une de ses principales études de cas. Comme les Cheyennes, les Shoshones passaient la majeure partie de l'année en groupes familiaux non hiérarchisés, mais certains d'entre eux accordaient périodiquement à des « chefs de lapin » et à des « chamans de l'antilope » des pouvoirs étendus pour coordonner la chasse et le piégeage à grande échelle [<a href="#note8">8</a>]. La plupart du temps, l'aridité du Grand Bassin faisait de l'organisation familiale le moyen le plus efficace de chasser et de cueillir, mais lorsque l'occasion se présentait de chasser le lapin, les Shoshones désignaient des responsables et faisaient ce qu'il fallait pour que le travail soit effectué. Les Shoshones ne devenaient pas pour autant les sujets d'un État stratifié. Les chefs et les chamans n'avaient aucun pouvoir coercitif au-delà de la volonté des gens de les suivre pour maximiser le massacre, qu'il s'agisse de débroussailler et de tendre des centaines de mètres de filets ou de punir les resquilleurs dont l'indiscipline menaçait l'effort commun. Dès que les lièvres ou les bisons cessaient de courir, les Shoshones et les Cheyennes, qui n'avaient plus besoin d'organisations multifamiliales et ne disposaient plus d'une nourriture suffisamment abondante pour les soutenir, se dispersaient en petits groupes, jusqu'à la prochaine saison de chasse.</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow ont raison de dire que les préhistoriens ont négligé la saisonnalité, mais ils ont tort de dire que la saisonnalité est incompatible avec l'évolutionnisme.</p>
<h3>Les tombes du Paléolithique supérieur</h3>
<p class="parag">Graeber et Wengrow soutiennent également que la saisonnalité est à l'origine des découvertes spectaculaires du Paléolithique supérieur européen. Les préhistoriens suggèrent souvent que les magnifiques peintures rupestres d'Altamira, de Chauvet et de dizaines d'autres sites ont été produites lorsque de grands groupes se réunissaient pour des chasses au renne saisonnières [<a href="#note9">9</a>]. Mais Graeber et Wengrow vont plus loin, étendant l'argument pour expliquer un second phénomène : une série de sépultures célèbres et riches datant d'environ 32 000 à 13 000 ans avant notre ère – ce qui, selon eux, est incompatible avec les récits des évolutionnistes.</p>
<p class="parag">C'est le deuxième point sur lequel je pense que la logique des auteurs est erronée. De la Russie au Pays de Galles, les excavateurs ont trouvé de riches objets funéraires, comprenant parfois des milliers de perles en ivoire de mammouth et ce qui ressemble étrangement à des sceptres et autres insignes de fonction [<a href="#note10">10</a>]. Ces découvertes semblent montrer que nous ne pouvons pas simplement supposer que tous les chasseurs-cueilleurs de l'âge glaciaire vivaient comme les !Kung San contemporains dans le désert du Kalahari ; mais ce qui les rend encore plus intéressantes, c'est que les squelettes dans les tombes présentaient un nombre extraordinaire de pathologies. « On peine à croire, commentent très raisonnablement Graeber et Wengrow, que l’Europe du Paléolithique ait produit une aristocratie stratifiée exclusivement composée de bossus, de géants et de nains. » (p. 136). Ici aussi, ils voient des « rois de carnaval », établissant une analogie avec les Nuer précoloniaux du Sud-Soudan, qui voyaient parfois comme « touchées par la grâce divine » des personnes « qui, dans notre société, seraient probablement classés sur un spectre allant de très excentriques ou réfractaires aux normes (quelles qu’elles soient) à 'neuroatypiques' ou malades mentaux. ». Dans les moments de crise, expliquent-ils, « on découvrait (...) chez une personne qui sans cela serait restée toute sa vie l’idiot du village, des trésors de qualités : une incroyable prescience, un remarquable talent de persuasion, la faculté d’inspirer de nouveaux mouvements sociaux chez les jeunes, de fédérer les anciens en les exhortant à mettre de côté leurs divergences pour défendre des buts communs, voire de revisiter intégralement la vision de la société nuer. » (p. 130).</p>
<p class="parag">Pour les auteurs (p. 137), les riches sépultures témoignent d'un esprit ludique et d'une volonté de passer de l'égalité à la hiérarchie que l'évolutionnisme ne peut pas prendre en compte. Pourtant, ici aussi, leur logique est erronée. Dans de nombreux essais publiés depuis les années 1990, Brian Hayden a identifié certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs comme étant « transégalitaires », dépourvues de structures de classes rigides mais possédant néanmoins « une propriété privée, des surplus, des objets de prestige et des différences socio-économiques significatives » [<a href="#note11">11</a>]. Les anthropologues savent depuis longtemps que les chasseurs-cueilleurs assez chanceux pour trouver des concentrations denses de ressources prévisibles et fiables dans des environnements par ailleurs hostiles ont tendance à devenir moins mobiles, s'installant pour monopoliser cet oasis d'abondance [<a href="#note12">12</a>]. Les riches sépultures de l'âge glaciaire proviennent pour la plupart de sites qui étaient idéalement situés pour tendre des embuscades aux mammouths ou aux rennes dans les plaines européennes glacées et par aileurs inhospitalières. Hayden suggère que la nécessité d'une organisation hiérarchisée – comme dans les chasses des Cheyennes et des Shoshones - a transformé ces sites en niches dans lesquelles les sociétés de chasseurs-cueilleurs transégalitaires ont pu évoluer. Dans les sociétés modernes de chasseurs-cueilleurs, ces chefs « accumulateurs » (comme les appelle Hayden) prétendent souvent avoir été touchés par les dieux. Il est possible que les squelettes paléolithiques frappés de pathologies aient appartenu à des idiots de village s'en sortaient avantageusement ; ou peut-être les squelettes de jeunes hommes musclés, qui conservaient d'horribles blessures ou des armes en pierre incrustées dans leurs os, découverts à Sungir, Dolní Vestonice et Arene Candide, sont-ils ceux d'accumulateurs plus ordinaires, qui avaient enrôlé des bossus, des géants et des nains sujets à des visions au servicve de leur cause. Peut-être le pouvoir de ces hommes était-il aussi éphémère que celui d'un chef de la chasse au lapin, et peut-être certaines sociétés de l'âge glaciaire ne ressemblaient-elles à rien de ce qui est documenté dans les archives ethnographiques [<a href="#note13">13</a>]. Chacune de ces possibilités nous oblige à reconnaître que l'évolution culturelle peut opérer de multiples façons, mais aucune ne nous oblige à rejeter ses prémisses centrales.</p>
<h3>L'agriculture</h3>
<p class="parag">Depuis les années 2000, les archéologues et les paléobotanistes se sont éloignés de trois anciennes théories sur les origines de l'agriculture : premièrement, la croissance de la population après la fin de la période glaciaire (vers 9650 avant notre ère) a entraîné des expérimentations d'horticulture et d'élevage qui ont conduit à la domestication de plantes et d'animaux au Proche-Orient ; deuxièmement, la domestication s'est produite dans quelques régions centrales du Proche-Orient et s'est ensuite propagée régulièrement vers l'extérieur ; et troisièmement, l'agriculture a inexorablement entraîné des processus de sédentarisation, d'augmentation du nombre de bras et d'accroissement de l'inégalité. Au contraire, la plupart des experts suggèrent aujourd'hui que la relation entre la population et la domestication a été complexe et diverse, que les expériences de culture des plantes se sont déroulées en de multiples lieux, en particulier dans les zones humides, que les plantes domestiquées se sont imposées extrêmement lentement, qu'il a fallu 3000 ans (vers 9500-6500 avant J.-C.) pour qu'elles passent de moins de 20 % des assemblages à plus de 80 % ; que la tendance à la domestication des ressources s'est régulièrement inversée ; que la domestication n'était pas la cause de la sédentarité, mais plutôt sa conséquence ; que la sédentarité et les expériences de culture des plantes ont commencé dès 21 000 avant notre ère, au moment le plus froid de la dernière période glaciaire ; et qu'il y a peu de signes d'inégalité institutionnalisée au Proche-Orient avant environ 5500 avant notre ère [<a href="#note14">14</a>].</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow en concluent que « nos ancêtres ont tâté de l'agriculture ; ils sont devenus, si l'on veut, des agriculteurs dilettantes, jonglant avec les modes de productionde la même façon qu'ils effectuaient des allers et retours entre les différentes formes d'organisation sociale selon les péériodes de l'année ». Plutôt que d'enfermer les agriculteurs dans une inégalité croissante, ils affirment que « l'agriculture a engagé l'humanité – ou une fraction de l'humanité – sur une trajectoire qui l'éloignait de la domination violente » (p. 316).</p>
<p class="parag">Une fois de plus, mon désaccord avec les auteurs ne porte pas sur les faits, qui semblent de plus en plus clairs, mais sur ce que les faits signifient pour l'évolutionnisme. Graeber et Wengrow ont raison de dire que la façon dont certains évolutionnistes ont décrit la révolution agricole semble aujourd'hui dépassée ; mais c'est généralement parce qu'ils ont écrits avant que les nouvelles preuves ne soient disponibles, et non parce que les nouvelles preuves sont incompatibles avec l'évolutionnisme. Au cours des vingt dernières années, les évolutionnistes ont adopté des cadres plus sophistiqués (tels que la théorie de la construction de niches) pour tenir compte des nouvelles découvertes, et le superbe ouvrage de Stephen Shennan, <i>First Farmers of Europe</i>, fournit un compte rendu évolutionniste complet et convaincant des origines et de l'expansion de l'agriculture [<a href="#note15">15</a>]. Il ne faudrait pas beaucoup de travail pour réécrire les sections pertinentes de <i>De l'inégalité parmi les sociétés</i> de Diamond afin de les rendre cohérentes avec les découvertes des deux dernières décennies.</p>
<h3>Des monuments sans l'agriculture</h3>
<p class="parag">Les archéologues avaient l'habitude de dire que les agriculteurs construisaient des monuments en mobilisant d'énormes quantités de main-d'œuvre, contrairement aux chasseurs-cueilleurs. Nous savons aujourd'hui que cette affirmation est exagérée. L'exception la plus célèbre est Göbekli Tepe, un extraordinaire ensemble de chambres creusées avec des piliers de pierre massifs et sculptés, près de la frontière turco-syrienne. La construction a commencé vers 9500 avant notre ère, au moment même où les expériences de domestication débutaient non loin au sud, mais tout porte à croire que les bâtisseurs étaient des chasseurs et des cueilleurs [<a href="#note16">16</a>]. Stonehenge, le plus fameux des monuments préhistoriques, a été construit entre 3000 et 2600 avant notre ère par des pasteurs plutôt que par des agriculteurs [<a href="#note17">17</a>], mais dès 8000 avant notre ère, des chasseurs-cueilleurs avaient érigé une série de poteaux monumentaux (peut-être des mâts totémiques) sur le site. À Locqmariaquer, en Bretagne, des pêcheurs ont traîné une stèle en pierre de 20 mètres de haut et de 350 tonnes sur 5 kilomètres vers 4500 avant notre ère, puis l'ont dressée au-dessus d'une tombe collective. Sur la côte péruvienne, d'autres pêcheurs ont commencé à construire des tumulus à Aspero, Caral et Sechin Bajo avant 3700 avant notre ère. En Louisiane, des chasseurs-cueilleurs ont érigé des tertres géants à Watson Brake vers 3400 avant notre ère et des tertres encore plus grands, en utilisant une unité de mesure standardisée, à Poverty Point vers 1600 avant notre ère [<a href="#note18">18</a>].</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow concluent, à juste titre, que les sociétés qui ont construit ces monuments « semblent aussi éloignées des petites 'bandes' nomades et égalitaires que l'on puisse imaginer » ; mais ils affirment ensuite, à tort, que les évolutionnistes les ont largement ignorées. « Les universitaires et les chercheurs professionnels, annoncent-ils, doivent en fait faire un effort considérable pour rester aussi ignorants » (p. 140, 147). Ce n'est pas le cas. Le récit de Hayden sur les élites transégalitaires monopolisant des ressources riches et stables dans des oasis d'abondance s'adapte parfaitement aux monuments de chasseurs-cueilleurs et de pêcheurs, et les archéologues évolutionnistes Kent Flannery et Joyce Marcus prennent le cas péruvien comme exemple parfait dans leur livre <i>The Creation of Inequality</i> [<a href="#note19">19</a>]. Cela dit, si nous connaissons maintenant des monuments de chasseurs-cueilleurs et de pêcheurs dans de nombreuses régions du monde, ils restent extrêmement rares par rapport à ceux des premiers agriculteurs. L'Angleterre mésolithique a produit une rangée de mâts-totems à Stonehenge, mais l'Angleterre du début du Néolithique était remplie de dizaines de milliers de longs tumulus et d'enceintes à fossés interrompus [<a href="#note20">20</a>]. Les agriculteurs n'étaient pas les seuls à pouvoir organiser suffisamment de main-d'œuvre pour déplacer de grandes quantités de terre et de pierre, mais les évolutionnistes ont raison de dire que l'échelle à laquelle les agriculteurs opéraient était de plusieurs ordres de grandeur supérieure à celle des chasseurs-cueilleurs.</p>
<h3>Des villes sans inégalités</h3>
<p class="parag">Tous les êtres vivants, de l'amibe à l'éléphant, augmentent leur population lorsque les conditions sont favorables. Cependant, lorsque les singes ou d'autres animaux se multiplient, ils continuent à vivre en troupes de taille à peu près identique. Il n'existe pas de villes simiesques. Nous, les humains, sommes uniques dans notre capacité à augmenter la taille de nos établissements permanents. Pour autant que nous le sachions, il n'y avait pas de communautés sédentaires fonctionnant toute l'année et comptant ne serait-ce que 1000 habitants avant Çatalhöyük, vers 7000 avant notre ère ; aucune ne comptait plus de 10 000 habitants avant Uruk, Suse, Tell Hamoukar et Tell Brak au Proche-Orient et Majdanetske, Taljanki, Dobrovodi et Nebelivka en Ukraine, toutes à peu près vers 3500 avant notre ère ; aucune ne dépassait 100 000 avant Ninive, vers 700 avant notre ère ; aucun ne dépassait un million avant Rome, vers 50 avant notre ère ; et aucune ne dépassait 10 millions avant New York, Londres et d'autres super-villes du début du XXe siècle [<a href="#note21">21</a>]. Bien que nous ayons continué à évoluer biologiquement depuis 7 000 ans avant notre ère, nous sommes toujours plus ou moins les mêmes animaux qu'à l'époque. Les anthropologues évolutionnistes ont toujours conclu que, pendant la majeure partie de l'histoire, c'est la hiérarchie qui a rendu tout cela possible [<a href="#note22">22</a>].</p>
<p class="parag">Pourtant, comme le notent Graeber et Wengrow (276-327), le lien entre échelle et hiérarchie semble moins évident aujourd'hui qu'en 1950, lorsque V. Gordon Childe a publié son célèbre essai intitulé <i>La révolution urbaine</i> [<a href="#note23">23</a>]. Des fouilles ont permis de découvrir des palais et des tombes royales ou aristocratiques dans la plupart des premières villes [<a href="#note24">24</a>], mais pas dans toutes. Les signes d'une inégalité massive et institutionnalisée sont difficiles à trouver, non seulement à Çatalhöyük, mais aussi dans les mégasites ukrainiens, à Uruk en Sumerique, dans les villes de la vallée de l'Indus (occupées entre 2500 et 1900 avant notre ère), à Teotihuacan (autour de 300 après notre ère) et dans les colonies ouest-africaines du premier millénaire avant et après notre ère, telles que Dakhlet el Atrous et Jenné-jen – sans parler de la plupart des cités-états grecques archaïques et classiques [<a href="#note25">25</a>].</p>
<p class="parag">Les spécialistes contestent le caractère égalitaire de certaines de ces villes, mais l'observation de Graeber et Wengrow selon laquelle « la vie citadine à elle seule n’implique pas et n’a jamais impliqué une quelconque forme particulière d’organisation politique. » (p. 353) semble raisonnable. Cependant, les conclusions qu'ils en tirent le sont moins. Ces exemples, suggèrent-ils, s'ajoutent à « la fréquence surprenante » avec laquelle « des implantations humaines ordonnées pouvaient connaître des extensions spectaculaires sans entraîner une concentration de richesses ou de pouvoir entre les mains d’une élite dirigeante. » (p. 411). Ces occurrences, ajoutent-ils, « sont suffisamment solides pour renverser le récit conventionnel, et surtout pour nous ouvrir les yeux sur des possibilités que nous aurions sinon probablement écartées. » (p. 360). La vérité est que nous ne savons pas pourquoi quelques systèmes urbains (dont ceux des Grecs) ont parfaitement réussi à se passer de palais ou de cimetières d'élite ; mais nous savons qu'il ne s'agissait que de quelques systèmes et que la grande majorité des villes antiques possédaient des dirigeants riches et puissants. Pour être convaincante, une théorie générale doit expliquer à la fois la tendance générale à la hiérarchie et les exceptions égalitaires occasionnelles, plutôt que de se contenter de déclarer qu'une partie du modèle l'emporte sur l'autre. Heureusement, les sociologues, les historiens et les archéologues fournissent déjà de tels cadres [<a href="#note26">26</a>].</p>
<h3>Effondrement et résilience</h3>
<p class="parag">L'évolution est, par définition, non dirigée. Personne n'est aux commandes ; il n'y a pas de <i>telos</i>. Dans certaines circonstances, les pressions sélectives signifient qu'une plus grande échelle et une plus grande complexité augmenteront l'aptitude d'un organisme ; dans d'autres, la simplification augmentera ses chances de transmettre ses gènes ou ses mèmes. En principe, les évolutionnistes socioculturels devraient donc être tout aussi intéressés par la réduction de l'échelle des sociétés que par leur augmentation. En pratique, cependant, l'archéologue Joseph Tainter a eu raison de dire en 1988 que « le développement de la complexité politique a davantage attiré l'attention des chercheurs que l'effondrement, son antithèse » [<a href="#note27">27</a>].</p>
<p class="parag">Depuis lors, les évolutionnistes ont fait de l'effondrement leur cheval de bataille, Jared Diamond ayant écrit un best-seller sur le sujet ; mais les anti-évolutionnistes ont riposté, Patricia McAnany et Norman Yoffee allant jusqu'à suggérer que « l'effondrement – au sens de la fin d'un ordre social et de ses habitants - est un événement rare » [<a href="#note28">28</a>]. Tainter a défini l'effondrement comme un déclin de la hiérarchie, de la spécialisation, de la centralisation, de l'investissement dans la culture de l'élite, de la circulation de l'information, de l'intégration économique et de l'unité territoriale, ce qui l'a amené à conclure qu' « il n'est pas étonnant que l'effondrement soit redouté par tant de gens aujourd'hui ». Même parmi ceux qui dénoncent les excès de la civilisation industrielle, la fin possible de cette société doit certainement être considérée comme une catastrophe" [<a href="#note29">29</a>]. McAnany et Yoffee ne sont pas d'accord et répondent que si « vivre certains types de changement est difficile, douloureux, voire catastrophique, [...] la résilience est un terme plus précis [que l'effondrement] pour décrire la réponse humaine à des problèmes extrêmes » [<a href="#note30">30</a>].</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow partagent cette impatience à l'égard du terme d' « effondrement ». Ils encadrent fermement le mot de guillemets (p. 480), ajoutant avec gravité qu' « avec le recul, il est aisé de voir combien ces découpages chronologiques
reflètent le positionnement politique de leurs auteurs. » (p. 483). En guise d'alternative aux récits évolutionnistes de l'effondrement, ils proposent un traitement approfondi des cultures nord-américaines Hopewell et Mississippi (p. 578-597). Entre 1350 et 1400 de notre ère, le grand centre de Cahokia, qui comptait 15 000 personnes trois siècles plus tôt, s'est transformé en « une étendue sauvage et hantée, ponctuée de pyramides envahies par la végétation et de quartiers d’habitation à moitié effondrés dans les marais, parfois traversée par des chasseurs, mais vide de tout peuplement humain permanent » (p. 594). Selon eux, cette situation est due au fait que « les habitants commencèrent par fuir » pour aller vivre plus librement ailleurs. Les auteurs expliquent que les populations « ont tout bonnement choisi de tourner les talons » pour échapper aux dirigeants violents, dans « un rejet conscient de tout ce qu'avait représenté cette cité » (p. 593, 595). « Depuis la chute de Cahokia », concluent-ils, « la tendance dominante était au rejet des chefs suprêmes de tout acabit et à l'adoption de structures institutionnelles mûrement réfléchies pour éviter qu'ils ne réapparaissent » (p. 623).</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow racontent bien cette histoire, mais je soupçonne que les spécialistes de l'Antiquité qui liront ce récit sur Cahokia ne manqueront pas de se souvenir de la Méditerranée orientale après 1200 avant notre ère et de l'Europe occidentale après l'an 400 de ère – où, malgré certaines similitudes fascinantes avec Cahokia, les seigneurs sont revenus au cours des quelques siècles qui ont suivi. Tout comme la Grèce post-mycénienne et la Bretagne post-romaine, l'Amérique du Nord post-mississippienne a vu des chefs gouverner des entités réduites (Etowah, Moundville, Coosa) et tenter de faire revivre quelque chose de la grandeur perdue. Dans les trois cas, de nouvelles populations se sont installées dans la région, mais contrairement à ce qui s'est passé avec l'arrivée des Doriens ou des Anglo-Saxons, le raz-de-marée de colonialisme européen et de pathogènes qui ont englouti l'Amérique du Nord a coupé court à toute possibilité de régénération d'un État autochtone. Graeber et Wengrow rejettent les arguments contrefactuels comme étant « un exercice vain » (p. 571), mais je ne peux me défaire du soupçon que, livrés à eux-mêmes, les Nord-Américains auraient régénéré leurs sociétés complexes au 19e ou au 20e siècle de notre ère, tout comme les peuples du monde entier l'ont fait régulièrement après des effondrements [<a href="#note31">31</a>]. Graeber et Wengrow insistent sur le fait que « l'histoire de l'Amérique du Nord ne se contente pas de jeter le chaos dans les schémas évolutionnistes conventionnels. Elle démontre aussi de manière éclatante que la construction étatique n'est pas un piège dont il ne serait plus possible de sortir une fois qu'on y est tombé » (p. 610). Mais cela va à l'encontre de la logique comparative.</p>
<p class="parag">Dans ces six exemples, l'analyse de Graeber et Wengrow est originale et stimulante, et s'ils s'étaient contentés d'attirer l'attention sur l'incapacité des évolutionnistes à s'attaquer pleinement à ces cas, leur livre aurait constitué une contribution précieuse à la littérature académique. Il ne serait cependant pas devenu un classique. Ce qui élève <i>Au commencement était</i> au rang d'événement éditorial, c'est l'alternative idéaliste et volontariste de Graeber et Wengrow à l'évolutionnisme matérialiste et déterministe. Ils insistent sur le fait que l'histoire n'a pas été un long déclin depuis un état de grâce égalitaire rousseauiste vers une dictature orwellienne, parce que les gens ont toujours possédé « trois libertés primordiales » : « la liberté de partir, la liberté de désobéir et la liberté de créer ou transformer ses relations sociales » (p. 542). Nous avons toujours été des acteurs politiques conscients, et nous serons toujours capables de bouger, de désobéir et de transformer nos relations si nous le voulons. D'où leur conclusion, que j'ai déjà mentionnée, selon laquelle la véritable question n'est pas de savoir « comment notre espèce aurait chuté du haut d'un prétendu paradis égalitaire », mais « comment nous nous sommes retrouvés prisonniers d'un carcan conceptuel si étroit que nous ne parvenons plus à concevoir la possibilité même de nous réinventer » (p. 22).</p>
<p class="parag">La réponse, concluent les auteurs, est que des méchants de toutes sortes ont réussi à s'emparer de ce qu'ils appellent « les trois bases possibles du pouvoir social », définies comme « contrôle de la violence, contrôle de l'information, charisme individuel » (p. 462) [<a href="#note32">32</a>]. Une grande partie du livre est consacrée à retracer comment, dans différentes parties du monde, des parvenus ont mis la main sur une, deux, voire les trois bases, produisant un 21e siècle dans lequel quelque chose « a déraillé » (p. 104). Heureusement, disent Graeber et Wengrow, une compréhension correcte de l'histoire nous permettra de « redécouvrir les libertés qui nous font intrinsèquement humains » (p. 22) – et la vérité que « les possibilités qui s'ouvrent à l'action humaine aujourd'hui même sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent » (p. 660).</p>
<p class="parag">C'est pour ces sentiments que l'on se souviendra de <i>Au commencement était</i>, mais à moins que Graeber et Wengrow n'aient raison de dire que les théories alternatives des évolutionnistes sont tout bonnement fausses, ils restent de simples slogans. Mon grand problème avec <i>Au commencement était</i> est qu'il m'est difficile de dire si le livre aboutit ou non à réfuter l'évolutionnisme, car les auteurs n'essaient jamais réellement de faire cette démonstration. Ils nous disent que l'évolutionnisme est ennuyeux, dangereux et erroné, et fournissent des détails fascinants sur de nombreux cas qui semblent entrer difficilement dans les cadres évolutionnistes ; mais à aucun moment ils ne précisent comment il devient possible de dire que ces détails auraient franchi le seuil à partir duquel tout lecteur raisonnable devrait convenir que les principes de l'évolutionnisme ont été réfutés. C'est parce que Graeber et Wengrow n'ont pas de méthode.</p>
<p class="parag">Le livre du philosophe anarchiste Paul Feyerabend intitulé <i>Contre la méthode</i> (lui aussi un classique, hélas) est surtout célèbre pour son commentaire désinvolte selon lequel « tout est permis », mais son argument plus large pourrait fournir – et peut-être l'a-t-il fait – un modèle à <i>Au commencement était</i>. La science normale, affirme Feyerabend, « suppose que la 'science' réussit et qu'elle réussit parce qu'elle utilise des procédures uniformes" - mais cela "n'est pas vrai parce que de telles procédures n'existent pas ». « Dans ces conditions, demande Feyerabend, que devons-nous faire de l'exigence méthodologique selon laquelle une théorie doit être jugée par l'expérience et doit être rejetée si elle contredit des énoncés de base acceptés ? Réponse : "Cette exigence, ces théories, sont maintenant toutes considérées comme tout à fait inutiles.... La bonne méthode ne doit pas contenir de règles qui nous fassent choisir entre les théories sur la base de la falsification » [<a href="#note33">33</a>].</p>
<p class="parag">Conformément à ces préceptes, Graeber et Wengrow n'ont jamais défini de méthode pour juger de l'adéquation avec les faits des théories évolutionnistes, ou de leur propre théorie alternative, et ils ont encore moins fait l'effort d'isoler des propositions testables. L'un des grands problèmes des sciences sociales est que les théories se développent régulièrement d'une manière qui rend leur mise à l'épreuve empirique difficile [<a href="#note34">34</a>] ; mais, quels que soient leurs autres défauts, les évolutionnistes socioculturels ont évité cette faute. Si les évolutionnistes ont raison, les sociétés agricoles devraient généralement être plus inégales sur le plan politique et économique que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, et les empires agraires devraient généralement être encore plus inégaux. Les unités résidentielles devraient être plus grands dans les sociétés agricoles que dans les sociétés de chasse-cueillette, et dans les sociétés impériales que dans les sociétés étatiques. Les grandes villes devraient être plus organisées et hiérarchisées que les petites. Les régions où l'agriculture est apparue en premier devraient également être celles où les gouvernements permanents et les villes sont apparus en premier. Et ainsi de suite.</p>
<p class="parag">Comment pourrions-nous savoir si les cas explorés par Graeber et Wengrow sont suffisants pour réfuter les affirmations des évolutionnistes ? Poser explicitement la question aurait été un bon point de départ, mieux suivi par la recherche de moyens afin de mesurer des variables aussi cruciales que l'inégalité politique et économique, l'échelle, l'énergie extraite par les différents modes de subsistance et la fréquence avec laquelle les gens ont remis en question le <i>statu quo</i>. Il serait également utile de préciser le seuil à partir duquel l'hypothèse de base de l'évolution serait réfutée. Une seule exception suffit-elle ? Deux ou trois suffisent-elles ? Ou bien les auteurs doivent-ils montrer qu'une majorité de cas ne respecte pas les règles ?</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow ne posent jamais ces questions et s'efforcent même d'éviter toute forme de mesure. J'ai trouvé particulièrement exaspérante l'absence presque totale de statistiques dans un livre qui traite en fin de compte de l'inégalité (imaginez <i>le Capital au XXIe siècle</i> de Thomas Piketty sans chiffres) [<a href="#note35">35</a>]. La seule discussion approfondie de <i>Au commencement était</i> sur la quantification se situe en fait dans sa toute première note de bas de page (p. 20), consacrée à mon propre livre <i>Foragers, Farmers, and Fossil Fuels</i> (2015). J'y propose quelques estimations de l'inégalité économique à travers le temps, exprimées en coefficients de Gini, la mesure la plus courante dans les sciences sociales - une erreur, selon Graeber et Wengrow, car « quand on réduit l'histoire du monde à des coefficients de Gini, il en découle nécessairement des âneries » (p. 20).</p>
<p class="parag">Mon empressement à répondre sur ce point est peut-être dû à mon aigreur d'avoir été traité d'idiot [<a href="#note36">36</a>], bien que je préfère me dire que la véritable raison de mon exaspération est que leur seule discussion sur les méthodes quantitatives est rien moins que désinvolte. Après avoir fait connaître leur désapprobation des coefficients de Gini, Graeber et Wengrow confondent immédiatement la question avec la critique de l'effort que j'entreprends par ailleurs pour mesurer les revenus réels moyens (exprimés en dollars internationaux de 1990, là encore l'unité la plus courante dans les sciences sociales). Ils demandent : « D'où vient ce chiffre ? » – ce qui est toujours une bonne question, bien que je dise à trois reprises dans mon livre que je me suis inspiré des calculs de l'économiste du développement Angus Maddison [<a href="#note37">37</a>]. Graeber et Wengrow nous rappellent ensuite qu'il conviendrait d' « intégrer au calcul tout ce (...) dont les cueilleurs de ce temps-là jouissaient gratuitement », bien que ce soit exactement ce que Maddison a essayé de faire. Ces autres choses, disent Graeber et Wengrow, comprennent « la sécurité [bien que certaines, voire de nombreuses, sociétés paléolithiques semblent avoir connu des taux de mort violente d'un ordre de grandeur plus élevé que les sociétés du XXIe siècle] [<a href="#note38">38</a>], la résolution des conflits [nous n'avons aucune idée de la manière dont ils résolvaient les conflits ou de ce que cela coûtait, mais les taux de mort violente suggèrent que cela n'a pas très bien fonctionné], l'enseignement primaire [au Paléolithique, tout le monde était analphabète], la prise en charge des aînés [la plupart des gens mouraient avant d'atteindre l'âge adulte, et la plupart des adultes mouraient avant leur cinquantième anniversaire], la médication [là encore, nous ne savons pas si elle était gratuite, mais elle n'a pas empêché ces chiffres de mortalité], sans oublier les spectacles, la musique, la transmission d'histoires orales, les offices religieux » (dont une grande partie est gratuite pour moi aussi). Même si nous accordons à Graeber et Wengrow les « cours haut de gamme qu'ils pouvaient suivre en peinture rupestre naturaliste ou en sculpture sur ivoire », ainsi que « de toutes ces fourrures animales », nous devons nous rappeler qu'à l'époque, comme aujourd'hui, il n'y avait pas de repas gratuit. Il fallait trouver et broyer des pigments, chasser les mammouths, les dépecer, découper et tanner leurs peaux, puis les coudre. Chez les Comanches du XIXe siècle, la préparation des peaux était « une succession sans fin de tâches pénibles », déléguées aux femmes et, dans la mesure du possible, aux esclaves [<a href="#note39">39</a>].</p>
<p class="parag">Je ne doute pas que Graeber et Wengrow jouaient les pince-sans-rire en écrivant cette note, mais je suis heureux d'être la cible de leur ironie, car cette note, leur principale déclaration sur les méthodes quantitatives, est franchement très légère. Les auteurs n'expliquent pas non plus pourquoi ils évitent d'autres méthodes bien établies, telles que l'outil standard de l'historien qu'est le récit continu. Il n'y a tout simplement pas de méthode ici. Mais la méthode a son importance, et d'autres archéologues, plus attachés à la rigueur méthodologique, avancent actuellement des visions (évolutionnistes) très différentes de l'inégalité primordiale. Le volume édité de Timothy Kohler et Michael Smith, <i>Ten Thousand Years of Inequality</i> (2018), qui calcule les coefficients de Gini pour de multiples sociétés anciennes, a peut-être été publié trop tard pour que Graeber et Wengrow puissent le prendre en compte, mais les grands modèles qui émergent semblent ne pas devoir grand-chose à la volonté des peuples préhistoriques d'imaginer des possibilités différentes. Comme l'affirment depuis longtemps les évolutionnistes, l'inégalité économique s'est accrue avec l'avènement de l'agriculture, et plus rapidement lorsque les densités de population ont atteint un point tel que les pénuries de terres ont pris le pas sur les pénuries de main-d'œuvre. Elle a également augmenté davantage dans l'Ancien Monde que dans le Nouveau, principalement parce que le Nouveau Monde ne disposait pas des grands animaux de trait nécessaires pour maximiser le rendement des humains travaillant des parcelles de terre de plus en plus petites mais de plus en plus précieuses [<a href="#note40">40</a>]. Les auteurs ont peut-être raison de dire que réduire l'histoire mondiale aux coefficients de Gini mène à des choses stupides, mais ne pas l'y réduire mène à des choses plus stupides encore.</p>
<p class="parag">Alors, comment résumer <i>Au commencement était</i> ? C'est, hélas, un classique. C'est un travail de recherche minutieux et d'une grande originalité. Il s'agit également d'un manifeste pour notre époque, qui fait appel à un passé lointain pour aborder des questions qui préoccupent profondément le public éduqué des pays riches dans les années 2020. Il s'agit probablement de l'événement éditorial le plus important dans le domaine de l'archéologie depuis des décennies, sa prose vive et engagée nous rappelant qu'il est amusant de poser les plus grandes questions de l'histoire et de tenter d'y répondre, et qu'il est merveilleux d'être archéologue. Mais en même temps, ses arguments relèvent davantage de la rhétorique que de la méthode. Il serait inspirant de penser que ce que nous n'aimons pas dans notre époque persiste uniquement parce que nous avons jusqu'à présent manqué d'imagination et de courage pour mettre en place quelque chose de meilleur à sa place. Il serait particulièrement réjouissant pour les anthropologues, les archéologues et les historiens de penser qu'en changeant la façon dont nos lecteurs perçoivent le passé lointain, nous pourrions changer ce que l'avenir nous réserve. Mais la réalité se rappelle constamment à nous. Nous faisons notre propre histoire, mais d'une manière que nous ne choisissons pas.</p>
<h2>Notes</h2>
<ol style="text-align: left;">
<span id="note1"><li>Shanks 1996; Whitley 1996, 712.</li></span>
<span id="note2"><li>Harari 2014; Diamond 1997.</li></span>
<span id="note3"><li>Ceux qui se réclament de l'évolutionnisme socioculturel ne sont pas du tout d'accord sur la signification réelle du terme « évolutionnisme ». Dans ce qui suit, je considère que les évolutionnistes sont des chercheurs qui voient une certaine continuité conceptuelle entre l'histoire humaine et l'évolution biologique, qui considèrent que l'évolution socioculturelle est régie par des mécanismes identifiables fonctionnant un peu comme la sélection naturelle, qui considèrent que ces mécanismes impliquent l'adaptation à l'environnement, qui croient que les mécanismes opèrent sur toutes les sociétés indépendamment du temps et de l'espace, et - généralement, mais pas toujours - qui reconnaissent les étapes de l'évolution sociale et culturelle, des bandes égalitaires de chasseurs-cueilleurs aux empires agricoles hiérarchisés et aux tribus pastorales, jusqu'aux États-nations modernes fondés sur les combustibles fossiles. La littérature est énorme ; je m'appuie en particulier sur Boyd et Richerson 2005 et Messoudi 2011, ainsi que sur le récit de Trigger (1998) concernant l'histoire intellectuelle du domaine.</li></span>
<span id="note4"><li>Je n'ai relevé que très peu d'erreurs factuelles. Leur affirmation selon laquelle « les premières grandes villes, celles qui comptaient le plus grand nombre d'habitants, ne sont pas apparues en Eurasie ... mais en Méso-Amérique" (285 ; cf. 329, où « Teotihuacan ... pourrait facilement être mise sur un pied d'égalité avec Rome à l'apogée de son pouvoir impérial") semble en être une, étant donné la taille énorme (discutée ci-dessous) de sites comme Uruk, Ninive et Rome ; il en va de même pour leur commentaire selon lequel, dans le nord de la Syrie, "la culture de céréales sauvages remonte au moins à 10 000 ans avant J.-C." (234). Ils citent les arguments de Willcox et al. (2008) concernant le seigle à Abu Hureyra, mais ceux-ci ont été sérieusement ébranlés par Colledge et Conolly (2010), et soutenus par Weide et al. (2021). Cependant, ces détails n'invalident guère l'argument de Graeber et Wengrow.</li></span>
<span id="note5"><li>C'est ainsi qu'une suggestion « spéculative" selon laquelle Uruk, à Sumer, disposait d'une "autonomie démocratique" vers 3300 avant notre ère (306) se transforme en une confiance totale dans le fait qu'Uruk a bénéficié de « siècles d'autonomie collective" (380).</li></span>
<span id="note6"><li>Un exemple : leur affirmation (p. 202) selon laquelle la vie des chasseurs-cueilleurs après l'âge glaciaire s'inscrivait « sans doute dans des environnements d'abondance, et non de rareté – sur le modèle des Calusas plutôt que sur celui des !Kung ». Graeber et Wengrow ont certainement raison de dire que, chaque fois qu'ils le pouvaient, les chasseurs-cueilleurs gravitaient autour de niches riches en ressources, et certains sites mésolithiques tout à fait spectaculaires ont été découverts dans des environnements maritimes et humides assez semblables à ceux des Calusa en Floride. Cependant, ils ne tiennent pas compte du fait que la plupart des sites mésolithiques ne se trouvent pas dans des endroits aussi riches, parce que les territoites de premier choix étaient rares ; et ce que nous trouvons sur les sites typiques n'est franchement pas très excitant (Conneller 2021, en Grande-Bretagne, en est un bon exemple).</li></span>
<span id="note7"><li>Lowie 1948, 18, cité par Graeber and Wengrow, p. 144-145.</li></span>
<span id="note8"><li>Johnson and Earle 1987, 31–38; d'après Steward 1938.</li></span>
<span id="note9"><li>Hayden 2020, 289–304, fournit une discussion récente avec des références.</li></span>
<span id="note10"><li>Pettitt 2011 has a detailed account.</li></span>
<span id="note11"><li>Hayden 2014, 643.</li></span>
<span id="note12"><li>Dyson-Hudson and Smith 1978.</li></span>
<span id="note13"><li>Wobst 1978.</li></span>
<span id="note14"><li>Asouti and Fuller 2013 a été particulièrement influent. Sur la population, voir Palmisano et al. 2021.</li></span>
<span id="note15"><li>B. Smith 2001; Zeder 2012; Shennan 2018, en particulir p. 1–54.</li></span>
<span id="note16"><li>Au moins certains de ces chasseurs-cueilleurs vivaient à Göbekli Tepe même (Clare 2020), mais une grande partie des constructions et des activités rituelles ont pu avoir lieu lors de rassemblements saisonniers de groupes répartis sur une plus grande zone.</li></span>
<span id="note17"><li>L'agriculture a pénétré les îles britanniques vers 4000 avant notre ère, mais le changement climatique et le déclin des populations semblent avoir entraîné une évolution vers l'élevage après 3500 avant notre ère (Bevan et al. 2017 ; Colledge et al. 2019).</li></span>
<span id="note18"><li>Graeber et Wengrow fournissent des références pour Göbekli Tepe, Watson Brake et Poverty Point. Pour Stonehenge : Parker Pearson 2011, 135-37 ; Locqmariaquer : Cunliffe 2001, 143-51 ; Aspero, Caral, et Sechin Bajo : Malpass 2016, 53-60.</li></span>
<span id="note19"><li>Hayden 1995; Flannery et Marcus 2012, 238–43.</li></span>
<span id="note20"><li>Cunliffe 2013, 149-68, offre une bonne vue d'ensemble.</li></span>
<span id="note21"><li>J'explique les calculs qui sous-tendent ces chiffres dans Morris 2013, 144-65, complété par McMahon 2020 sur le Proche-Orient du quatrième millénaire et Gaydarska 2020 sur l'Ukraine du quatrième millénaire.</li></span>
<span id="note22"><li>Fletcher 1995 reste l'analyse classique concernant les limites de la taille des établissements.</li></span>
<span id="note23"><li>Childe 1950, à lire avec M. Smith 2009.</li></span>
<span id="note24"><li>Flannery 1998 présente un bon résumé du modèle typique.</li></span>
<span id="note25"><li>Graeber et Wengrow fournissent des références ; pour l'Afrique de l'Ouest, Monroe 2018. Je propose quelques réflexions personnelles sur les cités grecques et la théorie de l'évolution dans Morris 1997.</li></span>
<span id="note26"><li>Par exemple Tilly 1992; Flannery and Marcus 2012, 448–74; Scheidel 2013, 30–32.</li></span>
<span id="note27"><li>Tainter 1988, 3.</li></span>
<span id="note28"><li>Diamond 2005; citation de McAnany and Yoffee 2010, 11. Yoffee 2019 amplifie ce sentiment.</li></span>
<span id="note29"><li>Tainter 1988, 4, 21.</li></span>
<span id="note30"><li>McAnany and Yoffee 2010, 11. Certains historiens de l'Antiquité ont évidemment rejeté l'effondrement bien avant les anthropologues, la réaction contre le modèle de déclin et de chute de Gibbon pour l'Empire romain tardif remontant à 50 ans (en particulier Brown 1971) et celle contre les visions catastrophiques de l'effondrement mycénien à 30 ans (Papadopoulos 1993). Le nom de Gibbon est manifestement absent de la littérature anti-évolutionniste, mais pas des écrits de Tainter.</li></span>
<span id="note31"><li>Schwartz and Nichols 2006.</li></span>
<span id="note32"><li>Certains lecteurs reconnaîtront ici une référence à la typologie des sources idéologiques, économiques, militaires et politiques du pouvoir social, que l'on doit au sociologue Michael Mann (Mann 1986). On pourrait dire que Graeber et Wengrow proposent le cadre de l'IEMP de Mann sans le E.</li></span>
<span id="note33"><li>Feyerabend 2010 (première publication en 1975), 12, xx, 44, 45, respectivement. Souligné dans l'original.</li></span>
<span id="note34"><li>Gellner 1985 présente un excellent exposé de ce problème, en se concentrant sur la psychanalyse.</li></span>
<span id="note35"><li>Piketty 2014.</li></span>
<span id="note36"><li>Bien que, selon les critères de Graeber et Wengrow, il ne s'agisse que d'un coup d'épée dans l'eau. Dans leur rejet des travaux des évolutionnistes Jared Diamond, Francis Fukuyama et Steven Pinker, les auteurs nous disent qu' « à un moment donné, il faut reprendre les jouets aux enfants » (529 n.12). Même les anthropologues qu'ils approuvent, comme Pierre Clastres et Claude Lévi-Strauss, sont rabroués pour leurs faiblesses (113, 238-39).</li></span>
<span id="note37"><li>Morris 2015, 56–57, 99, 114–15; d'après Maddison 2010.</li></span>
<span id="note38"><li>Allen and Jones 2014.</li></span>
<span id="note39"><li>Gwynne 2010, 198. Dans l'Europe néolithique, la préparation des peaux était apparemment un travail féminin. (Masclans et al. 2021).</li></span>
<span id="note40"><li>Kohler et al. 2017; Kohler and Smith 2018; Bogaard et al. 2019; Fochesato et al. 2019.</li></span>
</ol>
<h2>Références</h2><ul style="text-align: left;"><li>
Allen, M., and T. Jones, eds. 2014.
<i>Violence and Warfare Among Hunter-Gatherers</i>. WalnutCreek: Left Coast Press. </li><li>Asouti, E., and D. Fuller. 2013. “A Contextual Approach to the Emergence of Agriculture inSouthwest Asia.”
<i>CurrAnth
</i>54:299–345. </li><li>Bevan, A., S. Colledge, D. Fuller, R. Fyfe, S. Shennan, and C. Stevens. 2017. “Holocene Fluctuations in Human Population Demonstrate Repeated Links to Food Production and Climate.”
<i>Proceedings of the National Academy of Sciences
</i>114:10524–31. </li><li>Bogaard, A., M. Fochesato, and S. Bowles. 2019. “The Farming-Inequality Nexus: New Insights from Ancient Western Asia.”
<i>Antiquity
</i>93:1129–43. </li><li>Boyd, R., and P. Richerson. 2005.
<i>Not by Genes Alone: How Culture Transformed Human Evolution</i>. Chicago: University of Chicago Press. </li><li>Brown, P. 1971.
<i>The World of Late Antiquity: AD 150–750</i>. Library of World Civilization. London: Thames & Hudson. </li><li>Childe, V. G. 1950. “The Urban Revolution.”
<i>Town Planning Review
</i>21:3–17. </li><li>Clare, L. 2020. “Göbekli Tepe, Turkey.”
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<p class="parag">Mardi 23 et mercredi 24 avril prochains, se tiendra à l'Université Jean-Jaurès de Toulouse (Maison de la Recherche, amphithéâtre F417) un colloque intitulé « <a href="https://www.univ-tlse2.fr/accueil/recherche/colloques/le-corps-de-mon-ennemi-conflits-armes-dans-les-societes-sans-richesse" target="_blank">Le corps de mon ennemi</a> ». Cette rencontre rassemblera des chercheurs de diverses disciplines (anthropologie, préhistoire, primatologie, sociologie...) afin de tenter de mieux cerner les phénomènes de conflits collectifs – qui ne se résument pas à la guerre – en particulier dans les sociétés dépourvues d'Etats et de richesses.</p>
<p class="parag">Le colloque, dont la présentation complète et le programme détaillé se trouvent sur <a href="https://cdarmangeat.wixsite.com/le-corps-de-mon-enne/" target="_blank">un site internet dédié</a>, fera l'objet d'une publication dans le cadre des <a href="https://www.prehistoire.org/515_p_46802/seances-de-la-spf-supplements-au-bspf.html" target="_blank">Séances de la Société Préhistorique Française</a>. Les présentations et les débats seront normalement filmés et mis en ligne (en différé).</p>
<p class="parag">Les débats sont ouverts au public moyennant le paiement d'une participation (plein tarif : 15 €, exonération pour les étudiants). <b>Il faut en revanche impérativement s'inscrire</b> via <a href="https://colloques-cprs.univ-tlse2.fr/spip.php?rubrique174&var_hasard=78324704965a534a6bb92e" target="_blank">ce formulaire en ligne</a>.</p>
<p class="parag">Les autres organisateurs et moi-même sommes impatients de participer à cet événement. Au plaisir de vous y retrouver !</p>Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-8926107525311197622024-01-10T10:38:00.009+01:002024-01-10T10:43:51.107+01:00Archéologie de la guerre : aux origines de la violence<div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="315" data-original-width="560" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEifqh-i8yjtPKNvC8S8bmX6eoGOv_vbt2LMuxI_mDezRhGLdXk8m2_YdOiqa5LSg4flgrjNKSZq3kEPSqjwPmz7_xYAM3URyHtxeKYPA4kRCLw3j_R6JBCtXxpadlb5-xnLgCtqi2mK66S0Sw4jb_LnUlhbtVknXGgVD0jxvITDFgmOsYw4pgXh5pZZaqs/s320/violence.jpg" width="320" /></div>
<p class="parag">Un très bon épisode de l'émission <i>La science, CQFD</i>, hier sur France Culture, avec Bruno Boulestin et Philippe Lefranc, pour parler de la guerre dans les sociétés sans État – y compris chez les chasseurs-cueilleurs (je ne reviens pas sur les arguments qui, à mon avis, contredisent l'idée défendue par ce dernier collègue, selon laquelle le taux d'homicides chez les chasseurs-cueilleurs mobiles serait très faible et que la guerre apparaîtrait seulement avec la sédentarité).</p>
<p class="parag">➥ <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-science-cqfd/archeologie-de-la-guerre-aux-origines-de-la-violence-7095968" target="_blank">Le lien vers l'émission</a></p>
<div class="separator brute" style="clear: both;"><a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-science-cqfd/archeologie-de-la-guerre-aux-origines-de-la-violence-7095968"><img border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjD0bz4mcnP_MSSSmlJfDLGv6B-UvNh3t2CqD8-Tb4Edv93UTZ0szZkolsZ9XgS2hrUpVBtDMsgz6l8lAk6CY_6nV-s_lLnzRo6KjVabar5Vrpx33r8HwrT-JleeW4DXvXcVPUTAPnK2h4ajVutnW3umWbyywUZo-WuT2sLDqbnDoXK3ovfdQCm5bzIVBo/s16000/barre.jpg" /></a></div>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com7tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-19468147248221172112024-01-07T16:56:00.008+01:002024-01-07T16:59:45.699+01:00Un cadeau de Nouvel An<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em; text-align: center;"><img border="0" data-original-height="1179" data-original-width="800" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhWF_pn8NvPrHcEvzGXfHe0fvvtVgutdj0yt6KYaqCkcBb1YTVtBGUCJtt1eCPBjJSEEjhqxATbFv1SadyKCf2wG_0g1WcKSXQuM3gn3wUqrNUolOmDyHOCevnBIq91fzcIbHgXp56zGFw4WOs01amuuru1qfHWC1c84kp-VJvXRjxcZsWMFx8z-Q8esaQ/s320/stele.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">Pour la nouvelle année, un internaute (qu'il en soit remercié !) a eu la bonne idée de mettre en ligne deux semi-inédits d'Alain Testart sur l'archive d'Anna – un site où l'on trouve bien des livres (y compris certains qui, si les droits des éditeurs et des auteurs étaient respectés, ne devraient pas y figurer).</p>
<p class="parag">Quoi qu'il en soit, du vivant d'Alain Testart, ces manuscrits étaient disponibles sur son site, et ils en ont été retirés après son décès. Sous les titres respectifs de « <b>L'État, le droit, la guerre</b> » et de « <b>Démocraties et despotismes</b> », ils constituaient les tomes 3 et 4 des <i>Principes de sociologie générale</i>, que l'auteur considérait comme son œuvre maîtresse – et qui resta inaboutie. Le premier tome, qui traite des rapports sociaux fondamentaux, avait été <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/sciences-politiques-et-sociologie/principes-de-sociologie-generale/" target="_blank">publié il y a quelques mois chez CNRS éditions</a>. Il est certes question que les deux tomes concernés ici, qui explorent pour leur part les questions liées au politique et à l'Etat, soient eux aussi publiés, ce qui serait naturellement une excellente nouvelle. Mais en attendant, tous ceux qui voudront découvrir, ou redécouvrir, les analyses de Testart sur ces questions auront donc de nouveau accès au texte original.</p>
<p class="parag">Et comme toujours avec cet auteur, si discutables que puissent être certains développements, la clarté de la pensée, la puissance de l'analyse et l'érudition anthropologique et historique sur lesquelles elles s'appuient, rendent ces lectures extrêmement stimulantes – pour ne pas dire indispensables.</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-7453743803632097292023-12-27T15:43:00.028+01:002023-12-28T08:31:39.779+01:00Le paradoxe territorial<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="1144" data-original-width="800" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjqo9MxY5RVMBkKxI09wh1EvKro6ESaHdBINZYLMAR2snfYDuHXDytA0E9IUJDWrg9wTZW6oYfmp5-K4MwDWrUpOf-zK4v33l8nHhQLkDQbYNcfGDe9WCNOWZI37jXuNVcOv5OpRB5FCzm0JsFZidooRZFabCzC9sU_yzz6sXRaj3wI53eEWbWr7FFNRB4/s320/Guerrier%20Shinz%201845.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">Pour terminer l'année en beauté – ou plutôt, pour attaquer 2024 sur les chapeaux de roues –, je livre aux lecteurs de ce blog une question qui me tarabuste un peu, et dont la solution aiderait, je crois, à lever un certain nombre de quiproquos à propos des origines de la guerre. Pour faire simple, on trouve globalement deux versions. Dans la première, l'espèce humaine, comme une bonne partie des espèces animales, est territoriale ; elle lutte donc pour conserver ou pour acquérir cette ressource, et s'agissant d'une espèce particulièrement sociale, elle mène cette lutte d'une manière collective. Selon cette version, la guerre, en particulier, celle menée pour l'appropriation des territoires, serait donc aussi vieille que l'humanité elle-même. L'autre discours défend au contraire l'idée que la guerre, en tout cas au sujet des territoires, semble inconnue dans les formes sociales les plus anciennes, et ne fait son apparition qu'avec l'agriculture ou la sédentarité.</p>
<h3>1. Le cas de l'Australie aborigène</h3>
<p class="parag">A l'appui de la seconde thèse, on peut citer de nombreux faits tirés de l'ethnologie. Lors de mon travail sur l'Australie précoloniale, j'ai pu relever à quel point le nombre de conflits pour lesquels cette cause était alléguée était faible. Plus encore, les anthropologues ont été unanimes pour affirmer que les Aborigènes avaient édifié un système de croyances qui les dissuadaient de s'emparer d'un territoire étranger. Dans mon livre, je rapportais ce passage de L. Warner :</p>
<a name='more'></a>
<blockquote>Aucune terre ne peut être prise à un clan par un acte de guerre. Un clan ne possède pas sa terre de par la force des armes, mais de par une tradition immémoriale et une partie intégrante de la culture […]. Jamais un groupe victorieux n’annexerait le territoire d’un autre, même si sa
population masculine était entièrement détruite et les épouses et les enfants des morts pris par les vainqueurs. (Warner 1969 [1939] : 18-19).</blockquote>
<p class="parag">Cette opinion n'est pas isolée, et de telles observations abondent. W. Stanner écrivait ainsi :</p>
<blockquote>Les Noirs ne se battent pas pour la terre. Il n'y a pas de guerres ou d'invasions pour s'emparer d'un territoire... (1979 [1953]: 40)</blockquote>
<p class="parag">Même écho du côté d'A. Radcliffe-Brown :</p>
<blockquote>La pérennité de la horde est assurée par celle de la possession du territoire, qui reste inchangée, sans possibilité de division ou d'accroissement, car les aborigènes australiens n'ont aucune notion de la possibilité de conquérir un territoire par la force armée... (1952 [1935]: 34) </blockquote>
<p class="parag">Quant à B. Spencer, il insistait sur les déterminants religieux de cette attitude :</p>
<blockquote>Depuis des temps immémoriaux – c'est-à-dire aussi loin que remontent les traditions aborigènes – les frontières des tribus ont été fixées là où elles passent aujourd'hui... Il n'y a jamais eu apparemment la moindre tentative de la part d'une tribu d'empiéter sur le territoire d'une autre. De temps à autre, il peut y avoir des querelles et des combats intertribaux, mais il n'y a jamais eu d'acquisition de nouveaux territoires. Cette idée, qu'elle apparaisse souhaitable ou non, n'effleure jamais l'esprit des indigènes d'Australie centrale. Cela est très probablement lié à la croyance fondamentale que ses ancêtres <i>alcheringa</i> [du temps du rêve] occupaient exactement la même région que lui aujourd'hui. Les composantes spirituelles de ces ancêtres sont toujours là, et il éprouve le sentiment diffus non seulement que le territoire lui revient indubitablement par droit d'héritage, mais qu'il ne serait utile à personne d'autre, et que le territoire d'un autre peuple ne lui conviendrait pas non plus. Les esprits ne quitteraient pas définitivement leur ancienne demeure, et là où ils sont, ils doivent rester. (1904 : 13-14)</blockquote>
<p class="parag">Le même auteur répétait par ailleurs :</p>
<blockquote>Il semble ne jamais y avoir de tentative d'annexer de nouvelles terres ou d'empièter sur celles d'autres tribus ou groupes. Cela est dû à la croyance très ferme des indigènes qu'ils sont les descendants directs ou les réincarnations d'ancêtres anciens, qui étaient particulièrement associés à certains lieux locaux où leurs éléments spirituels demeuraient lorsqu'ils mouraient et que leurs corps s'enfonçaient dans la terre. (1912-1 : 198)</blockquote>
<p class="parag">On trouve un constat et une explication similaires chez D. Davidson :</p>
<blockquote>Il n'y a pas de chef de tribu ni même de conseil tribal, de sorte que chaque horde conserve une totale autonomie politique. Il n'existe pas non plus d'alliances défensives ou offensives entre les différentes hordes. Si les Australiens avaient un sens politique, cette situation offrirait manifestement des opportunités illimitées aux individus ambitieux intéressés par la conquête militaire et le gain territorial. Cependant, (...) toute la philosophie des aborigènes milite contre de telles possibilités. Pour des raisons religieuses, chaque individu, du moins dans une grande partie du continent, se sent attaché à la terre où il est né, d'où son esprit a émané à un certain endroit sacré et où il retournera au moment de sa mort. Pour les indigènes imprégnés de cette philosophie, les terres situées dans d'autres localités, où il y aurait un nombre normal d'êtres humains dont les âmes sont associées aux demeures sacrées des esprits locaux, seraient tout à fait inutiles à ceux qui n'ont pas de liens spirituels avec elles. À cet égard, il est important de noter qu'il y a rarement eu d'exode massif d'aborigènes des terres appropriées par les Blancs. (1938 : 664-665)</blockquote>
<p class="parag">Bien sûr, tout cela n'a jamais empêché les populations australiennes de migrer, d'en chasser d'autres et finalement, de s'installer sur leurs terres. Mais, et c'est le point central de la discussion, les éléments qui précèdent incitent fortement à penser que ces mouvements étaient le résultat involontaire de conflits qui avaient d'autres motifs.</p>
<h3>2. Et ailleurs...</h3>
<p class="parag">Il n'y a aucune raison de penser que les Aborigènes ont pu consistuer une exception. Bien des observations menées chez d'autres peuples (dont certains cultivateurs) donnent une impression similaire. Je ne peux évidemment pas faire un tour du monde sur ce point : il faudrait avoir constitué une base de données bien plus complète que celle dont je dispose. Mais plusieurs cas montrent sans ambiguité que l'attitude australienne était peu ou prou partagée par bien des peuples.</p>
<p class="parag">Ainsi que je le relevais dans un précédent travail, les Inuits de l'Alaska – des chasseurs-cueilleurs pourtant stockeurs et largement sédentaires –, se battaient pour d'autres raisons que la conquête territoriale. C'est ce qu'écrit Burch à propos des Iñupiat :</p>
<blockquote>Les causes ultimes de la guerre peuvent avoir été la pression extérieure, l'économie, l'acquisition de terres et l’inimitié ethnique ou une combinaison de ces facteurs, mais au début du XIXe siècle, la plupart des manifestations d’hostilité internationale [entre « nations » iñupiat] étaient probablement de purs actes de vengeance. (2005 : 66)</blockquote>
<p class="parag">C'est aussi ce qu'écrit A. Fienup-Riordan à propos des Yup'ik :</p>
<blockquote>L’organisation d’une expédition de guerre n’avait pas pour objectif d’acquérir du butin, d’étendre un territoire ou de défendre des frontières, mais d’exterminer l’ennemi. (1994 : 329)</blockquote>
<p class="parag">Les célèbres Jivaros de l'Equateur, eux aussi, se caractérisent par des croyances très dissuasives quant à la conquête territoriale :</p>
<blockquote>Bien que les guerres des Indiens Jivaro ne soient par nature rien d'autre que des guerres de vengeance, elles ne visent jamais à des conquêtes territoriales. Les Jivaros, au contraire, craignent et détestent le pays de leurs ennemis, où des dangers surnaturels secrets peuvent les menacer même après qu'ils ont conquis leurs ennemis naturels. Les chamanes de la tribu hostile peuvent avoir laissé leurs flèches de sorcellerie partout, sur la route, dans la forêt, dans les maisons, de sorte que les envahisseurs peuvent en être frappés au moment où ils s'y attendent le moins. On abandonne donc le territoire de l'ennemi dès que possible. Par ailleurs, les Jivaros, qui habitent d'interminables forêts vierges où ils peuvent s'installer presque partout, n'ont pas besoin de conquérir le territoire d'autres tribus." (Karsten 1923 : 16)</blockquote>
<p class="parag">Terminons ce bref tour d'horizon par les Jalé des hautes terres de Nouvelle-Guinée, dont on lit que :</p>
<blockquote>Aucune de leurs guerres n'a pour objectif des gains territoriaux ou l'appropriation des ressources (Koch 1970 : 42)</blockquote>
<p class="parag">Précisons que si ce cas de figure semble fréquent, il n'est pas universel, au moins chez les cultivateurs. En Nouvelle-Guinée, par exemple, bien des ethnographies menées chez d'autres peuples identifient la terre comme un objet de conflits, y compris dans des sociétés où la richesse est peu développée, comme chez les Baruya.</p>
<h3>3. Le paradoxe</h3>
<p class="parag">Sans que je puisse le démontrer, j'ai le net sentiment que lorsque la documentation est disponible, elle exprime peu ou prou la même chose chez tous les chasseurs-cueilleurs mobiles et chez une bonne partie des petits cultivateurs : il n'y a pas de guerres à des fins de conquête territoriale. Pourtant, et c'est ce qui fonde le paradoxe annoncé dans le titre de ce billet, la documentation ethnologique est unanime sur le fait que ces sociétés, comme toutes les autres sociétés humaines, sont territorialisées, et qu'elles défendent ce territoire contre les intrusions. Les témoignages abondent, y compris pour les cas citées plus haut, sur le fait que tout individu s'étant aventuré sans autorisation préalable sur le domaine d'un groupe étranger était au mieux suspect, au pire considéré directement comme une cible. Cette attitude, semble-t-il universelle, apporte donc de l'eau au moulin de la première thèse que j'évoquais au début de ce billet, celle qui énonce que de tout temps, on s'est battu au sujet des ressources en général, et des territoires en particulier.</p>
<p class="parag">Voilà donc une situation singulière : des territoires que l'on défend vigoureusement, mais que l'on n'attaque pas ; sur lesquels on braconne à l'occasion, mais dont on ne cherche pas à s'emparer collectivement. Comment rendre compte de cet état de fait ? Je vois une ou deux pistes se dessiner, mais avant de les explorer plus avant, je glisserai une remarque en guise de fin provisoire : ce que l'on dit des territoires n'est-il pas également vrai des femmes ? Dans les données australiennes et, selon toute vraisemblance, dans les autres, on est tout aussi frappé de constater que les femmes font l'objets de vifs conflits entre individus. Ces conflits peuvent parfois cristalliser des communautés entières (un fameux exemple romancé en est fourni par L'Iliade) ; mais, étonnamment, on ne voit jamais (en tout cas à ma connaissance) de guerres authentiques menées à une large échelle collective, dans le but principal de s'approprier les femmes. Partout semblent s'appliquer les mots que N. Chagnon écrivait à propos des Yanomamö : même si la capture des femmes « constitue toujours un sous-produit désiré » des expéditions militaires, « peu de raids sont lancés dans [ce] seul but » (175).</p>
<p class="parag">À suivre...</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com36tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-71155829793284403732023-12-15T16:04:00.018+01:002023-12-17T16:10:51.215+01:00Mon portrait de chercheur (en vidéo)<p class="parag">J'ai récemment été interviewé par l'équipe chargée du <a href="https://hal.campus-aar.fr/IDEA-INALCO/" target="_blank">programme I-DEA</a> (Illustration et documentation audiovisuelles des études aréales) de l'Inalco. L'occasion de revenir en une vingtaine de minutes sur mon parcours et de décrire l'état actuel de mes recherches...</p>
<div style="text-align: center;">
<iframe allow="accelerometer; autoplay; encrypted-media; gyroscope; picture-in-picture" allowfullscreen="" frameborder="0" height="360" src="https://streaming.ccsd.cnrs.fr/04/34/28/51/DARMANGEAT_Christophe_161123.mp4" width="640"></iframe>
</div>Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com12tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-84648023535580112532023-12-03T08:53:00.005+01:002023-12-06T15:12:56.044+01:00« Le plus vieux fort sur promontoire du monde » : un article dans Antiquity<p class="parag">Un <a href="https://doi.org/10.15184/aqy.2023.164" target="_blank">tout récent article</a> paru dans la prestigieuse revue <i>Antiquity</i> traite du site d'Amnya, situé en Sibérie occidentale, non loin des berges du fleuve Ob, à environ 200 km au sud de son estuaire. Amnya se trouve au nord d'une vaste zone de taïga où, il y a 8000 ans, les chasseurs-cueilleurs édifièrent des fortifications qui ont été retrouvées en huit lieux différents. Il expliquent que « des sites d'habitats semi-enterrés, dotés d'enceintes constituées de talus, de fossés et/ou de palissades apparaissent sur des promontoires et d'autres sommets géographiques ». </p>
<div class="separator" style="clear: both;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-gDTZoHqMe8W5BC2QvrVzuQrUZEhqjqykNoi4ctY_Pmko7-SH8TsMUqvak7oK4NAdADoS7xRc_CsFbSNCAIpGDW3-px9VrWyL3M07DM0w3tiLFSL-ltPllXkFTeAHuv53jgHpVlOxbs3TBnT51A5vtHMqT9R21Bcug-P7eci8ZDXuIYOmkXTxHKa5RI4/s1600/Siberie.jpg" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="489" data-original-width="680" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg-gDTZoHqMe8W5BC2QvrVzuQrUZEhqjqykNoi4ctY_Pmko7-SH8TsMUqvak7oK4NAdADoS7xRc_CsFbSNCAIpGDW3-px9VrWyL3M07DM0w3tiLFSL-ltPllXkFTeAHuv53jgHpVlOxbs3TBnT51A5vtHMqT9R21Bcug-P7eci8ZDXuIYOmkXTxHKa5RI4/s1600/Siberie.jpg" /></a></div>
<p class="parag">Amnya s'inscrit ainsi dans un ensemble encore peu connu dans la littérature archéologique internationale, l'essentiel des publications à son sujet ayant été en langue russe.</p>
<a name='more'></a>
<p class="parag">Selon les auteurs, il y a quelques millénaires, la richesse écologique de l'environnement a pu susciter à la fois une croissance démographique et une différenciation socio-politique. La région ne manque ni de grand gibier saisonnier (renne, élan), ni d'oiseaux aquatiques, ni de poissons. Des captures en masse et le stockage de la nourriture, sous forme d'huile de poisson, de chair séchée, fumée ou congelée, ont pu assurer l'approvisionnement depuis des temps immémoriaux – à la même époque, ces chasseurs-cueilleurs se distinguent également par la production de poteries, essentiellement des vases et des jarres. On présume également que ces communautés étaient socialement différenciées : les habitats sont de tailles inégales, et en certains endroits, on a retrouvé des tumulus à la fonction mal comprise. Pouvant mesurer jusqu'à 50 m de diamètre et 6 m de hauteur, ils contenaient des foyers, des ensembles de crânes humains, de figurines d'argile, d'os et de bois de cervidés. Selon les auteurs de l'étude, la territorialité des ressources, tout comme leur accumulation saisonnière, pouvait ainsi susciter les convoitises et les nécessités de leur défense militaire.</p>
<p class="parag">Le site d'Amnya, perché sur un promotoire, incluait une vingtaine d'habitations réparties en deux groupes, d'une superficie allant de 13 à 41 m2. Il était traversé par des fossés accompagnés d'une palissade de bois. Elément intrigant, les lieux ont été détruits par le feu de manière répétée, ce qui suggère au moins la possibilité qu'il s'agisse de traces de conflits violents.</p>
<p class="parag">Si, bien évidemment, de telles découvertes viennent enrichir notre documentation, elles n'ont <i>a priori</i> rien qui soit de nature à bouleverser l'état des connaissances scientifiques : que des chasseurs-cueilleurs aient pu, en divers lieux, pratiquer une économie fondée sur le stockage ; que leur mobilité en ait été réduite au point de devenir une semi-sédentarité ; que ce mouvement ce soit accompagné d'une différenciation sociale ; et que les villages aient nécessité des dispositifs matériels de protection contre des agressions armées, voilà qui n'a rien de nouveau – hormis le fait qu'une telle configuration soit découverte dans une région où elle était inconnue jusqu'alors.</p>
<p class="parag">Les auteurs discutent des scénarios capables d'expliquer la trajectoire de ces chasseurs-cueilleurs au moins partiellement sédentaires et probablement belliqueux. Concernant le rapport aux ressources et au territoire, voici ce qu'ils écrivent :</p>
<blockquote><p class="parag">En tant que marqueurs territoriaux sur les rives des fleuves et des lacs, les premiers sites fortifiés de Sibérie occidentale auraient assuré l'accès à des lieux économiquement importants, marqués par une abondance saisonnière régulière de ressources aquatiques. L'émergence autochtone de constructions monumentales, telles que les tumulus rituels, les puits et les fortifications, peut marquer une réorganisation de l'ordre social en faveur de la propriété et de la territorialité par le biais d'une différenciation accrue dans l'organisation du travail et des ressources. En sécurisant l'accès aux ressources, en renforçant la mémoire et le souvenir du passé et en suscitant des relations sociales, les constructions monumentales auraient incarné des objectifs individuels et collectifs (Grier et Schwadron 2017 : 5 ; Feinman et Neitzel 2023). Il a également été suggéré que les premiers sites fortifiés de la taïga constituent une adaptation à l'augmentation des conflits entre les groupes. Dans ce scénario, les sites auraient été construits soit par des populations migrantes, vraisemblablement à partir du sud, afin de sécuriser leur occupation de la région, soit par les populations locales se défendant contre ces groupes d'immigrants (Borzunov 2020 : 548-9 ; voir aussi Kosinskaya 2002 ; Chairkina et Kosinskaia 2009).</p></blockquote>
<p class="parag">Pour la commenter en quelques lignes, il me semble que cette manière d'imaginer les choses, même si elle n'a rien d'absurde, ne doit pas être privilégiée. En l'absence de données – et, dans ce cas, il en manque beaucoup – la tentation est grande de remplir les vides avec de fausses évidences, et de prendre nos propres réflexes ethnocentristes pour une généralité. De ce que l'ethnologie laisse à voir, en effet, la défense du territoire peut selon l'angle choisi être considérée comme un facteur essentiel ou, au contraire, peu pertinent, dans les conflits entre de telles sociétés. D'un côté, je ne connais pas un seul groupe de chasseurs-cueilleurs subactuel qui ne soit territorialisé, et qui ne soit donc enclin à défendre ce territoire (à condition, bien sûr, d'en avoir les moyens). Chez les Aborigènes australiens, pénétrer sans être annoncé ou invité sur le territoire d'un autre groupe était un moyen infaillible de déclencher des hostilités. D'un autre côté, cela ne signifie nullement que pénétrer ainsi un territoire étranger pour en découdre avait pour but de s'en emparer. On est au cntraire frappé par le très faible nombre de mentins, y compris chez des cultivateurs qui pratiquent l'abbatis-brûlis, de tentatives de conquêtes territoriales. La situation est certes contrastée d'un cas à l'autre, mais on a le sentiment que ce motif, le premier auquel nous avons tendance à penser, ne se rencontre pas si souvent. Et dans bien des cas, la peur ressentie vis-à-vis de lieux considérés comme hostiles se manifeste par la conviction que ces territoires sont peuplés d'êtres surnaturels, émanations plus ou moins directes des occupants, qui ne manqueraient pas de s'en prendre à qui serait assez inconscient pour demeurer sur une terre qui n'est pas la sienne.</p>
<p class="parag">En tout état de cause, la présence des fortifications à Amnya montre-t-elle la recrudescence, voire l'émergence des conflits armés dans cette région, ainsi que les auteurs semblent le tenir pour acquis, ou plus simplement les débuts de leur visibilité archéologique ? Ne se pourrait-il pas que les chasseurs-cueilleurs de l'ouest sibérien, tout en ayant éventuellement secrété un début de différenciation sociale, aient continué à se battre avant tout pour des questions de vengeance ou de droits matrimoniaux , et non pour approprier des ressources matérielles ? Au stade où j'en suis de mes lectures, mon premier réflexe est de veiller à ne pas écarter cette hypothèse.</p>
<p class="parag">Pour finir, mon œil de béotien – faut-il le rappeler, je n'ai aucune compétence en archéologie – aurait tendance à voir dans le terme de « fort », utilisé dans le titre, une certaine exagération par rapport au profil révélé par les fouilles, qui ne révèlent que des palissades assez ponctuelles. À prendre au premier degré les relevés présentés dans l'article, on est quand même assez loin d'une véritable enceinte défensive. Ces défenses, si elles en étaient bel et bien, étaient-elle plus développées que ce qu'on en voit aujourd'hui ? Peut-on raisonnablement présumer de leur efficacité militaire ? Autant de questions que je compte bien poser à des collègues plus avertis que moi sur ces questions...</p><br/>
<p class="disclaimer">J'ajoute ici le commentaire de Charles Stépanoff, initialement posté sur un réseau social, et qui montre comment, par ignorance, j'avais en partie pris des vessies pour des lanternes dans cette affaire :<br/>« Le fortin d'Amnia est connu, d'ailleurs je l'avais cité au cours de notre discussion, dans Des inégalités inégales. On ne peut vraiment pas dire que cette découverte ait quelque chose d'inattendu en Sibérie occidentale puisque les Ougriens de l'Ob vivaient dans des fortins de ce genre avec des maisons semi-enterrées au XVIIe quand les Russes en font les premières descriptions. Et ceci n'est pas un mystère pour les anglophones: c'est décrit en anglais par Peter Jordan ou notre ami Andrei Golovnev. Ce qui est navrant dans cette affaire c'est que, apparemment, pour publier dans Antiquity une fouille qui a 40 ans il faut se plier aux théories de l'écologie culturelle américaine, avec des idées de pression démographique et de conquêtes de territoire. Golovnev qui a beaucoup écrit sur les guerres dans la région n'a cessé de répéter que le motif n'est pas la conquête de territoires mais la capture de femmes et de troupeaux (chez ceux qui en ont). »</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com5tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-13322386465630305792023-11-23T15:14:00.014+01:002023-11-26T13:21:31.901+01:00Au micro de Géraldine Muhlmann : « Faut-il ressusciter la notion de structure sociale ? » (France Culture) <div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="400" data-original-width="400" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiqk1C7asX0FesKwVzOrxEV6A-D_m9v2YeU_DiptT4DjJjL69qrzelo9qHoM1XdIZVcR4nrR3y2KH-zZ8Ka0K7eOLUEXELGEiJLGucqmCv1oC5jD7PJTIrGKKFmMKQSbodpLfCO7efiqmkWTEUGWlnCLTIAkx1UbRT5sGBSSbgRXEO22JaMLNH-Eh-QWrE/s320/400x400_avec-philosophie-2.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">J'étais ce matin l'invité de Géraldine Muhlmann, dans son émission <i>Avec philosophie</i>, intitulée « Faut-il ressusciter la notion de structure sociale ? », en compagnie de Gisèle Sapiro et Philippe Corcuff. L'émission était consacrée à la fois au courant structuraliste et au projet scientifique incarné par <a href="https://www.lahuttedesclasses.net/2023/10/les-structures-fondamentales-des.html" target="_blank">le dernier livre de Bernard Lahire</a>.</p>
<p class="parag">J'ai eu l'occasion de marquer à plusieurs reprises mes divergences avec Philippe Corcuff, en faisant de mon mieux pour plaider en faveur de ce qui me semble être les fondements de la méthode scientifique face à des positions qui (bien qu'il s'en défende) constituent un manifeste relativiste. Sur un point, cependant, j'ai eu après-coup le sentiment de n'avoir pas répondu de la manière la plus pertinente. Je veux parler des échanges (45'52", ma réponse à 49'39") à propos de la « mégalomanie » (le terme est P. Corcuff) qui animerait le projet scientifique de B. Lahire – si ce n'est B. Lahire lui-même. Voici donc ce que j'aurais eu envie de répondre :</p>
<blockquote>
<p class="parag">On assimile donc la volonté d'élaborer une théorie globale à un projet « mégalomane », à l'opposé de la modestie qui sierait à la science authentique. Mais la physique, par exemple, cherche avec constance depuis près d'un siècle sa « théorie du tout », le cadre qui permettrait d'unifier les diverses forces connues et de penser les modalités par lesquelles l'une peut se changer en l'autre. Non seulement personne ne qualifie ce projet de mégalomane, mais je crois que le physicien qui s'y risquerait serait regardé de manière très étrange par ses collègues. Dès lors, il faut se demander pourquoi une question qui est légitime (et dont la réponse serait même considérée comme le couronnement de la recherche scientifique) en physique doit-elle être rejetée et ridiculisée en sciences sociales ?<br/>À moins d'affirmer que les physiciens sont tous dans l'erreur, la seule réponse que l'on puisse imaginer consisterait à dire que les sociétés, contrairement à la matière, n'obéissent à aucune loi ultime. Mais au nom de quel argument ? Et dans ce cas, s'il n'y a pas de lois ultimes, comment pourrait-il y avoir des lois non ultimes ? En d'autres termes : s'il n'y a pas de science globale des sociétés, en bonne logique, on ne voit guère comment il pourrait y en avoir de science partielle. Sur les sociétés, on ne pourrait et devrait faire que des discours, sans jamais penser que ces discours décrivent plus ou moins adéquatement des propriétés du réel [au demeurant, c'est bel et bien une telle position que défendait P. Corcuff à plusieurs reprises au cours de l'émission].</p>
</blockquote>
<p class="parag">Allez, fini d'épiloguer, voici <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/faut-il-ressusciter-la-notion-de-structure-1372826" target="_blank">le lien vers l'émission</a>.</p>
<div class="separator brute" style="clear: both;"><a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/faut-il-ressusciter-la-notion-de-structure-1372826"><img alt="" border="0" data-original-height="50" data-original-width="670" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjlUD6wNO7Ju0XgyJNoWR8qmHmQ3MT4HOkY1UStHnlhD3A2ouCf-m-Qkm3STIdYw64LnWn7LHwqNc37hxgqNIvKv3lA6Pd1Sb73iGGpNryFkR-ShnBmMaPyUzCWpxSrariuHkqDDqmAERC3yRkjek4pJWcFZwch-dwXFeRt-RXen1EdpqVXSwzzXcpxBqU/s1600/Bandeau.jpg" /></a></div>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com9tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-41931008898879432122023-11-21T08:49:00.016+01:002023-11-21T18:20:49.739+01:00Cancel ce sexe que je ne saurais voir<div class="disclaimer">Il y a quelques semaines de cela, un épisode peu ordinaire a marqué le congrès annuel de l'AAA (Association Américaine d'Anthropologie). L'une de sessions de cet événement scientifique a en effet été déprogrammée par les organisateurs. Mais davantage que le fait lui-même, ce sont les raisons qui ont conduit à cette déprogrammation qui interpellent. Dans un premier temps, j'avais envisagé de rédiger un billet relativement détaillé sur les arguments des uns et des autres. Faute de temps, je me contenterai de donner la traduction de quatre des documents publics qui ont marqué les échanges.<br />
Faut-il préciser que jusqu'à plus ample information, le premier mouvement de ma solidarité la conduit vers les initiateurs de la session déprogrammée ? Et sans connaître tous les détails de l'affaire, cet épisode me semble significatif d'une sorte de maladie auto-immune des sciences humaines qui, aveugles à l'organisation sociale et à sa critique, se consument dans une radicalité factice à propos d'identités et de ressentis.<br /><br />
Les liens vers les quatre documents traduits :
<ol>
<li><a href="https://elizabethweiss74.files.wordpress.com/2023/09/kathleen-lowrey-panel-2023-aaa-casca-prelim-program_final-1.pdf" target="_blank">La présentation de la session et l'acceptation de la proposition</a></li>
<li><a href="https://americananthro.org/news/no-place-for-transphobia-in-anthropology-session-pulled-from-annual-meeting-program/" target="_blank">L'avis d'annulation de la session par l'AAA</a></li>
<li><a href="https://americananthro.org/news/letter-of-support-for-aaas-withdrawal-of-session-from-the-annual-meeting/" target="_blank">Lettre de soutien à la décision de l'AAA</a></li>
<li><a href="https://www.thefire.org/research-learn/open-letter-american-anthropological-association-and-canadian-anthropology-society" target="_blank">Lettre ouverte de protestation contre l'annulation</a></li>
</ol>
<br />J'en profite pour signaler <a href="https://www.lahuttedesclasses.net/2014/09/le-genre-cree-le-sexe-vraiment.html" target="_blank">un billet déjà ancien</a> de ce blog où j'abordais ces questions sous un autre angle, suscitant quelques commentaires qui montrent à quel point il peut parfois être compliqué de se comprendre.</div>
<span><a name='more'></a></span>
<h3>1. Présentation de la session</h3>
<div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="497" data-original-width="320" width="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh4Uvwl75-GM7m18bAMXQTfAqo_86e44Z-dZmkLrHbqhrw6Mi4_3Y4fiG8KNNCTfB3A5wpqUC9L5TzZ0EcYh-xAea6nbCvEwNKEI5sUen6Z2HNQ_IBS_H0P7h6SJd6x8joS2SH4Cu2SuA2ZZqKb9FEjmdT522QOmzEtfTB_Pl8rrjwbzM4DqF_RAsw3syo/s320/Talkabout.jpg" /></div>
<p class="parag">Alors qu'il est devenu de plus en plus courant en anthropologie et dans la vie publique de remplacer le terme de « sexe » par celui de « genre », il existe de nombreux domaines de recherche dans lesquels le sexe biologique reste non seulement pertinent, mais irremplaçable pour l'analyse anthropologique. Contester le glissement du sexe au genre dans la recherche anthropologique mérite une approche beaucoup plus critique que celle qu'elle a reçue jusqu'à présent dans les principaux forums disciplinaires tels que ceux de AAA / CASCA. Ce panel international diversifié rassemble des chercheurs en anthropologie socioculturelle, en archéologie et en anthropologie biologique qui expliquent pourquoi, dans leur travail, le genre n'est pas utile, contrairement au sexe. C'est particulièrement vrai lorsque la recherche porte sur l'équité et l'analyse approfondie du pouvoir, et qu'il a pour objectif de parvenir à une véritable inclusion. Avec des thèmes de recherche qui vont de l'évolution des homininés à l'intelligence artificielle contemporaine, de l'anthropologie de l'éducation aux débats sur la maternité de substitution au sein du féminisme contemporain, les intervenants démontrent que si parler de sexe est superflu pour certains anthropologues, c'est une nécessité impérative pour d'autres.</p>
<h3>2. Pas de place pour la transphobie en anthropologie : Session retirée du programme de la réunion annuelle (28/09/2023)</h3>
<p class="parag">Les conseils d'administration de l'AAA et de la CASCA ont pris la décision de retirer la session « Let's Talk about Sex Baby : Pourquoi le sexe biologique reste une catégorie analytique nécessaire en anthropologie » du programme de la conférence AAA/CASCA 2023. Cette décision a été prise à l'issue d'une vaste consultation et dans le respect de nos valeurs, afin d'assurer la sécurité et la dignité de tous nos membres, ainsi que l'intégrité scientifique du programme.</p>
<p class="parag">Le premier principe éthique des principes de responsabilité professionnelle de l'AAA est de « ne pas nuire ». La session a été rejetée parce qu'elle s'appuyait sur des hypothèses contraires à la science établie dans notre discipline, formulées de telle manière qu'elles blessent les membres vulnérables de notre communauté. Elle commet l'un des péchés capitaux de la science : elle suppose que la proposition qu'elle cherche à prouver est vraie, à savoir que le sexe et le genre sont simplistement binaires, et que ce fait possède des implications significatives pour la discipline.</p>
<p class="parag">De tels travaux contredisent les preuves scientifiques, y compris les nombreuses études anthropologiques sur le genre et le sexe. Les anthropologues médico-légaux disent utiliser les os pour « estimer le sexe » et non pour « identifier le sexe », un processus qui est probabiliste plutôt que clairement déterminatif, et qui est facilement influencé par les préjugés cognitifs de la part du chercheur. Partout dans le monde et tout au long de l'histoire de l'humanité, il y a toujours eu des personnes dont les rôles sexuels ne correspondent pas exactement à leur anatomie reproductive. Il n'existe pas de norme biologique unique permettant de classer de manière fiable tous les êtres humains dans une classification binaire homme/femme. Au contraire, les anthropologues et d'autres spécialistes ont depuis longtemps montré que le sexe et le genre sont des catégories historiquement et géographiquement situées, profondément enchevêtrées et susceptibles de se modifier de manière dynamique.</p>
<p class="parag">Les études « critiques sur le genre » présentées dans cette session, tout comme la « science de la race » de la fin du 19e et du début du 20e siècle, ont pour fonction de fournir une justification « scientifique » pour remettre en question l'humanité de groupes déjà marginalisés, en l'occurrence ceux qui existent en dehors d'une binarité stricte et étroite entre le sexe et le genre.</p>
<p class="parag">Les identités transgenres et la diversité des genres existent depuis longtemps, et nous nous engageons à défendre la valeur et la dignité des personnes transgenres. Nous pensons qu'un avenir plus juste est possible, un avenir où la diversité des genres est accueillie et soutenue plutôt que marginalisée et réprimée.</p>
<h3>3. Lettre de soutien au retrait de la session de l'AAA de la réunion annuelle (29/09/2023)</h3>
<p class="parag">Nous écrivons afin de soutenir la décision de l'American Anthropological Association de retirer la session « Let's Talk About Sex, Baby » de la conférence annuelle. La session elle-même émet un certain nombre d'affirmations qui vont à l'encontre d'une grande partie des connaissances scientifiques établies dans le domaine de l'anthropologie biologique et, plus généralement, de la biologie de l'évolution, en lançant de vagues insultes au concept de genre » sans le définir de manière significative. Examinons quelques-unes d'entre elles :</p>
<p class="parag">Bien que certains se soient concentrés sur le titre de la session, ce qui nous intéresse ici porte seulement sur la manière dont le titre assume une position erronée au vu des connaissances scientifiques.</p>
<p class="parag">Les participants de la session proposent un concept de « sexe biologique » qui s'oppose à celui de « genre » sans définir l'un ou l'autre terme.</p>
<p class="parag">La session suggère que le « genre » est en train de remplacer le « sexe » en anthropologie. C'est faux, car un travail massif s'effectue actuellement sur ces termes, leurs interactions et leurs nuances, à travers l'anthropologie socioculturelle, biologique, archéologique et linguistique.</p>
<p class="parag">Dès le premier résumé de présentation, les auteurs utilisent des termes dépassés tels que « identification du sexe » plutôt que celui scientifiquement plus précis d' « estimation du sexe ».</p>
<p class="parag">Le résumé de la session, ainsi que plusieurs des résumés individuels partent implicitement du principe que le sexe constitue un concept biologique binaire, une idée rejetée par l'anthropologie biologique et la biologie humaine actuelles, et très contesté par la biologie contemporaine.</p>
<p class="parag">La plupart des résumés individuels reflètent des griefs basés sur les hypothèses erronées décrites ci-dessus.</p>
<p class="parag">En tant qu'anthropologues travaillant dans le domaine de l'anthropologie biologique et de la biologie humaine, nous sommes conscients que les définitions du sexe peuvent être établies à partir de la forme de la ceinture pelvienne, des dimensions crâniennes, des organes génitaux externes, des gonades, des chromosomes sexuels, etc. Le sexe, en tant que descripteur biologique, n'est binaire dans aucune de ces définitions. Chaque jour, des personnes naissent avec des organes génitaux non binaires – nous avons tendance à appeler intersexes les personnes qui appartiennent à ce groupe. Chaque jour, des personnes naissent avec des chromosomes sexuels qui ne sont pas XX ou XY, mais X, XXY, XXXY et d'autres encore. Il en va de même pour les gonades. De plus, une personne peut avoir des organes génitaux intersexués mais pas de gonades intersexuées, des chromosomes intersexués mais pas d'organes génitaux intersexués. Ces différences corporelles illustrent les variations considérables observées dans la physiologie sexuelle chez les vertébrés. Au-delà de l'homme, l'orang-outan adulte se présente sous trois formes. S'agit-il d'un sexe binaire ? Des pourcentages significatifs de nombreuses espèces de reptiles présentent des organes génitaux intersexués. Sommes-nous encore en train d'essayer de qualifier le sexe de binaire ? Le binaire limite les types de questions que nous pouvons poser et, par conséquent, le champ d'application de notre science.</p>
<p class="parag">En tant qu'anthropologues et biologistes humains, nous savons également que la façon dont les gens choisissent de nommer le sexe à travers les organes génitaux, les gonades et les gènes est souvent prescrite par la culture et, comme le démontre ce panel, souvent politisée. De plus en plus, de nombreux chercheurs, y compris dans le domaine des sciences biologiques, cherchent à comprendre ensemble le sexe et le genre, en reconnaissant leur imbrication intrinsèque. Par rapport à l'approche traditionnelle en biologie évolutionnaire humaine, la reconnaissance de l'intrication du sexe et du genre offre une vision plus réaliste, bien que plus complexe, à partir de laquelle il est possible de poser des questions sur l'évolution de l'homme, et potentiellement sur d'autres espèces, et d'y répondre. Comme l'écrit Anne Fausto-Sterling, « peu d'aspects du comportement adulte, des émotions, de la [sexualité] ou de l'identité peuvent être attribués purement au sexe ou purement au genre », parce qu'aucune de ces qualités n'est fixée au cours d'une vie et parce que « les structures sexuées modifient la fonction et la structure biologiques », considérer que le genre et le sexe sont enchevêtrés est une manière productive d'avancer.</p>
<p class="parag">Le domaine de l'anthropologie, et de l'anthropologie biologique en particulier, a tendance à résister aux arguments universels en faveur de la compréhension des êtres humains dans toutes leurs variations. Par conséquent, non seulement l'idée d'un binaire biologique pour un phénomène tel que le sexe constitue une affirmation excessive qui ignore les preuves, mais elle va à l'encontre des fondements empiriques les plus élémentaires de notre domaine. Comprendre la variation biologique humaine signifie résister aux normes culturelles autour du sexe, au lieu de les renforcer comme les auteurs de la session l'ont fait ici. Le genre/sexe se noue atour du développement conjoint de l'anatomie, de la physiologie, des hormones et de la génétique dans un contexte socioculturel fluide comprenant l'identité, les rôles et les normes, les relations et le pouvoir. Le genre/sexe reconnaît que la culture s'empare de la variation biologique de base, la façonne et peut l'accroître.</p>
<p class="parag">Les personnes non binaires, trans ou queer, et/ou celles qui occupent des catégories sexuelles autres que « mâle » ou « femelle », ont existé dans toutes les sociétés humaines et tout au long de l'évolution de l'humanité. Ce qui caractérise les catégories de sexe et de genre humaines, c'est qu'elles ne sont ni simples, ni binaires, qu'elles sont toujours influencées par les croyances culturelles de leur époque et qu'elles évoluent. Continuer à travailler sur la base de ces hypothèses réfutées revient à travailler dans la pénombre, à passer à côté de la plus grande partie du tableau et à ne pas s'engager dans une anthropologie scientifique rigoureuse, empiriquement fondée et pertinente.</p>
<p><b>Agustin Fuentes</b> (Princeton University)<br /><b>Kathryn Clancy</b> (University of Illinois)<br /><b>Robin Nelson</b> (Arizona State University)</p>
<h3>4. Lettre ouverte en réponse à l'annulation de la session (26/09/2023)</h3>
<p class="parag">Chères Drs. Ramona Pérez and Monica Heller</p>
<p class="parag">Nous sommes déçus que l'American Anthropological Association (AAA) et la Société canadienne d'anthropologie (CASCA) aient choisi d'interdire le dialogue scientifique lors de l'importante conférence conjointe, intitulée « Transitions », qui se tiendra à Toronto en novembre. Notre session, « Let's Talk About Sex Baby : Pourquoi le sexe biologique reste une catégorie analytique nécessaire en anthropologie », a été acceptée le 13 juillet 2023 après que la proposition ait été « examinée par les présidents de programme des sections de l'AAA ou par le Comité scientifique de la CASCA ». Entre le moment de cette acceptation et la réception de votre lettre datée du 25 septembre 2023, personne de l'AAA ou de la CASCA n'a contacté les organisateurs pour leur faire part de ses préoccupations. Ainsi, nous sommes tous choqués que l'AAA et la CASCA aient annulé la session en raison de la fausse accusation selon laquelle « les idées ont été avancées de manière à causer du tort aux membres représentés par les Trans et les LGBTQI de la communauté anthropologique ainsi qu'à la communauté dans son ensemble ». Etant donné la gravité de l'allégation, nous espérons que, plutôt que de la garder secrète, l'AAA et la CASCA partageront avec ses membres et avec nous-mêmes la documentation sur les sources exactes et la nature de ces plaintes, ainsi que la correspondance qui a conduit à cette décision.</p>
<p class="parag">Nous sommes perplexes quant au fait que l'AAA / CASCA adopte comme position officielle que conserver l'usage des catégories de sexe biologique (par exemple, mâle et femelle, homme et femme) revient à mettre en péril la sécurité de la communauté LGBTQI. La présentation de notre session, rédigée par Kathleen Lowrey, reconnaît que tous les anthropologues n'ont pas besoin de faire la différence entre le sexe et le genre. L'un des résumés exprime explicitement la crainte que le fait d'ignorer la distinction entre le sexe et l'identité de genre ne porte préjudice aux membres de la communauté LGBTQI. Dans « No bones about it : skeletons are binary ; people may not be » (Il n'y a pas de doute : les squelettes sont binaires ; les gens ne le sont pas forcément), Elizabeth Weiss écrit : « Dans le domaine de la médecine légale, cependant, les anthropologues devraient travailler (et ils le font) sur les moyens de garantir que les squelettes découverts soient identifiés à la fois par leur sexe biologique et leur identité de genre, ce qui est essentiel compte tenu de l'augmentation actuelle du nombre de personnes en transition de genre. »</p>
<p class="parag">Kathleen Lowrey a joué un rôle clé dans la constitution du panel des intervenants et dans la définition du thème qui nous rassemblait. Notre équipe réunissait des femmes diverses, dont l'une est lesbienne. En plus de présenter trois domaines de l'anthropologie, elle comprenait également des anthropologues de quatre pays et s'exprimant en trois langues - il s'agissait d'un panel international préoccupé par l'invisibilisation des femmes.</p>
<p class="parag">L'anthropologue espagnole Silvia Carrasco avait prévu de présenter des données sur « l'oppression, la violence et l'exploitation fondées sur le sexe » et sur la difficulté d'aborder ces questions lorsqu'on tourne le dos au sexe biologique. Le résumé de l'anthropologue britannique Kathleen Richardson mettait l'accent sur les disparités matérielles entre les sexes dans l'industrie technologique, que l'on gomme en comptant les hommes qui s'identifient comme transgenres comme des femmes, plutôt qu'en faisant entrer davantage de femmes dans le secteur. L'anthropologue canadienne francophone Michèle Sirois devait présenter un compte-rendu ethnographique des manières dont « les féministes québécoises se sont organisées pour documenter, clarifier et s'opposer à l'industrie de la maternité de substitution qui exploite les femmes et qui se cache sous le couvert de l' « équité » et de l' « inclusion » », et dans laquelle les politiques de maternité de substitution qui exploitent les femmes pauvres sont cyniquement présentées comme libératrices.</p>
<p class="parag">Votre suggestion selon laquelle notre session compromettrait d'une manière ou d'une autre « l'intégrité scientifique du programme » nous semble particulièrement grave, car la décision de jeter l'anathème sur elle ressemble beaucoup à une réponse anti-scientifique à une campagne de lobbying politisée. Si notre session avait été autorisée à poursuivre ses travaux, nous pouvons vous assurer qu'une contestation animée aurait été accueillie favorablement par les membres du panel et qu'elle aurait même pu survenir entre nous, étant donné que nos propres engagements politiques sont divers. Au lieu de cela, votre lettre exprime l'espoir alarmant que l'AAA et la CASCA deviennent « plus unifiées au sein de chacune de nos associations » afin d'éviter de futurs débats. Plus inquiétant encore, à l'instar d'autres organisations telles que la Society for American Archaeology, l'AAA et la CASCA ont promis qu' « à l'avenir, nous entreprendrons un examen approfondi des processus associés à l'approbation des sessions lors de nos réunions annuelles et nous inclurons nos dirigeants dans cette discussion ». Les anthropologues du monde entier trouveront à juste titre glaçante cette déclaration de guerre contre les divergences et la controverse scientifique. Il s'agit d'une profonde trahison du principe de l'AAA qui consiste à « faire progresser la compréhension humaine et à appliquer cette compréhension aux problèmes les plus urgents du monde ».
</p>
<p class="parag">Sincèrement</p>
<b>Kathleen Lowrey</b> (Associate Professor at University of Alberta)<br />
<b>Elizabeth Weiss</b> (Professor at San José State University; Heterodox Academy Faculty Fellow)<br />
<b>Kathleen Richardson</b> (Professor at De Montfort University)<br />
<b>Michèle Sirois</b> (Présidente de PDF Québec)<br />
<b>Silvia Carrasco</b> (Professor at Autonomous University of Barcelona)<br />
<b>Carole Hooven</b> (Associate, Department of Psychology, Harvard University; Senior Fellow, American Enterprise Institute) – celle-ci devait participer, mais n'a pas pu le faire en raison d'un imprévu
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com15tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-33906154041369070632023-11-06T14:00:00.029+01:002023-11-11T17:19:14.465+01:00Une critique de « Au commencement était... » (D. Graeber et D. Wengrow) par Axel Paul<p class="disclaimer">L'ambitieux ouvrage de David Graeber et David Wengrow, intitulé en français <i>Au commencement était...</i> a suscité un grand intérêt et beaucoup de commentaires élogieux. Il s'est également attiré de sévères critiques, de la part de militants mais aussi d'historiens académiques. La plus convaincante (et dévastatrice, malgré ses précautions rhétoriques) est <a href="https://escholarship.org/uc/item/9jj9j6z7" target="_blank">celle écrite par Walter Scheidel</a>, un spécialiste reconnu d'histoire romaine, qui enseigne à Stanford. Je ne lui trouve à peu près que des qualités, et j'en prépare actuellement une traduction pour la revue <i><a href="https://societesplurielles.fr/fr/" target="_blank">Sociétés plurielles</a></i>, qui devrait être disponible dans quelques mois.<br />
En attendant, j'ai également tenté de traduire une autre critique, qui la rejoint sur plusieurs points importants, <a href="https://www.soziopolis.de/neue-ideen-zu-einer-allgemeinen-geschichte-in-weltbuergerlicher-absicht.html" target="_blank">rédigée pour sa part par Axel Paul</a>, professeur à l'université de Bâle. Même si je ne suis pas toujours convaincu par certains développements, il s'agit d'un texte qui mérite d'être versé au débat, dans la mesure où il ne se contente pas de contester tel ou tel point de détail, mais où il discute du fond de l'affaire, à savoir la place du déterminisme dans l'évolution des sociétés humaines. Je dois bien avouer que j'ai eu fort à faire avec ce texte ; d'une part parce que je suis un très piètre germaniste, d'autre part parce qu'il multiplie les phrases empilant les propositions subordonnées et longues comme un jour sans pain. Bref, j'ai fait de mon mieux en évitant d'y passer trop longtemps, et en espérant avoir produit un résultat qui à défaut d'être réellement acccompli, est au moins lisible.</p>
<a name='more'></a>
<h2>Nouvelles idées pour une histoire générale<br/>dans une perspective mondiale.</h2>
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<div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="1004" data-original-width="651" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjI6PPectfKr6LAZW89NwVEhmXxdKj5IVUjk9FPLwrRVECgpDjKPsk8_r_yScNhnsX5sGCP9E79dWU0eVzWWfB7_y4Uy8BYuxmhOVJg2c-diCQXONF62WvFb8gTN_NScoq54mw9UpLujMjlj9ZstjxpmlQNUxuprHKDi_zicf6p1_FFyHpA4LYIkHJEkl8/s320/51Mdae3pvjL._SL1004_.jpg" width="320" /></div>
<p class="parag">Les histoires de l'humanité ont le vent en poupe. Dès avant le best-seller mondial de Yuval Noah Hariri, <i>Une brève histoire de l'humanité</i>, se sont multipliés les livres de vulgarisation écrits pour le grand public, qui ne se contentent pas de raconter l'histoire d'époques, de périodes ou d'événements, de régions, de pays ou de lieux particuliers, ou encore, à travers le temps et l'espace, d'objets isolés (comme le sel) ou d'abstractions (comme le communisme), mais qui donnent un aperçu global très large de l'histoire de l'humanité, sans se perdre dans le maquis des détails, mais en traçant des lignes claires et générales. Outre Harari, il convient de citer à titre d'exemple, parce qu'il est mentionné dès la première note de bas de page du livre dont il est question ici (p. 599, note 1), l'ouvrage de Ian Morris, <i>Foragers, Farmers and Fossil Fuels : How Human Values Evolve</i>, dont le récit commence bien avant l' « invention » de l'agriculture, à partir d'environ 10 000 avant J.-C., et s'étend jusqu'à l'époque actuelle. De même, la « nouvelle histoire de l'humanité » de David Graeber et David Wengrow – dans l'original anglais <i>The Dawn of Everything</i>, un titre qui aurait été mieux traduit par « Les débuts de tout » plutôt que par « Les débuts », à ceci près que ce titre pour le moins ambitieux avait déjà été donné à un livre tout aussi excellent et également historiquement universel de Jürgen Kaube paru en 2017 – commence il y a un peu plus de 30 000 ans, au Paléolithique supérieur, soit la fin de l’âge de la pierre taillée, et se termine vers 1800 avec le siècle des Lumières qui, comme nous l'apprenons, n'est peut-être pas si européen que cela.</p>
<p class="parag">Leur livre se focalise sur des formations sociales complexes, non hiérarchiques, mais de grande envergure, regroupant souvent des dizaines de milliers de personnes, qui sont assez méconnues, mais qu'il considère comme typiques de la plus longue période de l'histoire. D'après Graeber et Wengrow, la démocratie (de base) pour et dans les grandes sociétés ne représente pas seulement un projet politique souhaitable à l'heure actuelle. Au contraire, elle a été un modèle récurrent, voire dominant à travers les âges, de la société des 30 000 dernières années. L'autodétermination collective, la solidarité et la prospérité générale dans les grandes sociétés ne sont pas, selon les auteurs, des promesses d'avenir utopiques. Ce sont des réalités historiques qui ne sont pas possibles uniquement sur la base de la production agricole et de l'organisation seigneuriale, mais qui ont toujours été mises en œuvre par des hommes libres partout dans le monde, avant et indépendamment de celles-ci. Ils se démarquent des travaux comme ceux de Morris, ainsi que des récits de progrès historiques universels et des théories de l'évolution socioculturelle, en affirmant que l'histoire n'obéit à aucune logique, ne suit aucune direction et n'est pas prédéterminée. Selon leur message central, la domination en général, et l'État moderne en particulier, ne constituent des formes d'organisation sociale qui ne sont ni les seules, ni nécessaires. Pour eux, ce qui est en cause et qui constitue le point de désaccord, n'est pas le fait que l'histoire de l'humanité ne puisse en aucun cas se résumer à de grandes lignes ou mieux, à des modèles, mais que les structures étatiques, en particulier, soient des acquis civilisationnels ou même simplement inévitables.</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow prétendent toutefois présenter avec leur livre « une vision entièrement nouvelle de l'évolution des sociétés humaines au cours des 30 000 dernières années » (p. 16) qui, à la différence des narratifs standard prétendument dépassés, bien que dominants, et expressément dénoncés comme faux, ennuyeux et politiquement catastrophiques (<i>ibid.</i>), proclame au contraire une vérité pleine d'espoir et même réjouissante : « La liberté du plus grand nombre est possible parce qu'elle a toujours été possible ». Le livre est écrit rapidement – trop rapidement certes en de nombreux passages, notamment lorsque des affirmations péremptoires prennent le pas sur des arguments nuancés – et il est également bien traduit. Dans cette mesure, et aussi parce que les auteurs, qui sont sans aucun doute extrêmement bien informés et qui connaissent bien leur sujet, se réfèrent certes à des montagnes de littérature mais évitent toujours les discussions théoriques et conceptuelles, leur livre de 550 longues pages n'est, contrairement au volume déjà évoqué de Morris ou aux histoires du monde « erronées » d'un Harari (p. 111, 255, 536) ou d'un Steven Pinker (p. 26-28, 30-32), « qu'un simple » ouvrage de fond et non un livre spécialisé. Certes, de nombreuses données et informations sur lesquelles s'appuient les auteurs, voire la plupart d’entre elles, sont vraies ou probables. Les interprétations et les conclusions qu'ils en tirent ne le sont cependant pas pour autant.</p>
<p class="parag">Le livre comprend douze chapitres, dont deux sont consacrés aux sociétés de chasseurs-cueilleurs (chapitres 3 et 5), deux à la naissance et au développement de l'agriculture (chapitres 6-7), deux aux grandes cités ou villes plus ou moins libres de tout pouvoir (chapitres 8-9), et un – de loin le plus long avec environ 80 pages – aux origines de l'Etat (chapitre 10). Le chapitre 11 contient une sorte de condensé d’exemples empiriques illustrant les raisonnements historiques précédents. Dans le chapitre 12, les auteurs tirent leurs conclusions théoriques et normatives. Ces deux chapitres ne dispensent en aucun cas de la lecture de certains chapitres principaux, mais ils orientent mieux les lecteurs que l'introduction (chapitre 1) ou que la table des matières plutôt « lyrique » sur ce à quoi il faut s'attendre en termes historiques. En outre, le chapitre 11 fournit en quelque sorte la base de la « superstructure » du chapitre 2, où Graeber et Wengrow présentent de fins observateurs indigènes de la culture européenne qui s'est étendue à l'Amérique du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles ; dans ce chapitre, ils reconstruisent les fondements historico-politiques qui ont permis à ces observateurs, au-delà de leur contact colonial avec les Européens, de procéder à des analyses et à des jugements approfondis. Le chapitre 4 est un peu en suspens ; il lui manque un contenu sur lequel se focaliser. Il est néanmoins important, car c'est là que les auteurs introduisent leur concept « substantiel » (p. 152) de la liberté – c'est-à-dire la triple liberté de quitter sa communauté d'origine, de s'opposer aux ordres et de vivre dans des organisations alternatives (p. 154) – et qu'ils expliquent vouloir rechercher historiquement des sociétés libérales plutôt qu'égalitaires sur le plan matériel.</p>
<p class="parag">Il est intéressant de noter que Graeber et Wengrow considèrent que les inégalités matérielles sont presque inévitables, mais qu'elles ne sont pas déterminantes pour l'apparition d'inégalités sociales ou, dans un sens plus large, politiques (<i>ibid.</i>). C'est la domination durable de l'homme sur l'homme qui constitue pour les auteurs une sorte de chute historique. Notons que, tout comme l'inégalité matérielle, ce n'est pas la domination ou même la simple autorité en soi qui est l’objet de leur jugement politique et moral, mais sa pérennisation. « Notre question (...) est la suivante : pourquoi les êtres humains ont-ils presque totalement perdu la flexibilité et la liberté qui caractérisaient manifestement nos organisation sociales par le passé, et sont-ils enfermés dans des relations permanentes de domination et de soumission ? » (p. 162) Disons-le d'emblée : Le livre n'offre pas de réponse claire et nette. Mais il va de soi que cette appréciation exige également d'être dûment argumentée. Prenons donc les choses dans l'ordre.</p>
<p class="parag">Après une remarque préliminaire d’ordre conceptuel (1), je passerai en revue les quatre points principaux, historiques et matériels, traités par le livre – les sociétés de chasseurs-cueilleurs (2), l'agriculture (3), les villes (4) et l'Etat (5) – en vue de dégager des idées ou des connaissances tout à fait remarquables – des résultats positifs, en quelque sorte –, les aspects importants pour l'argument général des auteurs ainsi que les objections possibles et nécessaires. De la même manière que Graeber et Wengrow fondent la critique autochtone de l'État européen moderne en tant que prétendu sommet de la civilisation par l'histoire nord-américaine, de la culture Hopewell à la Confédération iroquoise (6), je fonderai ma critique de leur histoire « nouvelle » ou plutôt alternative des 30 derniers millénaires à partir d'un examen plus approfondi du livre lui-même, et je terminerai ainsi par un plaidoyer pour ne pas jeter par-dessus bord les concepts évolutionnistes, en m'appuyant sur un exemple « précoce » dédaigné par Graeber et Wengrow (7).</p>
<h3>1. Des types et des séquences</h3>
<p class="parag">Il est bien connu que David Graeber est ethnologue de formation, mais qu'il s'est également distingué en tant qu'historien dans son grand livre sur l'histoire de la dette. Il est décédé subitement en septembre 2020, mais avait pu auparavant terminer le manuscrit de <i>Au commencement était…</i> en collaboration avec David Wengrow. Wengrow, quant à lui, est archéologue. Ce n'est plus une nouveauté depuis longtemps (si tant est que cela ait jamais été le cas), mais il est tout aussi méritoire que nécessaire que les ethnologues et les archéologues coopèrent, qu’ils s'aident mutuellement à interpréter leurs découvertes matérielles et muettes. Cette coopération peut s’étendre aux sciences naturelles, par exemple l'archéogénétique, en s'inspirant des pratiques sociales et culturelles de communautés récentes, souvent sans écriture ou « récemment lettrées » attestées par l'ethnographie et modélisées par l'ethnologie ; de même, les ethnologues s'appuient de plus en plus sur le matériel et les modèles archéologiques pour donner une profondeur historique aux communautés qu'ils étudient, souvent « sans écriture et donc sans histoire ». Ce ne sont pas seulement les « limites » disciplinaires « objectives » des deux disciplines (comme de toutes les disciplines en général) qui plaident en faveur d’une telle coopération, mais aussi, et bien au-delà, la parenté structurelle ou l’air de famille entre des formes sociales qui ne sont pas liées directement par l'histoire et la généalogie, ressemblances fort bien constatées depuis longtemps, malgré toute la diversité documentée par l'archéologie et l'ethnographie. Ainsi, il existe des similitudes entre l'organisation sociale des communautés de chasseurs-cueilleurs en Afrique et celles d'Amérique du Nord, bien qu’elles n'aient jamais été en contact. De même, les royaumes de la Chine et de l'Égypte anciennes n'étaient pas « totalement différents » ; au contraire, ils comportaient tous deux des rois, des prêtres, une bureaucratie et des paysans soumis à des taxes. Hernán Cortés a été surpris par la richesse de Tenochtitlán, mais pas par le fait que les Aztèques étaient gouvernés par Moctezuma. Cela semble trivial, mais cela ne l'est pas, car cela permet de prouver que les sociétés ne se développent pas n'importe comment, mais qu'elles opèrent avec un inventaire de formes manifestement limité et dont on peut dresser une typologie, et que ces formes, par exemple les pratiques matrimoniales et les modes de production, entretiennent en outre des rapports sinon nécessaires, du moins probables.</p>
<p class="parag">Il va de soi qu'aucun idéal-type de système de parenté, de forme de domination ou de « société » ne couvre toutes les variations empiriques et que l'on pourrait souvent, et à juste titre, établir d'autres types, mais cela ne change rien au fait que les sociétés ou les cultures - contrairement à ce que le relativisme culturel postmoderne voudrait parfois faire croire – ne sont pas des toiles vierges sur lesquelles on pourrait peindre tout ce qui plaît à leurs « créateurs ». Graeber et Wengrow rejettent également explicitement un culturalisme excessif (p. 229) ; plus encore, ils présentent eux-mêmes dans leur chapitre sur l'État une sorte de théorie politique élémentaire, à partir de laquelle ils classifient aussi bien les interactions quotidiennes que les associations qui en résultent, et ils les classent même de manière phylogénétique ou du moins ordinale. Cela signifie que, tout en s'efforçant d'aiguiser le « sens des possibles » (p. 36) avec leur histoire, ils attirent concrètement l'attention sur le fait qu'il y a eu et qu'il peut y avoir historiquement davantage que - oui, que quoi au juste ? – en tout cas pour les deux auteurs, d’une part des sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires, mais simples, petites et, si ce n'est pas nécessairement pauvres, du moins matériellement limitées, et d’autre part de grandes sociétés hiérarchisées ou seigneuriales, agraires et toujours étatiques. Ils n'arrivent finalement eux aussi « qu'à » corriger de simples oppositions et surtout des séquences. Graeber et Wengrow ne nous disent pas quel(s) auteur(s), quel(s) spécialiste(s) prétendent aujourd'hui que les hommes n'étaient égaux et libres que lorsqu'ils étaient de simples chasseurs, mais que l'inégalité et la domination furent scellées une fois pour toutes dès lors que l’on pratiqua une agriculture technologiquement avancée engeandrant ainsi inévitablement des surplus. Honnêtement, je n'en connais aucun. Les titres de Francis Fukuyama et de Jared Diamond auxquels ils font référence dans ce contexte (p. 22-24), si populaires soient-ils, ne suffisent en tout cas pas à refléter l'état de la recherche ou même « l'opinion dominante ». De tels raccourcis « rousseauistes » se retrouvent certes dans les histoires du monde mentionnées, comme certainement dans beaucoup d'autres « résumées » ; cependant, ils ne sont même pas fondamentalement faux, en dépit de la masse de données que Graeber et Wengrow mobilisent pour compliquer le rapport historique et évolutif entre la taille des groupes ou des sociétés, les modes de production et l'organisation politique. Les deux auteurs écrivent eux-mêmes, même si cela reste purement rhétorique : « On pourrait objecter que l'agriculture n'a certes pas tout changé du jour au lendemain, mais qu'elle a tout de même posé les bases des systèmes de domination ultérieurs »(p. 473). C'est exactement ce qui s'est passé.</p>
<p class="parag">Les États n'étaient pas une conséquence inéluctable de l'agriculture, mais les premières civilisations avancées ou les premiers empires sont nés sur cette base. L'agriculture était une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour la formation de l'État. Il n'y a là aucune téléologie dépassée. Les structures étatiques ne devaient pas nécessairement voir le jour. Elles ont cependant vu le jour et se sont imposées, même si ce n'est que de manière superficielle et fragmentaire à certains endroits, tout comme l'agriculture et l'élevage, là où ils étaient possibles. L'histoire a une direction, même si elle n'a pas de but. Elle ne suit pas ou ne décrit pas une ligne droite, mais les hommes qui la font – dans les conditions qu'ils ont trouvées, cela va de soi – expérimentent bien des possibilités alternatives, sur lesquelles nous apprenons quelques choses chez Graeber et Wengrow. Mais certaines de ces expériences s'imposent par leurs résultats, d'autres sont éliminées. Cela peut être un malheur d'un point de vue moral et politique, mais ce n'est en aucun cas inexplicable, même si, comme les auteurs le supposent eux-mêmes, c'est « seulement » le « pouvoir » qui est recherché par certains et finalement imposé avec succès aux autres, « seulement » pour laisser place à long terme par « davantage de pouvoir » (p. 459, 524). Quelles étaient les alternatives ?</p>
<h3>2. Le mouvement pendulaire des chasseurs-cueilleurs</h3>
<p class="parag">Le chapitre 3 rapporte, dans une perspective archéologique, que des communautés du Paléolithique supérieur datant de 50 000 à 15 000 av. J.-C. se manifestent déjà par « des enterrements princiers (…) et des constructions grandioses (…) » (p. 103). Les individus inhumés dans les tombes de Sunghir, dans le nord de la Russie, et de Dolni Věstonice, dans le sud de la Moravie, datant de 28 000 à 36 000 ans – les tombes collectives puis les cimetières n'apparaissent qu'au début du Néolithique, au Levant à partir de 15 000 av. J.-C. – étaient richement décorés ; on a trouvé des objets funéraires fabriqués à grand renfort de travail, dans des matériaux exotiques et donc probablement déjà prestigieux à l'époque. Ces communautés connaissaient donc, pour quelque raison que ce soit, des individus d’exception, même ou surtout lorsqu'ils étaient morts, et elles avaient la volonté et la capacité de les vénérer, ce qui nécessitait beaucoup de temps et de ressources. Ces groupes ne pouvaient donc pas être pauvres au sens strict du terme et uniquement préoccupés par la survie ; et de toute évidence, ils n'étaient pas non plus strictement égalitaires, car seules certaines personnes étaient enterrées à grands frais.</p>
<p class="parag">Par ailleurs, Graeber et Wengrow font état de constructions en défenses et en os de mammouths pour certaines vieilles de 25 000 ans, trouvées le long du glacier situé à l'époque entre Cracovie et Kiev, qu'ils considèrent comme des « monuments » : « soigneusement planifiés et construits pour commémorer la fin d'une grande chasse au mammouth (et la solidarité du groupe élargi de chasseurs) » (p. 109). Dans une note (p. 608, note 28), ils admettent certes que de tels sémaphores ont pu avoir d'autres fonctions, mais cela n'entame en rien l’assurance de leur interprétation dans le texte principal ; un « procédé » auquel ils restent fidèles en de nombreux endroits de leur livre : bien des conclusions se présentent comme des certitudes, alors qu'elles constituent au mieux une possibilité d'interprétation, voire une spéculation hasardeuse. Mais même s'il ne s'agissait pas des monuments ainsi décrits, il ne fait aucun doute, et c'est important pour l'argument du chapitre, que ces constructions n'ont pas été érigées ici ou là par quelques groupes de chasseurs mobiles et donc de petite taille, mais sur de très longues périodes, sur des lieux de rassemblement traditionnels de plusieurs de ces groupes. Il devait donc exister un sentiment d'appartenance, une identité collective de « toute » une culture de chasseurs qui dépassait les groupes individuels. Les communautés de chasseurs du Paléolithique supérieur n'étaient pas (nécessairement) pauvres, ni (forcément) petites ou limitées à de petites hordes isolées dans la nature.</p>
<p class="parag">Ce n'est pas tout. L'imposant site rituel de Göbekli Tepe, construit aux 10e et 9e millénaires avant notre ère par des chasseurs-cueilleurs et taillé dans le roc à l'aide d'outils en pierre, dans le sud-est de l'Anatolie, prouve que ses constructeurs, quel qu'ait été leur véritable objectif, ont non seulement célébré des « fêtes » communes à grande échelle et pendant des siècles, mais aussi et surtout qu'ils devaient être en mesure de coordonner d'énormes quantités de travail, c'est-à-dire aussi de « libérer » et de fournir des spécialistes. Selon Graeber et Wengrow, Göbekli Tepe témoigne d'une « hiérarchie sociale complexe » (p. 108).</p>
<p class="parag">Le point commun des constructions mentionnées ci-dessus est qu'elles ne constituaient pas, en tout cas pas de manière permanente, des habitations, mais des centres de congrégation ou de rituels utilisés de manière périodique. Comme il n'a pas été possible de prouver qu'il existait autour de ces centres un approvisionnement ininterrompu de grands groupes comprenant des centaines, voire des milliers de personnes, ni même que ceci aurait été possible à l'ère préhistorique, leurs constructeurs et leurs utilisateurs, à l’instar des fameux Esquimaux décrits par Marcel Mauss, dont la structure sociale oscille entre de grands camps d'hiver fixes et des camps d'été temporaires de quelques familles, ont dû osciller entre des phases de mode de vie dispersé et mobile et des phases de vie concentrée et temporairement sédentaire. Robert Lowie a décrit une oscillation similaire entre différents états d'agrégation « politiques », entre anarchie et autoritarisme (p. 128), à propos des confédérations tribales indigènes des Grandes Plaines. Pour Graeber et Wengrow, d'une part ces exemples ethnographiques constituent la clé de l'interprétation du matériel archéologique, d'autre part, ils prouvent la longévité, voire la généralité des métamorphoses socio-structurelles et politiques réversibles. Ils en concluent que l'histoire ne commence pas avec l'égalitarisme ou la hiérarchie, mais avec la « saisonnalité » politique (p. 123-125), une alternance entre « différentes possibilités sociales » (p. 135) qui ne serait pas, ou du moins pas principalement, d'origine environnementale (p. 127), mais qui serait délibérément désirée et due à l'envie de procéder à des expériences en matière politique.</p>
<p class="parag">Il est tout à fait vrai que les sociétés simples de chasseurs-cueilleurs, qui n'ont pas été découvertes à la fin des années 1960, mais qui ont fait l'objet de recherches systématiques, et dont les San ou les Bochimans d'Afrique du Sud-Ouest vivant dans les savanes arides peuvent être le prototype, ne peuvent pas être traitées tout de go comme des survivants du Paléolithique, comme si des dizaines de milliers d'individus étaient passés devant elles sans laisser de traces. Au contraire, beaucoup, si ce n'est la plupart, des populations récentes de chasseurs-cueilleurs n’ont été repoussées par leurs voisins agriculteurs et éleveurs dans des régions inhospitalières ou difficiles d'accès qu’au moment de la diffusion de l'agriculture. Avant « l'invention » de l'agriculture, le monde était plus vide, dans un sens quantitatif et qualitatif. Il y avait moins d’individus et il n'y avait pas de concurrence pour les meilleures terres, due aux différents modes de production. C'est pourquoi il est très probable, et Graeber et Wengrow ne sont pas les seuls à l’avoir bien documenté, que des sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs, des communautés caractérisées par la constitution de réserves, une mobilité limitée, une densité de population relativement élevée, des hiérarchies sociales, des droits de propriété corporatifs, une culture matérielle riche, des rituels différenciés, une pratique fréquente de la guerre et parfois même de l'horticulture, étaient globalement beaucoup plus répandues que les cas connus par l'ethnographie.</p>
<p class="parag">Deux (groupes) d'entre eux, les tribus côtières californiennes et « canadiennes » (en particulier les Yurok et les Kwakiutl), sont décrits par Graeber et Wengrow dans le chapitre 5, non pas en tant qu'exemples de sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs, mais pour illustrer un processus de « schismogenèse » (p. 73) qui, pour les auteurs, revêt une importance générale dans l'histoire mondiale. Les tribus du nord vivaient principalement de la pêche et étaient semi-sédentaires. En hiver, elles s'installaient dans de grands villages côtiers où elles organisaient des fêtes exubérantes et célébraient des rituels de surenchère débridée, appelés potlatch. Leur art de la sculpture, qui se manifeste dans des masques et des totems élaborés ainsi que dans des façades de maisons et des canoës magnifiquement décorés, est également impressionnant. Les communautés étaient stratifiées avec des chefs à leur tête, il existait des « maisons » plus nobles et plus riches, qui comprenaient non seulement les parents d'une même lignée, mais aussi des esclaves capturés lors de campagnes militaires. L'éthique des habitants de la côte nord-ouest était aristocratique, dépensière, honorifique et agonale. Les Yurok, leurs voisins installés plus au sud dans la région du fleuve Klamath, le long de la frontière actuelle entre l'Oregon et la Californie, étaient également des pêcheurs, des chasseurs et des cueilleurs. Toutefois, contrairement aux estuaires et aux cours inférieurs du fleuve Columbia et de ses affluents, la Californie est une zone extrêmement variée sur le plan écologique ; la pêche n'y jouait donc qu'un rôle secondaire. Les Yurok vivaient dans des villages dont les maisons étaient relativement modestes. Les sculptures somptueuses étaient absentes ; leur culture matérielle se caractérisait plutôt par des paniers décorés habilement tressés. Contrairement aux habitants de la côte nord-ouest, les Yurok ne faisaient pas la guerre et ne possédaient pas d'esclaves. Leur éthique était aussi et surtout diamétralement opposée à celle des tribus canadiennes. L'assiduité, l'économie et l'ascétisme étaient très appréciés. Ils s'efforçaient de multiplier les biens, qui pouvaient certes être vendus, mais qui ne devaient en aucun cas être dilapidés dans des surenchères coûteuses. Ce n'est pas un hasard si leur ethnographe Walter Goldschmidt a eu l'idée de qualifier la mentalité des Yurok de puritaine.</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow posent la question légitime de savoir comment expliquer une telle opposition et annoncent qu'ils vont examiner successivement si les institutions peuvent expliquer l'ethos, l'ethos les institutions, ou si les facteurs écologiques peuvent expliquer à la fois l'ethos et les institutions (p. 206). Comme c'est souvent le cas, ce projet n'est cependant pas traité de manière convenable (articulée). En effet, l'argumentation commence par se perdre dans l'à-peu-près, avant que les auteurs ne concluent – de manière remarquable, à la suite de Marcel Mauss – qu'aucune de ces explications ne fonctionne, et qu’il faut attribuer ce développement (cette divergence) « schismogénique » (p. 221) au rejet conscient du mode de vie de l'autre culture. L'occultation des « modes de production » tout à fait différents, ici une activité de cueillette qui dure plus ou moins toute l'année, là une « pêche » saisonnière de grands bancs de poissons migrateurs, me semble problématique. Mais il ne faut pas pour autant remettre en question le fait que les processus schismogéniques génèrent également des différences culturelles, voire socio-structurelles et politiques. Graeber voit également une schismogenèse à l'œuvre dans les relations entre les communautés ou cercles culturels du début du Néolithique dans le sud-est de l'Anatolie d'une part, et dans le sud du Levant d'autre part (chap. 6).</p>
<p class="parag">Dans ce contexte, il convient de noter de manière critique que de tels processus de différenciation constituent pour les auteurs un « facteur important » (p. 537) dans l'émergence de l'Etat et du patriarcat qui le précède non seulement dans le temps, mais aussi, d'une certaine manière, dans sa structure. Critique, non parce que l’émergence de l'autorité et de la masculinité – « toxique » – ne pourrait pas se faire en réaction à des modes de vie « féminins »et égalitaires, mais parce que l'idée selon laquelle l'institutionnalisation de la domination – car c'est bien de cela qu'il s'agit dans ce livre – est sinon toujours, du moins régulièrement, « secrétée » par une démarcation ostentatoire par rapport à des voisins épris de liberté, respectueux de l'égalité des sexes, voire de la féminité, cette idée donc, devrait au moins être énoncée, et au fond soigneusement discutée. Mais ce n'est pas le cas, ni dans le chapitre 5, ni dans le chapitre 6, ni dans le chapitre 10 (sur l'État), ni dans la conclusion. Ce que l’on apprend dans le chapitre 5, c'est que la domination commence toujours « chez soi » (p. 231), car les habitants de la Côte Nord-Ouest étaient certes des propriétaires d'esclaves, mais ils n'avaient pas de gouvernement au sens propre ou fort du terme – on ne sait malheureusement pas ce que cela signifie exactement. Leur « théorie » – qui, répétons-le, n'est nulle part développée, et encore moins soigneusement étayée sur le plan empirique – est la suivante : le patriarcat précède l'État, qui à son tour précède l'esclavage domestique, mais ceci d'une manière particulière, encore typique de l'État moderne, dans la mesure où, avec l'esclavage, un rapport de domination absolue s'installe au milieu d'une sphère d'intimité et d'assistance (p. 213 et s., 438, 441, 543, 547 et s.). L'esclavage lui-même trouve ses origines dans la guerre (p. 232). Les personnes réduites en esclavage sont celles qui ont été vaincues dans un combat à mort, qui n'ont certes pas été tuées, mais qui ont été gardées par les vainqueurs comme des morts en puissance (p. 210). Selon Graeber et Wengrow, cela ne se produit pas pour des raisons économiques ou démographiques, mais pour des motifs « politiques » ou plutôt idéels, pour des « idées sur un ordre social adéquat » (p. 221), qui ne s’incarnent toutefois que dans une « simple » démarcation schismogénique, non pas en premier lieu normative, mais formelle, par rapport aux autres sociétés. En ramenant le raisonnement à un schéma, on aurait : volonté de différence → esclavage → patriarcat → État. Il faut certes se frayer un chemin à travers l'ensemble du texte pour mettre au jour l'argumentation extraordinairement fragmentée, se rendre finalement compte que ce que les auteurs développent à partir des Yurok et des Kwakiutl n'est pas une interprétation ethnologique basée sur l’étude de ce seul cas, mais une thèse générale anthropologique ou historico-sociologique (dont on ne voit d'ailleurs pas bien comment elle s'inscrit dans le modèle esquissé au chapitre 10 – nous y reviendrons plus loin).</p>
<h3>3. De l'agriculture ludique</h3>
<p class="parag">Les chapitres 7 et 8 ont pour thème le développement et la mise en place de l'agriculture. Le premier met en lumière les processus à l’œuvre dans le Croissant fertile, la région qui s'étend en demi-cercle du Levant méditerranéen aux plaines mésopotamiennes en passant par le plateau sud-anatolien et les pentes des monts Zagros, et qui constituent donc les débuts les plus précoces de l'agriculture sur la planète. Le second s'étend à l'échelle mondiale et décrit le processus étalé dans le temps, hésitant et souvent franchement bloqué, de sa « marche triomphale » globale. Ceux qui sont arrivés jusqu'ici, que ce soit dans le livre ou dans ce compte-rendu, ne seront guère surpris d'apprendre que Graeber et Wengrow considèrent que l'émergence de l'agriculture est tout sauf une fatalité. En outre, ils tiennent à ce que l'on ne mette pas sur le compte de l'agriculture l'apparition des inégalités et des civilisations avancées, des empires ou des premiers États. Leurs principaux arguments contre ce lien sont, d'une part, la longue durée, parfois millénaire, qui sépare certains foyers indépendants les uns des autres, des premières tentatives de culture et d'une véritable domestication, en premier lieu des plantes, mais aussi des animaux (p. 259). D'autre part, ils soulignent non seulement la résistance ou, du moins, la réticence de certaines sociétés et d'autres aires culturelles, comme les habitants du bassin amazonien, à faire dépendre l'approvisionnement alimentaire principalement de la culture des plantes (p. 294-296), mais aussi et surtout le fait que les organisations seigneuriales ou étatiques ne sont pas apparues partout là où l'agriculture a été pratiquée, même dans un sens large.
On peut même aller plus loin et considérer, même sur la base des faits mentionnés ci-dessus, que l' « invention » de l'agriculture est un « événement » révolutionnaire dans l'histoire de l'humanité. En fin de compte, c'est aussi ce que font Graeber et Wengrow, mais ils feignent le contraire. Ils considèrent certes comme un mythe le discours sur la « révolution néolithique », ainsi que Gordon Childe avait qualifié l'invention de l'agriculture dans les années 1930, mais ils parlent eux-mêmes, en ce qui concerne l'agriculture et l'élevage, d'un « phénomène paradigmatique » (p. 270) avec « un potentiel de croissance extrêmement important » (p. 302). Ils expliquent noir sur blanc que la mise en valeur de régions qui seraient autrement restées inexploitées, « des populations toujours plus importantes et plus denses » ainsi que la production systématique d'excédents, dont un appareil de domination étatique peut et doit se nourrir, sont des effets à long terme de l'agriculture (p. 301). Leur « objection » consiste simplement à dire que ces effets ne se sont pas produits partout et qu'ils ne devaient pas nécessairement se produire pour cette raison. D’accord ! Mais le constat que le passage de la production agricole à des structures seigneuriales – tout comme lors du passage de « l'activité ludique » à « l'activité de production » (p. 293) –, ne procède pas d’une nécessité historique –, n’autorise pas à nier, comme ils le savent et l'écrivent eux-mêmes, que l'agriculture ait été une condition préalable à la formation de civilisations avancées.</p>
<p class="parag">La carte de la page 279 montre en effet bien plus de foyers de domestication des plantes et des animaux indépendants les uns des autres qu'il n'y a eu de civilisations ou d'empires archaïques, mais tous ces empires, que ce soit en Amérique centrale, dans les Andes, au Proche et au Moyen-Orient, en Inde ou en Chine, se sont infailliblement développés dans des régions pratiquant l'agriculture. Chaque champ ne voit pas un palais s’édifier tôt ou tard à côté de lui, mais tous les palais se trouvent au bord d'un champ. Je ne vois pas quel auteur sérieux pourrait affirmer davantage et autre chose. La révolution néolithique n'est bien sûr pas, au sens strict, une révolution, un renversement plus ou moins soudain de conditions préexistantes et tenues pour acquises, et elle n'est pas, Graeber et Wengrow ont également raison sur ce point, un bouleversement purement ou simplement économique, mais « plutôt (...) une rupture qui était aussi sociale et qui englobait tout, de l'horticulture à l'architecture, des mathématiques à la thermodynamique et de la religion à la redéfinition des rôles des sexes » (p. 266). La question de savoir si elle était « plutôt », c'est-à-dire avant tout, une rupture, est laissée en suspens – de même qu'il est probable qu’aucune explication de la révolution néolithique qui ramènerait ses causes, ou même son déclenchement, à un unique facteur, n'est convaincante. Il est en revanche tout à fait exact – c’était déjà une évidence pour Childe – que le passage à l'agriculture n'est pas un événement purement technique et économique, mais qu'il englobe également des dimensions sociales et idéelles. Il n’y a rien d’aberrant à placer, ainsi que le font Graeber et Wengrow, les installations rituelles de Göbki Tepe, y compris leur symbolique menaçante et les cultes présumés des crânes, dans le contexte de l' « invention » de l'agriculture (p. 267-270) ; mais il n’y a là aucune nouveauté. Même si ceux qui les ont bâties étaient « encore » des chasseurs-cueilleurs, il est probable qu'ils cultivaient déjà les céréales et qu'ils vivaient, comme leurs voisins levantins, dans un monde postglaciaire d'abondance naturelle qui, en Anatolie, permettait de « détourner » les ressources vers des projets de constructions monumentales et des festivités de grande envergure, tandis que plus au sud, pour la première fois, des villages ont été créés dans lesquels, ou plutôt à partir desquels, on se livrait avant tout à une agriculture occasionnelle et au commerce de spécialités culinaires et artisanales locales.</p>
<p class="parag">Les températures moyennes ont augmenté massivement après la fin de la dernière période glaciaire, il y a environ 15 000 ans, avant de se stabiliser à un niveau comparable à celui d'aujourd'hui, malgré le changement climatique actuel, après une nouvelle vague de froid il y a environ 13 000 ans. La faune et la flore ont littéralement prospéré. La sédentarité devint pour la première fois une possibilité, du fait que les terrains de chasse et de cueillette étaient désormais beaucoup plus productifs. Le rythme climatique stable qui a accompagné cette hausse des températures – dans le bassin méditerranéen, une alternance d'étés chauds et secs et d'hivers frais et humides – a en outre favorisé la croissance d'herbes annuelles, les ancêtres de nos céréales, qui pouvaient désormais être récoltées « ponctuellement » à la fin de l'été et être consommées ou transformées une fois séchées, y compris des semaines ou des mois plus tard. Bien entendu, ces circonstances et ces possibilités n'ont pas immédiatement débouché sur une authentique vie paysanne. Les expériences montrent qu'une domestication des céréales sauvages aurait été possible en quelques générations, mais les analyses archéobotaniques révèlent que ce processus a duré près de 3 000 ans. Il est donc tout à fait justifié de souligner que durant une très longue période, l'agriculture est restée expérimentale.</p>
<p class="parag">En Mésopotamie, selon Graeber et Wengrow, l'agriculture s'est peut-être imposée précisément parce qu'il était possible d'y pratiquer sur une grande échelle une culture humide, productive et relativement aisée, sans avoir à construire des canaux qui auraient nécessité des travaux collectifs coordonnés de manière centralisée. Dans d'autres endroits, même et surtout en dehors du Croissant fertile, la première introduction de l'agriculture a spectaculairement échoué – par exemple en Europe, avec les représentants de la culture du Rubané – et en d'autres lieux, comme en Amazonie ou en Mélanésie, elle n'est jamais devenue le mode de production dominant. Il est également exact et tout à fait remarquable que de nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs auraient été tout à fait en mesure, du point de vue de la nature et de la « technique », de passer à l'agriculture, mais qu’elles ne l'ont pas fait, probablement – car il va de soi que l'on peut aussi supposer que les chasseurs-cueilleurs ont un comportement rationnel, sans pour autant en faire des utilitaristes avant la lettre – parce que cela aurait signifié un approvisionnement alimentaire moins diversifié et, à long terme du moins, davantage de travail. L' « écologie de la liberté » p. 298) invoquée par Graeber et Wengrow était donc aussi une écologie du « temps libre ». Il est prouvé, et cela va à l'encontre des préjugés victoriens sur la supériorité fondamentale d'une existence agricole par rapport à une existence sauvage, que l'état de santé et l'espérance de vie des agriculteurs se sont régulièrement dégradés par rapport à ceux des chasseurs-cueilleurs. Au lieu de se demander pourquoi l'agriculture s'est imposée dans certains endroits du monde, si ce n'est par la violence et l'autoritarisme, du moins comme mode de production de base, Graeber et Wengrow ne voient en elle qu'une extension du répertoire matériel et reproductif que les acteurs historiques pouvaient ou non utiliser à leur guise. Comme nous l'avons vu, les auteurs savent que la croissance démographique régulièrement plus élevée des communautés agricoles, en dépit de la détérioration qualitative de l'approvisionnement alimentaire, permet à ces communautés de s'étendre structurellement, bien que le principe de l'agriculture constitue, d'un point de vue économique, l'augmentation du rendement pour une surface donnée. Ils s'intéressent néanmoins aux débuts parfois laborieux et à l’évolution souvent bloquée, tant pour des raisons écologiques que politiques, qui ont conduit de l'horticulture d’appoint à la prédominance de l'agriculture.</p>
<h3>4. Notre (pas si petite) ville</h3>
<p class="parag">Il n'est donc pas étonnant qu'aucun lien ne soit établi entre les premières villes, auxquelles sont consacrés les chapitres 8 et 9, et l'agriculture, et qu'il soit même suggéré qu'elles n'en avaient pas besoin, du moins pas sous une forme « intensive »; il en va de même de la « métallurgie avancée »et des « technologies sociales telles que les actes administratifs », censées ne pas constituer des conditions préalables aux premières communautés urbaines (p. 312). C'est certes vrai dans un sens à la fois strict et large ; « strict », dans la mesure où l'apparition de grandes agglomérations ne s’est pas effectuée sur la base de ces seuls éléments, et en même temps « large », dans la mesure où l'on assimile invariablement les vastes agglomérations à des villes. Et c'est précisément ce que font les auteurs : ils adhèrent à une définition « archéologique » de la ville, appliquant ce terme à toute agglomération couvrant plus de 150 ha (p. 628, note 11). Bien qu'une telle définition puisse être pertinente sur le plan archéologique, elle n'évite pas de se demander si ce qui fait la ville est uniquement la superficie, ou également un certain nombre d'habitants. Et elle occulte le fait que les villes dépendent bel et bien d'une production agricole excédentaire, qu'elles induisent presque inévitablement la spécialisation artisanale (et pas seulement métallurgique) et que, dans un certain nombre de cas, elles apportent aussi des innovations administratives. Une fois de plus, Graeber et Wengrow ne nient pas l'existence de tels liens. Au contraire, ils signalent que dans l'environnement de toutes les villes qu'ils étudient – dans le chapitre 8, il s'agit surtout des grandes cités de la culture Cucuteni-Tripolje et des villes mésopotamiennes, dans le chapitre 9 des villes mésoaméricaines Teotihuacán et Tlaxcala – on pratiquait l'agriculture, il existait un commerce et des spécialistes de l'artisanat, ainsi que des tâches administratives qu’il fallait résoudre.</p>
<p class="parag">Ils se refusent pourtant généralement à évoquer les causalités historiques ou sociologiques, ou même les similarités de forme, et en particulier à spécifier les facteurs techniques, économiques, écologiques et autres facteurs « matériels » responsables de l'émergence, de la (dé)formation et du développement des organisations sociales. Graeber et Wengrow sont des idéalistes historiques. Pour eux, il s'agit moins de rapports de détermination que de marges de liberté. Bien sûr, dans une présentation historique, on peut au choix plutôt mettre en lumière les contraintes qui pèsent sur des acteurs ou les latitudes dont ils disposent (p. 230). Mais les marges de manœuvre sont par nature limitées. Au lieu de les restituer, les auteurs donnent l'impression, en dépit de leur critique des positions postmodernes et relativistes, que pendant l’essentiel de leur histoire, presque tout a toujours été possible pour les « hommes », du moins en ce qui concerne l' « aménagement » politique de leurs communautés (p. 21, 139).</p>
<p class="parag">En ce qui concerne les villes, cela signifie que selon Graeber et Wengrow – contrairement à ce qu'affirment les spécialistes des sciences sociales pour lesquels la hiérarchie est une conséquence inévitable, voire une caractéristique structurelle nécessaire des groupes de grande taille – elles peuvent fort bien se passer d'asymétries sociales et s'en sont dispensées pendant longtemps, notamment dans les plus anciennes d’entre elles. Contre Robin Dunbar, par exemple, qui part du principe que les groupes de plus de 150 personnes ne peuvent plus être stabilisés par de simples interactions, par le contact et le consentement mutuel entre les différents membres du groupe (p. 304, 306), ils mobilisent le théoricien Maurice Bloch, qui a montré que c'est la « capacité de modifier la taille des groupes » qui « distingue la cognition sociale de l'homme de celle des autres primates » (p. 36). 36] Empiriquement, cette proposition s’étend aux villes mentionnées précédemment, dans lesquelles des dizaines de milliers d'habitants semblent s'autogérer, et dont les ruines et les vestiges ne comportent aucun indice archéologique – du moins aucun indice clair – d'une domination institutionnalisée ou même d'une « simple » stratification sociale. Pour commencer, il n’y a rien de très étonnant à cela, car de même que l'agriculture ne débouche pas nécessairement sur l’urbanisation, c’est parfois bel et bien le cas ; Çatalhöyük en Anatolie, par exemple, existait déjà vers 7000 avant J.-C., soit peu après la première domestication de plantes et d'animaux dans l'histoire mondiale. Elle formait une agglomération composée de maisons en briques d'argile serrées les unes contre les autres, et comptait plusieurs milliers d'habitants (p. 236-238, 244-249). Quant aux premières grandes agglomérations, on y construisait déjà des palais.</p>
<p class="parag">D'autre part, et c'est là un point crucial, Graeber et Wengrow n'omettent pas de mentionner que les premières villes étaient aussi des centres religieux, ou du moins qu'elles en abritaient (p. 312, 327 s., 337). Mais une fois de plus, ils ne font rien de cette constatation, pas plus qu'ils n'évoquent le fait que leur inspirateur Bloch attribue à la religion la capacité spécifiquement humaine de former de grands groupes, en raison de ses pratiques et de ses rituels. Il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à considérer l’ensemble des villes primitives comme des centres religieux, mais il est évident que la religion, ou plus généralement les cultes, ont joué un rôle central dans beaucoup d'entre elles – et certainement aussi pour elles. Jéricho n'en serait qu'un exemple, non pas, bien entendu, parce que l'Ancien Testament en parle, mais parce que sa célèbre tour, érigée au 9e millénaire avant Jésus-Christ, était une construction rituelle et non militaire – si elle n’était pas un temple, elle n’était pas non plus un bâtiment profane. Göbekli Tepe, quant à elle, n'était pas une ville habitée par des milliers de personnes mais un lieu rituel où des milliers de personnes se rassemblaient régulièrement.</p>
<p class="parag">Le village (ou la ville résidentielle) de Çatalhöyük était également à dominante religieuse. S'il ne comprenait pas de bâtiments ou de lieux de culte centraux, les maisons « d'habitation »devaient toutes contenir des lieux de culte en principe similaires - si elles n'étaient pas purement et simplement de tels lieux de culte. La pièce principale, toujours sans fenêtre et accessible par un escalier depuis le toit plat, comportait un four ou un foyer ainsi que des bancs et des estrades encastrés dans les murs. Dans de nombreuses pièces principales, qui proviennent certes d'une série de fouilles particulière et donc d'une phase spécifique du site, on a trouvé des bucranes spectaculaires, des crânes de taureaux avec d'énormes cornes sortant des murs, ainsi que des peintures murales, principalement d'animaux sauvages. De toute évidence, ces pièces servaient notamment à l'inhumation et au culte des morts. La vie économique des habitants se déroulait principalement sur les toits.</p>
<p class="parag">Sans surprise, mais encore une fois au passage, Graeber et Wengrow mentionnent des « rituels domestiques » (p. 322) dans les grandes cités du 4e millénaire de la culture Cucuteni-Tripolje au nord de la mer Noire. La nature de ces rituels n'est pas mentionnée. Il est plutôt fait référence à la forme annulaire des grandes cités et au vaste espace vide situé en leur centre. En comparant avec les villages pyrénéens basques modernes – oui : modernes – qui sont également circulaires et qui utilisent cette structure spatiale comme base d'une « rotation saisonnière des tâches et des devoirs essentiels » (p. 323), comme principe d'organisation non hiérarchique sans contrôle ou administration centrale, les auteurs concluent néanmoins qu'une « organisation hautement égalitaire à l'échelle urbaine était déjà possible dans les grands ensembles ‘ukrainiens’ » (p. 325). Au lieu de se demander et de discuter si et dans quelle mesure la religion – une pratique cultuelle commune obligatoire, même décentralisée ou répartie sur des ‘foyers’ domestiques individuels – peut constituer un équivalent fonctionnel de la hiérarchie et, en tant que telle, jouer un rôle fondamental pour la cohabitation durable de grands groupes, ils extrapolent encore et encore dans les deux chapitres sur les villes, partant des modèles d’habitations en série pour en déduire des formes d'organisation démocratiques et coopératives.</p>
<p class="parag">De même, leur démonstration « diffusionniste », illustrée par le cas précédent, n'est qu'un exemple – particulièrement flagrant, il est vrai – de l'utilisation d'une base factuelle dont on avoue les lacunes (p. 330 et s.) pour en tirer des conclusions d'une audace impressionnante – par exemple, en ce qui concerne la Mésopotamie, l’idée que les cités, avant la construction des premiers palais, étaient gouvernées par des conseils de district, des assemblées d'anciens et de citoyens (p. 329), et que les corvées, même à l'époque dynastique, étaient une affaire joyeuse, plus carnavalesque que pénible (p. 327 et s.). Il est probable, pour ne pas dire certain, que le développement de la religion, le renforcement de l’appartenance à une collectivité par des rituels, des mythes ou des croyances communs, n'a pas été un processus totalement contraint et dépourvu de toute gaité. Néanmoins, un engagement solennel envers certains cultes, comme par exemple les puissances et les êtres invisibles, pour la prospérité des plantes et des animaux, pour le bien-être du groupe, est tout autre chose qu'une autodétermination démocratique. Pour Graeber et Wengrow, la religion a d'une certaine manière toujours été présente – ce qui est sans doute vrai, dans la mesure où l'éveil de la pensée symbolique et de la pensée religieuse ont la même origine –, mais elle n'interfère apparemment jamais avec la « politique », l' « imagination politique » et le « goût de l'expérimentation » des chasseurs-cueilleurs paléolithiques et des premiers habitants des villes. Elle n'est elle-même « qu'un jeu » (p. 533).</p>
<p class="parag">Les auteurs savent que les néolithiques qui ont expérimenté des techniques et des pratiques agricoles sont aussi ceux qui ont donné une nouvelle expression figurative à leurs représentations d'animaux particulièrement dangereux d'une part et de femmes fécondes et porteuses de vie d'autre part, qui ont peut-être même inventé les dieux selon Jacques Cauvin, dieux qui ne voulaient pas seulement être vénérés mais auxquels il fallait adresser des sacrifices – qui revendiquent donc d'une certaine manière la domination – (p. 333-337), mais ces sujets ne sont pas davantage abordés que l'apparition régulière, à travers les cultures et les époques, de temples et finalement de palais dans les villes. Le livre a le mérite d’apporter de nombreux exemples montrant que les villes, même si l'on entend par là non seulement des agglomérations denses, mais aussi des centres rituels et économiques, ont pu se passer pendant des siècles d'un appareil de domination politique au sens strict du terme et même perdre ou abolir un tel appareil s'il s'était formé – les auteurs décrivent ce dernier cas à partir de l'exemple de Teotihuacán (pp. 357-374). Mais de tels exemples ne prouvent ni que de tels centres constituaient des associations libres d'hommes libres, ni que l'urbanisation n'a pas été à la base de la stratification sociale et finalement de l'émergence d'États. « Dans l'ensemble, on pourrait penser que l'histoire s'est déroulée de manière uniforme dans une direction autoritaire. Sur le long terme, cela a été le cas ». (p. 352)</p>
<h3>5. les États, ou quand l'histoire joue aux dés</h3>
<p class="parag">Dans le chapitre 10, nous nous heurtons à des imprécisions similaires. D'une part, les auteurs nous assurent que l'émergence des États modernes n'était pas une nécessité historique, mais plutôt « plus ou moins le fruit du hasard » (p. 461), d'autre part, ils n'esquissent eux-mêmes rien d'autre qu'une théorie plus ou moins originale de l'émergence des États, qui s'arrête bien sûr bien avant une reconstruction historique de l'émergence des États modernes. Rien que pour cette raison, il est difficile d’apprécier leur position sur le hasard. Mais il ne s'agit pas du tout de hasard ou de nécessité ; il s'agit d'une fausse alternative. Du point de vue de l'histoire universelle ou de l'évolution, les États n'étaient pas plus nécessaires que la domestication du feu ou le développement d'<i>homo sapiens</i>. Comme on peut le voir – et comme le montrent également Graeber et Wengrow, bien qu’ils affirment le contraire – ils sont apparus à différents endroits du monde et à différents moments de l'histoire de manière tout à fait similaire, apparemment « socio-logique ». Plus encore : même si l'Etat moderne a entre-temps dépassé son zénith historique (p. 461), il s'est imposé au cours des derniers siècles, dans le sillage du colonialisme européen moderne, qui n'est en aucun cas unique en son genre, mais seulement par sa force et son étendue, face à des formes alternatives d'organisation sociale. Les auteurs font référence au premier point, mais ne traitent pas le second. L'histoire universelle ou les théories de l'évolution socioculturelle ne s'occupent pas de la découverte de nécessités <i>a priori</i>, mais <i>a posteriori</i>, de la mise au jour et de l'explication de régularités et de probabilités historiques. Dans ce contexte, les dépendances de sentier jouent un rôle tout à fait décisif. La domination ou la « simple »division du travail dans l'ensemble de la société ne sont pas des conséquences inéluctables de la densification spatiale et sociale, mais celle-ci est régulièrement la base sur laquelle elles se développent et, une fois qu'elles ont « grandi », même après des bouleversements et une désintégration sociale, elles ne disparaissent plus à long terme, c'est-à-dire en règle générale. Au fond, cette « logique », ce schéma, est banal. Mais il faut l’énoncer pour montrer clairement à quel moment Graeber et Wengrow, sans déformer les faits historiques, refusent d’en tirer les « séquences nécessaires ».</p>
<p class="parag">Leur théorie de l'État est censée répondre à la question « pourquoi sommes-nous restés enfermés » (p. 135, 141, 274, 536 - et probablement plus souvent), pourquoi l'imagination politique, de même que notre capacité à construire un ordre social nous permettant de nous déplacer librement, de désobéir aux ordres et de nous réorganiser sans cesse (154, 392) se sont éteintes, ou du moins ont été largement étouffées. Toutefois, ils n’apportent pas non plus la réponse dans ce chapitre, comme on l’a déjà « divulgué » plus haut – du moins pas explicitement ni de manière convaincante : tout au contraire, l’argumentation reste engluée dans une combinatoire inaboutie d'éléments de domination (p. 392-400).</p>
<p class="parag">Ils distinguent trois formes fondamentales de pouvoir ou de domination – deux termes qu'ils ne s'embarrassent pas de distinguer –, à savoir le contrôle de la violence, le contrôle de l'information et le charisme individuel, qui sont anthropologiquement universels et qui se sont imbriqués « plus ou moins par hasard » dans l'État moderne pour former un complexe de souveraineté, de bureaucratie et de concurrence politique. Sur la base de ces trois éléments de domination politique, les auteurs distinguent en outre trois types d'associations politiques : Les souverainetés de premier ordre, qui se contentent d'institutionnaliser l'un des trois types de pouvoir (p. 421), les souverainetés de second ordre, dans lesquelles deux des trois formes de pouvoir se combinent (p. 443) et enfin l'État moderne, dans lequel les trois entrent en jeu (p. 461). En principe, il n'y a rien à dire contre la différenciation des formes de pouvoir ni contre leur combinaison en types de domination ; au contraire. Seulement, il existe déjà des approches similaires, par exemple de Michael Mann et Heinrich Popitz (peu connus dans les pays anglo-saxons, mais que l'on peut tout de même découvrir depuis la traduction de ses processus de formation du pouvoir), qui ne sont cependant pas mentionnées ou discutées, comme de manière générale la littérature très complète et détaillée sur la formation des Etats, de la nationalité et des associations politiques. On pourrait apprendre de cette littérature non seulement qu'il est nécessaire de distinguer les (formes de) pouvoir et le pouvoir institutionnalisé ou la domination, mais aussi comment les processus d'institutionnalisation se déroulent, quelles conceptualisations alternatives d'associations politiques non-étatiques ou pré-étatiques existent et quelles relations systématiques et chemins de développement peuvent être observées.</p>
<p class="parag">Graeber et Wengrow en font également état, du moins en partie. À première vue, il semble que les dominations de premier ordre apparaissent simplement parce que quelqu'un réussit d'une manière ou d'une autre à pérenniser le pouvoir – les Olmèques du 2e millénaire avant Jésus-Christ pratiquaient des jeux de balle théâtralisés, c'est-à-dire expressifs et charismatiques, pour la compétition politique (pp. 413-416), les habitants du Chavin de Huántar pré-incaïque se livraient à « des épreuves individuelles, des initiations et des quêtes de vision »(p. 419) pour acquérir un savoir de domination ésotérique (p. 416-420) et les Natchez nord-américains des 18e et 19e siècles pratiquaient une violence excessive au service du roi divin (p. 422-426). Dans les faits et dans les descriptions des auteurs, les trois « dominations » possèdent bien sûr un fondement religieux. Cela vaut également pour les régimes de second ordre, qui combinaient la souveraineté et la bureaucratie dans le cas de l'Egypte ancienne (p. 429-439), la bureaucratie et la compétition politique dans le cas de la Mésopotamie (p. 439 s.) et la compétition politique et la souveraineté dans le cas des Mayas (p. 440-442), et qui déplaçaient « simplement » la troisième forme de pouvoir « de la sphère humaine vers les sphères cosmiques » (p. 444). Malheureusement, pour Graeber et Wengrow, l’affaire s’arrête là. Comme dans les chapitres sur la ville, le rapport entre religion et politique reste à nouveau totalement inexpliqué, tant sur le plan empirique que conceptuel.</p>
<p class="parag">Ce dont Graeber et Wengrow nous assurent en revanche, c'est que les dominations de premier ordre ne restreignaient pas encore les trois libertés fondamentales déjà mentionnées, que ceux qui étaient « soumis » à la domination pouvaient donc encore résister aux ordres, s'en aller et tenter leur chance ailleurs, sans domination (p. 426-429). Cela change, du moins en grande partie, dans les dominations de second ordre. Celles-ci « recourent systématiquement à des formes spectaculaires de violence » (p. 441), elles sont en mesure – il faudrait même ajouter : obligées – d'imposer régulièrement leurs ordres par la force, précisément parce que le pouvoir est encore faible, qu'il ne s'est pas encore banalisé et qu'il ne dispose pas non plus d'un appareil de sécurité qui lui permettrait de s'imposer sur le terrain. Il en va manifestement de même pour la liberté de quitter la communauté, et en sens inverse, des efforts des souverains pour en priver leurs sujets. Les auteurs soulignent avec Scott qu'il était tout à fait possible de s'enfuir et de devenir un « barbare », mais qu'il fallait s'attendre à être à nouveau soumis (p. 473-476). Mais ce qui est plus grave à leurs yeux, c'est que la bureaucratie qui, comme nous l'avons vu, est d'une part une institution élémentaire de domination, quelque peu contradictoire, mais qui d'autre part n'a rien à voir avec la domination, du moins au début (p. 449 s.), devient dans les premiers États l'instrument central pour abolir la troisième liberté – celle de se réorganiser politiquement de manière différente –, en ce sens qu'elle passe d'un mécanisme de coordination, supposé simple, d'engagements personnels à un registre impersonnel et donc non négociable de relations d'obligations (p. 465 s.). À un moment crucial, le texte renvoie au livre de Graeber sur la dette, sans toutefois qu’on y trouve ce qui est seulement envisagé ici, à savoir une réponse satisfaisante à la question « pourquoi nous sommes restés bloqués ». Il n'y est pas expliqué dans quelle mesure la transformation de la dette en argent tarit l'imagination politique, ni comment cette thèse se rapporte à celle précédemment « développée », selon laquelle l'Etat, en tant que combination de violence et d'assistance calquée sur le ménage patriarcal, commet cet attentat contre une pensée politique libre – une pensée libertaire. En bref, en ce qui concerne la combinatoire des éléments politiques, le chapitre sur l'État est inspirant ; en ce qui concerne les passages empiriques sur les dominations de premier et de second ordre, il est informatif, même si dans le détail il faut probablement le considérer avec prudence ; en tant que théorie de l'État, il est inutilisable.</p>
<h3>6. <i>Quod esset demonstrandum</i> (Ce qu’il fallait démontrer)</h3>
<p class="parag">Le chapitre qui suit (11), tout comme le chapitre 5 est « nord-américain », et récapitule l'histoire racontée jusqu'ici (en fait, seulement jusqu'au chapitre 9). Nous y rencontrons des cultures de chasseurs-cueilleurs organisées à grande échelle, ou du moins en réseau, et construisant d'imposants édifices, une agriculture « ludique », l'ascension et la chute d'une cité-État et des confédérations tribales dont les mythes évoquent une domination « étatique » que leur « constitution » sait empêcher. Graeber et Wengrow parlent de la culture Hopewell datant de 100 avant à 500 après J.-C., dont le centre se trouvait dans l'actuel État américain de l'Ohio, mais qui rayonnait apparemment très largement sur l'ensemble du continent nord-américain. Il est possible que le système de clans transcontinental, transcendant les tribus et les groupes linguistiques, se soit formé ici. Les archéologues ont découvert des ouvrages monumentaux en terre, utilisés de manière saisonnière et possédant une fonction rituelle. Des techniques et des pratiques agricoles, des méthodes de production de surplus ciblées étaient connues. Il n'y a cependant aucun signe de l'existence ou même du leadership d'une élite sociale.</p>
<p class="parag">Après le déclin de la culture Hopewell, quelle qu'en soit la cause, des « évolutions familières » (p. 495) se sont produites : le maïs cultivé est devenu l'aliment de base en de nombreux endroits, des conflits armés ont éclaté et, au lieu d'un nouveau réseau décentralisé, une communauté hiérarchisée s'est finalement développée autour de la ville de Cahokia, située près de l'actuelle Saint-Louis sur le Mississippi. Vers l’an mille, 10 000 personnes, et même 40 000 vers 1400, vivaient probablement déjà à Cahokia, la plus grande ville précolombienne au nord du Mexique. La population de la ville et de ses environs était divisée en nobles et en roturiers, avec à leur tête une élite dirigeante qui, à l'instar des premiers souverains partout dans le monde, procédait à des exécutions massives. Le « régime » n'a toutefois pas pu se maintenir. Après 1400, de plus en plus de gens se détournèrent de Cahokia ; comme nos auteurs le reconnaissent en passant, la faible densité de population du Midwest (p. 500), ainsi que le rôle toujours marginal de l'agriculture et le faible taux de natalité qui l'accompagnait (p. 503 et s.) ont permis de tourner le dos au centre urbain et à l'élite qui y résidait. Vers 1700, les petits royaumes avaient disparu du centre de l'Amérique du Nord.</p>
<p class="parag">Tout au contraire, les auteurs décrivent, à l'exemple des Osage installés dans la région de l'actuel Oklahoma, une société dont les institutions avaient été conçues pour empêcher le pouvoir arbitraire. Outre un conseil des sages responsable des décisions collectives contraignantes, il existait des assemblées quotidiennes de simples membres de la tribu, au cours desquelles les décisions du conseil étaient discutées et réfléchies. Des institutions démocratiques et délibératives comparables, ainsi que, selon Graeber et Wengrow, des antécédents « étatiques »comparables, se retrouvent chez les Iroquois d'Amérique du Nord-Ouest, qui n'avaient bien sûr aucun lien direct ou avéré avec les Osage. Le point décisif pour les auteurs est que les indigènes d'Amérique du Nord, les Iroquois, étaient tout aussi capables que les Osage, ou plus exactement que leurs « intellectuels », de penser politiquement, de réfléchir à des alternatives politiques fondamentales et d'aménager consciemment leurs communautés. Comme nous l'avons expliqué en détail au chapitre 2, cette capacité n'est donc pas un privilège, une découverte ou une conquête datant seulement des Lumières européennes (p. 527), mais d'un autre côté, une telle conscience politique s'éveille « seulement » et « uniquement » dans le contexte de l'expérience de la domination et de l'État (p. 518). L'observation selon laquelle la critique explicite de la domination et, plus largement, les « sociétés contre l'État » décrites par Pierre Clastres dès les années 1970 n'ont été possibles que parce que leurs membres avaient jadis connu quelque chose comme une domination « étatique » ou même simplement institutionnalisée, avait déjà été avancée par les auteurs dans un précédent article (p. 132 et suivantes). Je trouve cette remarque convaincante.</p>
<p class="parag">Elle prouve toutefois que les structures de domination, même sans être identiques à celles des États, ont dû être beaucoup plus courantes et répandues que ce que la présente histoire « anarchiste »de l'humanité veut nous faire croire. Certes, il ne s'agit pas à proprement parler d'une contradiction interne à l’exposé de Graeber et Wengrow, dans laquelle ils s’empêtreraient. Ils décrivent bien, en effet, et comme nous l'avons vu, que les sociétés de chasseurs paléolithiques étaient déjà capables de former des structures complexes et même hiérarchiques, au moins de manière saisonnière, sans toutefois les rendre permanentes. Il ne s'agit peut-être pas d'un point de vue tout à fait nouveau, mais c’est un élément que le livre souligne à juste titre. Elle banalise néanmoins les nombreuses tentatives de hiérarchisation, dont certaines furent interrompues ou annulées, mais dont certaines conduisirent à la création d'ensembles politiques capables d'englober et de gouverner des dizaines de milliers, des centaines de milliers, voire des millions de personnes. Ces entités, ces royaumes et ces empires, étaient également éphémères, tout comme l'État moderne l'est certainement aussi. À côté de ces ensembles politiques et entre elles, il existait des communautés qui n’étaient pas caractérisées par l'exploitation, l'oppression, les guerres et l'esclavage. Mais depuis que de tels empires existent, ils s'imposent au détriment de communautés dépourvues de domination, de la même manière que les groupes de cultivateurs, en dépit de toutes leurs difficultés initiales, s’étaient auparavant imposés face aux chasseurs-cueilleurs – non parce qu'ils sont meilleures ou qu'ils correspondent à une quelconque volonté humaine, mais tout simplement parce qu'ils sont plus puissants. L' « atout » des paysans est leur démographie, l' « atout » des Etats est l'organisation de la violence. Graeber et Wengrow se concentrent sur l'imagination politique, la volonté de liberté qui [passage incompréhensible] ne flotte pas aussi librement dans l’air qu'ils le suggèrent.</p>
<p class="parag">Cette appréciation vaut aussi <i>mutatis mutandis</i> pour la critique de la domination des Lumières européennes, ce qui nous amène à présent au thème du dernier chapitre. Il est sans doute exagéré d'attribuer le rejet du pouvoir arbitraire par les « Iroquois » à la démonstration logique et au brio rhétorique de leur « philosophe et homme d'État » Kondiaronk (p. 64), érigé en modèle de la culture du débat des Lumières, et même de présenter l'ensemble de ce courant comme un effet de la critique indigène des (institutions des) colonialistes européens (p. 61 s., 75). Il est vrai cependant que la figure de l'indigène, souvent américain, occupe une position clé dans la philosophie politique des Lumières, d'où la légitimité, pour ne pas dire la nécessité, de faire parler dans les sources les informateurs et interlocuteurs concrets des proto-« ethnographes » européens, conquérants, aventuriers et surtout missionnaires européens. Leur discours, leur critique des formes de pensée et de vie européennes, méritent d'être pris au sérieux en tant que critique indigène, afin de briser ainsi l'apparent monopole européen de la critique sociale, et d'alimenter la réflexion sur la question proprement politique de savoir dans quelle société l'on veut vivre et quelles institutions on veut se donner.</p>
<p class="parag">Toutefois, même si l'on prend acte du fait que les Lumières ne sont pas uniquement sorties de la tête de géniaux intellectuels européens, mais qu'elles doivent beaucoup à la confrontation avec des cultures extra-européennes et, plus encore, aux objections anticoloniales des populations soumises outre-mer, cette constatation doit être admise non seulement pour les XVIIe et XVIIIe siècles, mais déjà pour la critique du colonialisme de la fin de la scolastique au XVIe siècle. La conquête de territoires par l'Europe moderne a été avant tout un assujettissement par la force de continents et de peuples « étrangers » (même si la conquête rapide et le dépeuplement de l'Amérique en particulier sont dus en premier lieu aux agents pathogènes introduits par les Européens, issus de leur symbiose millénaire avec le bétail domestiqué). La « rencontre » européenne avec l'étranger se caractérise néanmoins aussi par un degré particulier ou, mieux, par une « sensibilité à l'altérité » : un type particulier de sensibilité à l'altérité, dont les origines remontent à l'Antiquité et qui remonte peut-être à une sorte d'expérience collective de second rang culturel.</p>
<p class="parag">D'une manière générale, c'est dans l'Antiquité, et pas seulement au siècle des Lumières, que l'ordre politique ou social est perçu comme une chose pouvant par principe être aménagée, surtout dans le contexte européen. Je crois entendre Graeber et Wengrow me crier : « C'est si tardif ! N'avons-nous pas montré que les hommes ont toujours fait des expériences politiques ? » – « Non, vous ne l'avez pas fait ». Car il y a une différence, fondamentale même, entre constater la variance et même la périodicité de formes de sociabilité historiquement lointaines et postuler une conscience de la possibilité d'alternatives politiques ne dépendant que de la libre décision des acteurs. Le premier point est parfaitement couvert par les données archéologiques et ethnologiques. Le second ne l'est pas, non seulement parce que les états de conscience, contrairement aux structures sociales diverses et saisonnières, ne laissent pas de traces archéologiques directes, mais aussi parce que les résultats de l'ethnologie, de la psychologie du développement et même de l'histoire au sens strict, c'est-à-dire de l'écriture, prouvent de manière irréfutable que non seulement nos techniques, nos formes d'organisation sociale et nos visions du monde ont évolué ; il ne fait aucun doute que nn seulement la maîtrise de la nature, la compétence d'organisation sociale ou politique et le « savoir humain » ont augmenté au cours de l'histoire mais que notre pensée, notre capacité de penser ou plus précisément nos formes de pensée sont elles aussi soumises à une sorte de logique cumulative. Certes, la capacité humaine à changer le réel s'éveille déjà avec le langage. Mais les hommes ne s'autorisent à changer totalement le monde qu'après avoir détrôné les dieux. Celui qui ne reconnaît dans la religion qu'une expérimentation ludique et non pas l'obligation profonde de préserver le monde tel qu'il est, ou tel qu'il doit être en raison de la volonté divine, passe à côté de cette réalité.</p>
<h3>7. Des types et des séquences II</h3>
<p class="parag">Dans sa <i>Philosophie de l'argent</i>, Christoph Türcke tance Graeber pour avoir uniquement traité, dans son livre sur la dette, des dernières 5000 années de l'histoire de l'argent et non des premières, alors que les origines de l'argent remontent bien plus loin, quelque part au fond de l'âge de pierre, voire même avant. Il n'est pas nécessaire de s'intéresser ici à ce qu'il faut penser de l'objection de Türcke. Quoi qu’il en soit, Graeber et Wengrow, dans le présent livre, remontent nettement plus loin dans le temps. La critique selon laquelle le récit commence trop tard s'applique cependant également (voire, plus encore) ici – bien sûr, pas dans le sens où tout ce qui arrive possède un antécédent sans lequel ce qui suit resterait incompréhensible, ou du moins incomplet. Chaque histoire doit débuter quelque part, et bien des éléments doivent être considérées comme acquis. De plus, les auteurs ont de bonnes raisons, qu'ils exposent eux-mêmes, de commencer par le Paléolithique supérieur. C'est à cette époque qu'apparaissent, d'après ce que nous savons aujourd'hui, les premiers monuments, les premières constructions témoignant de la religion (p. 179 s.). Le Paléolithique supérieur connaît donc déjà des sociétés complexes. Jusqu'ici, tout va bien. Et pourtant, ce « début » pose un problème fondamental, car il affecte l'ensemble de l'argumentaire du livre.</p>
<p class="parag">Bien que Graeber et Wengrow parlent eux-mêmes à plusieurs reprises de complexité sociale dès le Paléolithique, ils se refusent à utiliser la catégorie de « chasseurs-cueilleurs complexes » (p. 114, 130 s., 186), moins pour des motifs compréhensibles sur le fond que pour des raisons rhétoriques évidentes : Ce serait reconnaître que même les spécialistes qui pensent en termes d'évolution, ou du moins de typologie, observent de manière différenciée, et n’opposent pas ainsi purement et simplement des formes de socialisation « pauvres mais libres » à des formes « technologiquement avancées mais non libres ». Bien entendu, Graeber et Wengrow savent que la recherche n'utilise pas une dichotomie aussi simple, mais ils évitent, ici comme en général, une confrontation sérieuse et approfondie avec les approches évolutionnistes actuelles. La raison n’est pas qu’ils refuseraient d’enfermer la diversité empirique des sociétés et des cultures dans un corset classificatoire : c'est en effet ce qu'ils font eux-mêmes lorsqu'ils considèrent – à juste titre – que la naissance des villes ouvre un nouveau chapitre de l'histoire de l'humanité (p. 311) ou qu'ils établissent la distinction entre les systèmes de domination de premier, deuxième et troisième ordre. Graeber et Wengrow devraient plutôt admettre que les sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs, même si elles ne sont évidemment pas des « survivances », des branches mortes de l'évolution socioculturelle qui, pour leur malheur, sont passées à côté du développement de l'agriculture, doivent être issues de sociétés de chasseurs- cueilleurs simples ou, en tout cas, nettement plus simples. Premièrement, dans un sens très basique et logique, la complexité présuppose toujours la différenciation, la mise en réseau ou la coévolution d'éléments plus simples – la construction de bateaux à balancier capables de naviguer, par exemple, suppose de « naviguer » sur des troncs d'arbres ou des radeaux. La complexité sociale ne tombe pas non plus du ciel : elle n'est pas simplement là depuis toujours. L'histoire ne commence pas de manière aussi hiérarchique qu'égalitaire, pour ne faire ensuite qu'osciller entre ces deux pôles jusqu'à ce que la domination et l'État triomphent à un moment ou à un autre.</p>
<p class="parag">Au contraire, l'histoire humaine commence de manière très égalitaire – métaphoriquement parlant, bien sûr, parce que, du point de vue de l'évolution, il n'y a pas de véritable début, pas d'état primitif, mais des transitions décisives, des sortes de trous d'épingle par lesquels on ne revient guère une fois qu'on s’y est « faufilé » –, que les groupes de primates humains se caractérisent, par rapport aux groupes de primates non humains, par un degré exceptionnel, voire spectaculaire, de disposition générale à la coopération ainsi que d'égalitarisme, en particulier entre les hommes, qui existe d'ailleurs aussi entre les sexes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et en particulier les plus simples d’entre elles. Il va de soi que les chimpanzés, les gorilles et les orangs-outans ne sont pas nos ancêtres directs, mais que nous descendons d'ancêtres communs, dont certains se sont lancés sur le long chemin de l'hominisation il y a deux millions et demi d'années, avec ce que l’on présume être le développement le plus précoce de bifaces taillés. Contrairement à ce que Graeber et Wengrow insinuent (p. 98 et suivantes), « nous » sommes tout à fait en mesure, essentiellement sur la base de la découverte d'outils, mais aussi sur la base d'autres artefacts et des traces de vie de pré-humaine et de primates, d'écrire une histoire de l'humanité qui soit davantage qu’un récit inventé de toutes pièces, une spéculation dénuée de toute garantie empirique. Ils critiquent à juste titre le fait que l'on ne peut pas considérer l'explosion créative dans l'espace culturel franco-cantabrique, que l'on peut admirer dans les grottes d'Altamira, de Chauvet ou de Lascaux, il y a plus de 30 000 ans, comme l'acte de naissance de l'homme moderne, même du point de vue comportemental. Mais de même que la « floraison européenne » au Paléolithique supérieur pourrait être due – comme le pensent les auteurs à la suite de Schmidt et Zimmermann – à une densification des interactions due à des facteurs écologiques et climatiques, les sociétés complexes de chasseurs-cueilleurs pourraient être issues, dans des conditions environnementales tout aussi favorables, de communautés plus petites, donc plus simples du point de vue de la structure sociale, mais aussi plus égalitaires du point de vue matériel ou plutôt « artificiel ». Il faut le répéter : l'histoire humaine, qu'elle commence avec Graeber et Wengrow au Paléolithique supérieur ou plus tôt, par exemple avec la domestication du feu ou la chasse collective, débute de manière égalitaire et non hiérarchique. C'est pourquoi il est tout à fait possible de reconstruire historiquement et anthropologiquement dans quelles circonstances et par quels moyens la stratification sociale émerge, reflue et s'établit à long terme, du moins dans certaines communautés, une tâche que des générations de chercheurs ont d'ailleurs entreprise sur la base de nouvelles connaissances.</p>
<p class="parag">La question centrale des deux auteurs, explicitement soulevée à plusieurs endroits du livre, à savoir à quel moment avons-nous été « bloqués », quand et comment l'humanité, ou du moins une grande partie de celle-ci, a désappris à penser en termes d'alternatives politiques, à imaginer - et à mettre en œuvre - un monde différent et plus libre que celui dans lequel nous nous sommes engagés avec la mise en place de structures étatiques stables, n'est donc pas moins mal posée que la question de l'origine de l'inégalité, qu'ils rejettent comme une fausse question (p. 135). Il n'y a pas d'origine unique, pas plus qu'il n'y a d'accident au cours duquel l'histoire a déraillé (p. 94, 154, 162). Ce qui existe, ce sont des processus d'accumulation et d'institutionnalisation du pouvoir, d'innovation technique, sans oublier l'ouverture mentale et médiatique du monde, qui commencent tous très tôt, qui sont en fin de compte des dimensions de l'hominisation et pas seulement de l'histoire, des processus qui marquent le rapport à la nature, le rapport social et le rapport au monde des différentes sociétés, mais qui les mettent inévitablement en contact les unes avec les autres, en dépendance les unes des autres, en opposition « schismogénique » et en outre dans un rapport de concurrence parfois guerrier. Souvent, ces relations se terminent en queue de poisson ou disparaissent, une désintermédiation succède à une interdépendance. Mais à certains moments – et c'est en ce sens que le discours sur les grandes transitions évolutives, la périodisation de l’histoire et les révolutions politiques modernes ou non, prend tout son sens, les aiguillages sont posés de telle sorte qu'un retour en arrière est toujours possible dans des cas isolés – même s'ils sont nombreux – mais devient somme toute extrêmement improbable.</p>
<p class="parag">Tout comme Kant disait de la Révolution française qu' « un tel phénomène dans l'histoire humaine ne sera pas oublié, parce qu'il a révélé une disposition et une capacité de la nature humaine à aller vers le progrès », il existe « d'autres » découvertes politiques ou socio-structurelles, mais aussi techniques et épistémiques qui, une fois qu’elles existent, ne peuvent pas être facilement effacées. Jusqu'à nouvel ordre, il est peu probable que l'on oublie que la Terre est ronde et non plate, pas plus que l'on n'oubliera que la fission nucléaire permet de libérer d'énormes quantités d'énergie. On peut regretter cette découverte, mais on ne peut pas l'effacer. L'Etat-puissance européen des temps modernes s'est peut-être développé par hasard, selon l'endroit où l'on commence à raconter son histoire, mais une fois développé, ce n’est pas du tout par hasard qu’il s’est répandu dans le monde entier ; pas nécessairement parce qu'il aurait « révélé une disposition et une capacité de la nature humaine à aller vers le progrès », mais bien parce que toutes les formations politiques connues et qui existaient jusqu'alors à ses côtés ne pouvaient pas lui faire pièce. Se refuse à comprendre cela, ou du moins à aborder la question de savoir pourquoi et dans quelle mesure on s'est trompé jusqu'à présent, obscurcit l'histoire au lieu de l'éclairer.</p>
<p class="parag">Un tel jugement à l'égard de l'ensemble du livre est bien sûr injuste. Car on apprend beaucoup de choses sur les acquis des chasseurs-cueilleurs, sur les débuts de l'agriculture et les diverses stratégies pour l'éviter, sur les premières villes et les premiers empires des différentes parties du monde - seule l'Afrique subsaharienne n'apparaît que de manière marginale chez Graeber et Wengrow, et l'histoire de la Chine ancienne est relativement brève - avec un coup de projecteur sur de nombreuses formes d'organisation sociale étonnantes, non hiérarchiques ou du moins non continues. Mais les auteurs ont tout simplement tort de nier les grandes tendances historiques, les irréversibilités structurelles et les modélisations, sinon convaincantes, du moins qui méritent le plus souvent d’être discutées.</p>Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com17tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-68742131330684205262023-10-24T11:15:00.004+02:002023-10-24T11:16:21.202+02:00« Les structures fondamentales des sociétés humaines » (B. Lahire) : mon compte-rendu<p class="disclaimer">Paru ce jour, <a href="https://www.contretemps.eu/lahire-societes-humaines-domination-inegalites-darmangeat/" target="_blank">sur le site de la revue <i>Contretemps</i></a>, mon compte-rendu du récent livre de Bernard Lahire, sous le titre « Les sociétés humaines, entre dominations et solidarités ». Je le reproduis ci-dessous :</p>
<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhgTiNk0JkK76FReH7H9eGJh6vF2WFsK8N4Zcniib_suHLOsXdw0iyGCePwF0c0qyza6tPAE4MU_BVd6XNtVrlCnfznKSzGN7pkazksqoRYpe36VrWRNPfrJ_d5MeTO3kEsqwfAzXTe8Sc9G8aU0xo6Qkc6rHp1hRgodJsR_FShsci8WH_r2JQlQL6AcmA/s320/Lahire.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">On dit souvent des grandes idées scientifiques qu’elles peuvent être exprimées de manière très simple et qu’elles apparaissent après coup si évidentes qu’on se demande pourquoi personne ne les avait énoncées plus tôt. À l’aune de ces deux critères, le monumental travail de Bernard Lahire est incontestablement le fruit d’une grande idée.</p>
<h3>Une grande idée</h3>
<p class="parag">Celle-ci peut être résumée ainsi : la tradition sociologique a toujours utilisé indifféremment les concepts de « social » et de « culturel », en les réservant à l’espèce humaine. Or si tout ce qui est culturel est nécessairement social, l’inverse n’est pas vrai. <i>Homo sapiens</i> est certes la seule espèce vivante à être significativement culturelle, mais très nombreuses sont les autres espèces sociales. Il est donc non seulement possible, mais nécessaire, de ne pas limiter le comparatisme aux seules sociétés humaines, ainsi que l’ont fait les plus grands esprits de l’anthropologie (tels Alain Testart, auquel B. Lahire se réfère abondamment), mais d’y inclure l’ensemble des formes sociales expérimentées par le vivant.</p>
<p class="parag">Seule cette démarche permet de prendre la mesure des contraintes qui ont pesé sur les sociétés humaines, dont la diversité ne s’est jusqu’ici déployée qu’au sein d’un espace finalement restreint. Et seule, elle oblige à prendre au sérieux des faits qui apparaissent d’ordinaire comme des évidences qui n’auraient besoin d’être ni relevées, ni expliquées. Pêle-mêle : pourquoi aucune société humaine n’a-t-elle jamais organisé la domination des femmes sur les hommes, ou celle des jeunes sur les aînés ? Pourquoi, plus largement, toutes les sociétés humaines sont-elles pétries de rapports de dépendance ? Pourquoi sont-elles également toutes pétries de liens de solidarité au sein du groupe et de rivalité (ou d’hostilité) vis-à-vis des groupes extérieurs ? Pourquoi y observe-t-on l’omniprésence du don et du contre-don en tant que ciment des relations sociales ? Etc.</p>
<p class="parag">Comme B. Lahire le dit lui-même, le caractère novateur de son travail concerne bien moins les connaissances <i>stricto sensu</i>, que le paradigme qui les organise et les éclaire sous un jour inédit, en révélant des propriétés jusque-là négligées, afin d’en finir avec une « cécité collective à l’égard de nos conditions générales d’existence en tant qu’humains » (p. 905).</p>
<p class="parag">Le texte, d’une vaste érudition, embrasse des disciplines rarement réunies sous une seule plume et se divise en trois grandes parties.</p>
<p class="parag">La première représente un « manifeste pour la science sociale » (pour reprendre le titre d’<a href="https://aoc.media/analyse/2021/09/01/manifeste-pour-la-science-sociale/" target="_blank">un article du même auteur</a>). Celui-ci dresse l’impitoyable réquisitoire d’une sociologie et d’une anthropologie qui, de nos jours, ont tourné le dos aux ambitions et au programme qui avaient motivé leur existence en tant que disciplines scientifiques. Inversement, il propose un vibrant plaidoyer pour renouer les fils rompus de cette tradition : </p>
<blockquote><p class="parag">Théologiques, les sciences humaines et sociales le sont au sens où elles développent de profondes tendances antiscientifiques : pour elles, pas de lois de l’histoire, ni de logiques de transformation d’un type de société vers un autre (les sciences sociales contemporaines sont très largement antiévolutionnistes), pas de mécanismes généraux qui structurent les sociétés les plus variées, mais seulement des sociétés qui varient dans l’histoire en fonction d’un mixte de « choix » opérés par les hommes et de contingences, ou en fonction de mécanismes qui seraient propres à chaque type de société donnée (p. 34).</p></blockquote>
<p class="parag">La deuxième partie pose le cadre général du raisonnement, en montrant la nécessité et l’intérêt de replacer les sociétés humaines au sein de l’ensemble, plus vaste, des sociétés animales :</p>
<blockquote><p class="parag">La sociologie n’aurait jamais dû, en tant que science générale des faits sociaux, se cantonner à l’étude des faits sociaux humains. (p. 264)</p></blockquote>
<p class="parag">Si la volonté de bâtir un pont entre les sciences sociales (humaines) et les sciences du vivant (en particulier l’éthologie) n’est certes pas inédite, il faut souligner que la voie suivie ici est tout à fait originale. Elle se démarque en effet soigneusement des tentatives précédentes, notamment la sociobiologie ou à la psychologie évolutionniste, qui se voient vertement critiquées pour leur réductionnisme génétique ou pour le peu de crédibilité de leurs lourdes hypothèses. Pour autant, entre les positions incarnées dans un débat célèbre entre M. Sahlins et E. Wilson, il importe de dégager une troisième voie :</p>
<blockquote><p class="parag">L’Homme est à la fois le produit naturel d’une longue histoire évolutive, biologique et sociale, et le résultat spécifique d’une mutation progressive mettant la culture au cœur de son évolution propre (histoire). C’est pour cette raison qu’il est aussi légitime de regarder l’ensemble du monde du vivant (de la bactérie à l’Homme) sous l’angle de la vie sociale, même minimale, qui s’y déroule, car tout être vivant perçoit son environnement, interagit avec les différents éléments de celui-ci et communique des informations, que de considérer cette vie sociale comme soumise à des variations culturelles. (p. 279)</p></blockquote>
<h3>Des « lignes de force » caractéristiques de l’espèce humaine</h3>
<p class="parag">Cette mise en perspective permet de dégager un certain nombre de lois, de tendances ou de « lignes de force », liées aux caractéristiques de notre espèce, et qui se sont ainsi exprimées dans ses constructions culturelles et sociales dont la troisième partie explore les principales dimensions.</p>
<p class="parag">La plus fondamentale de ces caractéristiques est selon B. Lahire « l’altricialité secondaire », un terme technique qui recouvre à la fois l’état de dépendance prolongé du petit humain pour sa survie, et celui de l’enfant et de l’adolescent qui doivent assimiler connaissances techniques et sociales afin de trouver leur place d’adulte. La domination des parents sur leurs enfants apparaît dès lors comme la « matrice » de l’ensemble des rapports de domination qui se sont déployés dans les sociétés humaines.</p>
<blockquote><p class="parag">Tant qu’on ne saisit pas le lien intime entre ces différentes propriétés de l’espèce humaine, on ne peut véritablement comprendre que l’altruisme, l’empathie et la forte capacité d’apprentissage, autant de traits qu’à peu près tout le monde s’accorde à trouver « positifs », et la dépendance ou la domination, qu’on perçoit souvent comme des traits négatifs, ne sont que les deux faces d’une seule et même pièce. Aucun mammifère altriciel, et les humains pas plus que les autres, n’échappe à cette équation, même si l’espèce humaine est la seule à pouvoir la juger et la critiquer. (p. 566)</p></blockquote>
<p class="parag">Est-il besoin de le préciser, la démarche de B. Lahire est empreinte d’un matérialisme rigoureux. C’est à partir de la réalité – en particulier, celle de la dépendance du jeune humain – qu’il s’agit de comprendre certaines formes idéalisées ou fétichisées, en particulier dans le domaine magico-religieux :</p>
<blockquote><p class="parag">On ne verra pas un hasard, par conséquent, dans le fait que certaines de ces sociétés envisagent la possibilité que l’esprit des ancêtres puisse se réincarner dans les nouveau-nés, comme dans une préfiguration symbolique ou une métaphore des processus effectifs de transmission d’un capital culturel ancestral. (p. 633)</p></blockquote>
<p class="parag">C’est une même démarche matérialiste qui lui permet de relier le dualisme omniprésent dans les systèmes de représentations humains à la dualité biologique des sexes :</p>
<blockquote><p class="parag">Tout se passe comme si le système des oppositions symboliques prenait appui notamment sur cette partition biologique fondamentale qu’est la partition sexuée. Et ce n’est donc pas un hasard si, à l’opposition masculin/féminin, vient s’accrocher toute une série d’oppositions que les travaux anthropologiques structuralistes ont très largement contribué à mettre en évidence : haut/bas, supérieur/inférieur, dessus/dessous, dehors/dedans, droite/gauche, clair/obscur, dense/vide, lourd/léger, chaud/froid, etc. (p. 755)</p></blockquote>
<p class="parag">Parmi les analyses opérées par B. Lahire sur des dimensions sociales fort diverses, certaines apparaîtront sans doute plus convaincantes que d’autres. Pour ne parler que de thèmes sur lesquels j’avais moi-même tenté de réfléchir, les développements concernant la domination masculine, la division sexuée du travail, ou ce qu’on pourrait appeler les formes élémentaires de la coopération et de l’inimitié sont particulièrement fructueux, et me conduisent à reconsidérer d’un œil neuf une partie de mes propres réflexions.</p>
<h3>Quelques réserves</h3>
<p class="parag">D’autres points, en revanche, m’inspirent certaines réserves. C’est le cas du chapitre sur l’État, lui aussi analysé comme une extension du rapport parental. À lire B. Lahire, on éprouve le sentiment que l’État ne ferait en quelque sorte que concentrer des fonctions qui existaient déjà en-dehors de lui, sans en exercer de radicalement nouvelles.</p>
<p class="parag">Or en portant ainsi l’accent sur la continuité, on néglige une dimension essentielle de l’Etat, qui n’existe précisément pas dans les sociétés qui en sont dépourvues : la préservation des rapports sociaux en dernière instance par l’exercice de la violence – fonction qui n’est jamais mieux exprimée que lorsqu’on évoque les « forces de l’ordre ». En concentrant entre ses mains la violence légitime, l’État n’est pas seulement le dépositaire d’un type de domination qui traverserait toutes les sociétés : il est le vecteur d’un type de domination inconnu jusqu’alors.</p>
<p class="parag">Plus généralement, l’accent placé sur les continuités tend inévitablement à faire passer au second plan certaines ruptures, au risque de provoquer quelques illusions d’optique ; ainsi, même si l’idée n’est jamais formulée de cette manière, la lecture du texte donne parfois le sentiment que les sociétés humaines devraient composer avec une quantité invariable de rapports de domination, dont elles ne pourraient que modifier la forme.</p>
<p class="parag">À la suite d’A. Testart, B. Lahire insiste par exemple sur l’importance des relations de dépendance au sein des sociétés sans richesse, notamment australiennes. Il y accrédite même l’idée de hiérarchies entre hommes adultes et de la présence d’authentiques « chefs », jouissant de privilèges matériels de capacités de commandement, et en se fondant sur les affirmations de J. Dawson. Ce témoignage fait pourtant figure d’exception fort douteuse sur un continent dont les premiers habitants ont été régulièrement qualifiés d’anarchistes, tant ils refusaient toute forme d’obéissance et de coercition dans le domaine séculier.</p>
<p class="parag">On peut donc se demander si, à insister sur l’existence bien réelle de certaines dominations dans toutes les sociétés humaines, on ne perd pas un peu de vue que ce n’est pas seulement leur forme, mais aussi l’étendue et le poids de ces dominations qui ont considérablement varié au cours de l’évolution sociale.</p>
<p class="parag">D’une manière encore plus générale, B. Lahire donne par moments le sentiment de forcer sa démonstration, en poussant un peu trop loin le pouvoir explicatif de ses catégories. Le fait religieux, par exemple, se présente sous un jour très différent d’un type de société à un autre, en particulier en ce qui concerne les propriétés attribuées aux êtres surnaturels et les relations que les humains doivent entretenir avec eux. S’il ne faire guère de doute que « Dieu le père » ou les ancêtres auxquels on voue un culte constituent des formes idéalisées de l’autorité parentale, peut-on réellement en dire autant, par exemple, des êtres du Temps du Rêve australien ? La question (sans aucun doute, aussi vaste que difficile) mériterait un examen attentif.</p>
<p class="parag">Quoi qu’il en soit, ces inévitables discussions sur l’analyse de tel ou tel phénomène social ne constituent en rien un argument contre l’idée centrale du livre. De même qu’une fois posés les principes généraux du matérialisme historique, seuls des travaux minutieux – et éventuellement contradictoires – peuvent permettre de découvrir la manière dont ils s’exercent dans chaque situation historique concrète, les lignes générales mises en évidence par la comparaison inter-espèces constituent des guides pour le raisonnement et non des solutions toutes faites qui permettraient en un tournemain de déchiffrer tous les rapports sociaux humains en nous dispensant de les étudier. Et si l’on peut penser que sur tel ou tel aspect, les développements de B. Lahire mériteraient d’être complétés ou nuancés, ces considérations n’invalident nullement le cadre général que son ouvrage a l’immense mérite de proposer.</p>
<h3>Quelles conclusions politiques ?</h3>
<p class="parag">Dès lors, on pourrait se demander quelles conclusions politiques – au sens le plus large du terme – se dégagent d’une telle entreprise. L’époque assimile volontiers le fait d’identifier des déterminismes à une position conservatrice : énoncer les causes d’un phénomène, surtout si celles-ci plongent leurs racines dans un passé lointain, reviendrait ainsi à le légitimer ou à proclamer son caractère inéluctable. Inversement, l’attitude émancipatrice consisterait à nier les déterminismes pour proclamer notre liberté. S’inscrivant dans une tradition qui est aussi celle de ce que K. Marx et F. Engels, eux aussi abondamment cités, appelaient le « socialisme scientifique », B. Lahire prend le contrepied de telles assertions :</p>
<blockquote><p class="parag">En tant que scientifiques, nous n’avons d’autre choix que de nous confronter au réel, d’être prêts à remettre en question nos conceptions si elles se révèlent fausses et de chercher à rendre raison des constats quand ils sont à peu près établis ; mais en tant que réformateurs ou révolutionnaires, nous nous devons aussi de ne pas mépriser les faits, même si nous pouvons éprouver une jouissance quasi enfantine à les détruire par un simple effort d’imagination, et de nous interroger sur ce que nous pouvons en faire pour nous donner une chance de les contester dans la réalité. (p. 914)</p></blockquote>
<p class="parag">Ajoutons à cela une idée qui traverse l’ouvrage de part en part, mais sur laquelle on ne saurait trop insister : si l’espèce humaine, tout comme n’importe quelle espèce vivante, a dû et devra encore composer avec les déterminismes qui pèsent sur son existence, sa capacité à produire une culture cumulative lui permet également de s’émanciper, partiellement ou totalement, de ces déterminismes.</p>
<p class="parag">On pense évidemment à l’exemple de la domination masculine, mais B. Lahire le souligne également à propos de l’opposition entre « nous » et « eux » – sans doute, un des passages les plus réussis de sa démonstration, où il écarte le facteur génétique pour montrer que le ciment de ces groupes tient avant tout aux liens de proximité tissés durant la période altricielle. À l’instar d’autres animaux sociaux, les humains sont ainsi enclins à former des groupes coopératifs hostiles les uns aux autres ; mais dans notre espèce, le progrès économique et technique a peu à peu étendu la taille de ces groupes en même temps qu’il réduisait leur nombre (p. 859), au point de faire émerger depuis deux siècles la perspective de la dissolution des divisions nationales et la constitution d’une véritable unité politique humaine.</p>
<p class="parag">Pour finir, on comprend parfaitement les raisons qui ont poussé l’auteur à multiplier les sources et à développer ses arguments dans un écrit aussi ample : pour défendre des idées si largement à contre-courant de l’opinion académique dominante, au moins dans les disciplines de sciences humaines concernées, il lui fallait faire la démonstration qu’il s’appuyait sur un vaste corpus de données qui tissent un consensus. Le volume qui en résulte, bien qu’il soit écrit dans la plus simple et la plus limpide des langues, possède une taille qui a malheureusement de quoi intimider bien des lecteurs. Souhaitons donc de voir paraître au plus vite un texte qui, sans en trahir les nuances, en présente les idées principales sous une forme plus ramassée, et qui pourra ainsi trouver le large public qu’elles méritent.</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com25tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-28433587293518649712023-10-19T15:04:00.008+02:002023-10-19T15:06:21.288+02:00« Néolithiques les inégalités ? Pas si sûr… »<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="1831" data-original-width="1358" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjaa-hl8RNcg6etmzrWDBmiTU5gd9ubvMIx3f3fz2cVbnSeekUFcTAb4hvmv_utffYCeO_TV2qK1Xi7b8Owik7catYbutbwPsbXbtvII592frBCmzdU2yTwSu-QdVZcsHzXdqysEYEjmgFKJp77EwB11bpV7EPNE1A1K9W9vb7eLvc-vNtABf2Fl65eej0/s320/atlas.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">Vient de sortir en kiosque <i><a href="https://boutique.lemonde.fr/hors-series/2459-atlas-des-inegalites-.html" target="_blank">L'Atlas des inégalités</a></i>, dernier numéro des hors-série <i>La Vie - Le Monde</i>, pour lequel j'ai eu le plaisir de contribuer par un article intitulé « Néolithiques les inégalités ? Pas si sûr… ». L'occasion de revenir en quelques lignes sur quelques certitudes – l'existence de chasseurs-cueilleurs stockeurs et différenciés par la richesse – et quelques interrogations – la possibilité de sociétés inégalitaires dans notre propre Paléolithique supérieur.</p> Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-86704108056035575682023-10-16T13:29:00.013+02:002023-10-17T14:44:44.439+02:00Un chamanisme qui a le vent en poupe<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhooRlRwlvdkBceMQCiiAlsGHTBmbAXw3rV-QlF56ipsijh4w94fK7p3k3Ba30JdyVTNDAbktK-DTCTnqI0NZwUSoj-msHQJxcuc9Vq7gm7ESB4R3GENIVvu9i5UbNjNeimm0qYtTvfodjEU_uFahyphenhyphenzOD4_0U01EVWqeoUHLejLfXAmh9Iay5Ogt4_nEnk/s320/Inuit.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">La fascination quelque peu béate dont bénéficient, sous nos latitudes, les pseudo-médecines, a placé le chamanisme sur le podium des savoirs ancestraux qui complèteraient (ou remplaceraient ?) avantageusement les produits de la recherche scientifique. On peut ainsi voir fleurir festivals et propositions de cures chamaniques censées soigner un peu tout et n'importe quoi – à commencer par le compte en banque de ceux qui les pratiquent.</p>
<p class="parag">Quoi qu'il en soit, il est parfois bon de revenir aux sources et, tant qu'à se tourner vers les thérapeutiques pour leur parfum d'authenticité, à le faire en toute connaissance de cause. Voici donc quelques lignes extraites d'un mythe inuit rapporté par Bertrand Saladin d'Anglure dans son article « <a href="https://www.cairn.info/revue-diogene-2004-4-page-157.htm">Le 'troisième' sexe social des Inuit</a> » (<i>Diogène</i>, 2004/4, n°208, p. 157-168)</p>
<blockquote><p class="parag">Itijjuaq, « grand anus », ne savait ni gratter les peaux, ni les couper en vue de la confection, ni coudre. Elle n’était pas capable non plus d’avoir d’enfants. Mais elle bénéficiait de la protection spéciale de ses grands-parents décédés, qui s’étaient, de leur vivant, beaucoup attachés à elle, et lui procurèrent, après leur mort, l’intelligence des choses. [Grâce à ce don], elle se mit à la recherche d’un esprit auxiliaire et, ayant trouvé une coquille d’oursin (<i>itiujaq</i>), sur le rivage, elle s’en fit une amulette en aspirant [son pouvoir] par l’ouverture, et elle devint ainsi chamane. Elle devint capable de guérir les malades en lâchant des pets dans leur direction. (...)</p></blockquote>
<p class="parag">B. Saladin d'Anglure ajoute ces commentaires :</p>
<blockquote><p class="parag">Dans le présent récit, la clairvoyance va guider Itijjuaq vers le rivage, lui faire ramasser la coquille d’oursin, la porter à sa bouche, en aspirer l’air qu’elle contient et découvrir bientôt le pouvoir qu’elle en retire.</p>
<p class="parag">Pour comprendre en quoi consiste ce pouvoir, il faut revenir au maître du Sila (l’atmosphère), Naarjuk (« gros ventre »), dans le langage des chamanes, l’esprit du cosmos. Les souffles qui émanent du corps sont en rapport avec l’air qui entoure l’âme de tout être vivant, encapsulé dans une bulle de la grosseur d’un œuf, logée dans le corps, près de l’aine. Cet air a été prélevé dans l’atmosphère le jour de la naissance et relève donc de Naarjuk. La coquille vide de l’oursin de par sa forme rappelle celle de la bulle ; le dessin en forme d’étoile qui s’y trouve ressemble, selon les Inuit, à un anus, d’où le nom donné à la coquille d’oursin : itiujaq (« ce qui ressemble à un anus ») ; on prête à l’air qu’il contient, quand on l’aspire, le pouvoir de guérir les maladies, de réparer les désordres corporels. (...)</p>
<p class="parag">Tous les témoignages anciens s’accordent pour reconnaître au pet (<i>niliq</i>) un pouvoir curatif, qu’il s’agisse de ceux publiés par Rasmussen ou de ceux recueillis par Comer (Boas 1901). Rasmussen (1929) écrit :
</p><p class="parag">« Quand un homme tombait malade, quelqu’un se rendait auprès de lui et lâchait un pet, par derrière, vers la partie malade. Puis il sortait pendant qu’une autre personne tenait une de ses mains, incurvée, sur la partie malade, et soufflait en même temps sur la paume de son autre main, dans la direction opposée au patient. On croyait ainsi que le pet et le souffle, utilisés ensemble, combinaient tout le pouvoir émanant du corps humain, un pouvoir si mystérieux et puissant qu’il était capable de guérir une maladie… »</p>
</blockquote>
<p class="parag">On attend donc de pied ferme qu'un chamane moderne revienne aux fondements de sa discipline et propose haut et fort cette méthode contre rémunération. En souhaitant au malade que le médicament ne glisse pas sur lui... comme un pet sur une toile cirée.</p> Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com13tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-84069559211714915702023-10-06T16:30:00.003+02:002023-10-06T16:34:38.154+02:00« Matriarcat : enquête sur un mythe » : un article dans L'Histoire <div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="915" data-original-width="681" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEg65YqXgXb99GtaH3Jw9O4QqKaaZjitDzd7C7Oz93pUQqIDB4q1yvMyzFjfv6XOYDQULrYxRXah8lSXtTo0MbEREBdjOlshPKsoFqfVtCOq0TlbnGSndjS8y8RFwNv8FbjdB4mBJIEvEYE9JP3iVZnAMEjzqI4fp7jipRuH00czLIxa1G6E-Ek81EFjQpE/s320/couverture.jpeg" width="320" /></div></div><p class="parag">Le magazine <i>L'Histoire</i>, dans son n°101 « collection » consacré à la Préhistoire, reprend mon article sur le mythe du matriarcat, déjà publié en avril dernier. Et dans le même numéro, de nombreuses autres contributions de spécialistes (et non des moindres, comme on peut le vérifier <a href="https://www.lhistoire.fr/parution/collections-101" target="_blank">en consultant le sommaire</a>) à recommander chaudement !</p>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-30231561475861142082023-10-01T19:03:00.006+02:002023-10-08T10:36:43.450+02:00Supplices hurons (et iroquois)
<div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="1200" data-original-width="759" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhnquyzt0htKX3jExg_k6B7SCgFaMqyFWyf6tAowIXJIVgubJvuyBR3P-8Zom-AY6xYWcMmRtqnrK9Ac1_Bwz-H9gmHMHfSF85JzI1c04vLNcC9GcGwnH88XqnEXtpDopQ9p6vP7Uu-osCJooLLOuAFAAulBWG1UkYctB8cmhQZB0MidiZeDV4f1maGx0U/s320/Iroquois.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">Bien que j'y aie fait plusieurs fois allusion, je n'ai jamais donné ici de détails sur un art dans lequel les Indiens iroquois et leurs voisins étaient passés maîtres : celui de la torture des prisonniers. Les lointaines expéditions militaires que lançaient ces peuples avaient le plus souvent pour objectif de ramener quelques captifs. Certains étaient adoptés et devenaient des Iroquois (ou des Hurons) à part entière – il semble toutefois qu'une telle adoption était souvent précédée d'une période probatoire qui ressemblait fort à une situation d'esclavage pure et simple. D'autres étaient exécutés dans d'abominables souffrances ; on les brûlait littéralement à petit feu, avant de les dévorer dans un banquet anthropophage. Bien des questions restent sans réponse ferme à propos de ces coutumes, sur lesquelles la meilleure synthèse en français reste sans doute le livre de Roland Viau, <i>Enfants du néant et mangeurs d'âmes</i> (1997). Au vu de témoignages tels que celui rapporté ci-dessous, on peut notamment se demander quelle était la part de dimension sacrificielle dans ces actes.</p>
<p class="parag">Quoi qu'il en soit, les lignes qui suivent furent rédigées par un de ces missionnaires jésuites mis en scènes dans l'excellent film <i><a href="https://www.lahuttedesclasses.net/2020/10/a-voir-sur-arte-robe-noire.html" target="_blank">Robe noire</a></i>, et qui s'efforçaient de gagner les Hurons à la foi chrétienne. Les détails fournis dans ce long témoignage, par un témoin direct familier de cette société et qui en parlait la langue, en font un document d'une rare valeur.</p><a name='more'></a>
<p class="parag">Je précise que si les coupures auxquelles j'ai procédé sont signalées, je me suis également permis de réviser le texte pour l'adapter à la graphie et à la syntaxe du français moderne, afin d'en faciliter la lecture. Âmes sensibles s'abstenir.</p>
<blockquote>
<p class="parag">Le 2 septembre nous apprîmes qu'on avait amené au bourg d'Onnentisati un prisonnier Iroquois, et qu'on se disposait à le faire mourir. Ce sauvage avait été pris (...) au lac des Iroquois, ou ils étaient 25 ou 30 à la pêche, le reste s'était sauvé à la fuite. Pas un, dit-on, n'eut échappé si nos Hurons ne se fussent point si fort précipités, ils n'en amenèrent que sept, pour le huitième ils se contentèrent d'en apporter la tête. Ils ne furent pas sitôt hors des prises de l'ennemi que selon leur coutume toute la troupe s'assembla et tint conseil, où il fut résolu que six seraient donnés aux Atignenonghac et aux Arendarrhonons, et le septième à cette pointe où nous sommes. Ils en disposèrent de la sorte, d'autant que leur bande était composée de ces trois nations. Quand les prisonniers furent arrivés dans le pays, les Anciens (auxquels les jeunes gens au retour de la guerre laissent la disposition de leur proie) firent une autre assemblée, pour aviser entre eux, du bourg, ou chaque prisonnier en particulier serait brûlé et mis à mort, et des personnes qui en seraient gratifiées; car c'est l'ordinaire que lors que quelque personne notable a perdu en guerre quelqu'un de ses parents, on lui fasse présent de quelque captif pris sur les ennemis pour essuyer ses larmes et apaiser une partie de ses regrets.</p>
<p class="parag">Celui-ci donc qui avait été destiné pour cette pointe fut amené par le capitaine Enditsacone au bourg d'Onnentisati, où les chefs de guerre tinrent conseil et résolurent que ce prisonnier serait donné à Saoüandaoüascoüay, qui est une des grosses têtes du pays, en considération d'un sien neveu qui avait été pris par les Iroquois. La résolution prise, il fut mené à Arontaen, qui est un bourg éloigné de nous d'environ deux lieues. D'abord nous avions quelque horreur d'assister à ce spectacle, néanmoins tout bien considéré, nous jugeâmes à propos de nous y trouver, ne désespérant pas de pouvoir gagner cette âme à Dieu, la charité fait passer par dessus beaucoup de considérations. Nous partîmes donc, en compagnie du Père Superieur, le Père Garnier et moi, nous arrivâmes à Arontaen un peu avant le prisonnier, nous vîmes venir de loin ce pauvre misérable, chantant au milieu de 30 ou 40 sauvages qui le conduisaient, il était revêtu d'une belle robe de castor, il avait au col un collier de porcelaine [en fait, des coquillages] et un autre en forme de couronne autour de la tête, il se fit un grand concours à son arrivée, on le fit asseoir à l'entrée du bourg, ce fut à qui le ferait chanter.</p>
<p class="parag">Je dirai ici que jusqu'à l'heure de son supplice nous ne vîmes exercer à son endroit que des traits d'humanité, aussi avait-il déjà eté assez malmené dès lors de sa prise. Il avait une main toute brisée d'un caillou, et un doigt non coupé, mais arraché par violence. Pour l'autre main il en avait le pouce et le doigt d'après emportés d'un coup de hache, et pour tout emplâtre quelques feuilles liées avec des écorces, il avait les jointures des bras toutes brûlées, et en l'un une grande incision. Nous nous approchâmes pour le considérer de plus près, il leva les yeux et nous regarda fort attentivement, mais il ne savait pas encore le bonheur que le ciel lui preparait par notre moyen au milieu de ses ennemis [sic !]. On invita le Père Supérieur à le faire chanter, mais il fit entendre que ce n'était pas ce qui l'avait amené, qu'il n'était venu que pour lui apprendre ce qu'il devait faire pour aller au ciel et être bien-heureux à jamais après la mort, il s'approcha de lui et lui témoigna que nous lui portions tous beaucoup de compassion. Cependant on lui apportait à manger de tous côtés, qui du sagamité, qui des citrouilles et des fruits, et ne le traitaient que de frère et ami. De temps en temps on lui commandait de chanter, ce qu'il faisait avec tant de vigueur et une telle contention de voix que, vu son âge, car il paraissait avoir plus de 50 ans, nous nous étonnions comment il y pouvait suffire, vu même qu'il n'avait quasi fait autre chose nuit et jour depuis sa prise, et nommément depuis son arrivée dans le pays. Sur ces entrefaites, un capitaine haussant sa voix du même ton que font en France ceux qui proclament quelque chose par les places publiques, lui adressa ces paroles : « Mon neveu tu as bonne raison de chanter, car personne ne te fait mal, te voilà maintenant parmi tes parents et tes amis. »</p>
<p class="parag">Bon Dieu quel compliment ! Tous ceux qui étaient autour de lui avec leur douceur étudiée et leurs belles paroles étaient autant de bourreaux qui ne lui faisaient bon visage que pour le traiter par après avec plus de cruauté. Partout où il était passé on lui avait donné de quoi faire festin, on ne manqua pas ici à cette courtoisie, on mit incontinent un chien en la chaudière, il n'était pas encore demi-cuit qu'il fut mené dans la cabane, où il devait faire l'assemblée pour le banquet. Il fit dire au Père Superieur qu'il le suivit et qu'il était bien aise de le voir, sans doute cela lui avait touché le cœur de trouver, parmi des barbares que la seule cruauté rendait affables et humains, des personnes qui avaient un véritable ressentiment de sa misère.</p>
<p class="parag">[Les missionnaires entreprennent alors de convertir le prisonnier à la foi chrétienne. Celui-ci accepte, pour leur plus grande joie]</p>
<p class="parag">Mais retournons au festin qui se preparait, aussitôt que le chien fut cuit, on en tira un bon morceau qu'on lui fit manger ; car il lui fallait mettre jusque dans la bouche, étant incapable de se servir de ses mains, il en fit part à ceux qui étaient auprès de lui. À voir le traitement qu'on lui faisait, vous eussiez quasi jugé qu'il était le frère et le parent de tous ceux qui lui parlaient. Ses pauvres mains lui causaient de grandes douleurs et lui cuisaient si fort qu'il demanda de sortir de la cabane pour prendre un peu d'air. Il lui fut accordé incontinent, il se fit développer ses mains, on lui apporta de l'eau pour les rafraîchir ; elles étaient demi-pourries et toutes grouillantes de vers : la puanteur qui en sortait était quasi insupportable. Il pria qu'on lui tirât ces vers qui lui rongeaient jusques aux moëlles, et lui faisaient (disait-il) ressentir la même douleur que si on y eut appliqué le feu. On fit tout ce que l'on put pour le soulager, mais en vain, car ils paraissaient et se retiraient au-dedans comme on se mettait en devoir de les tirer. Cependant il ne laissait pas de chanter à diverses reprises et on lui donnait toujours quelque chose à manger, comme quelques fruits ou citrouilles.</p>
<p class="parag">[Les missionnaires retrouvent alors le prisonnier et poursuivent sa conversion. Deux jours supplémentaires s'écoulent.]</p>
<p class="parag">Saoüandaoüascoüay lui fit bon visage et le traita avec une douceur incroyable. Voici le sommaire du discours qu'il lui fit :</p>
<p class="parag">« Mon neveu, il faut que tu saches qu'à la première nouvelle que je reçus que tu étais en ma disposition, je fus merveilleusement joyeux, m'imaginant que celui que j'ai perdu en guerre était comme ressuscité et retournait en son pays. Je pris en même temps résolution de te donner la vie, je pensais déjà à te préparer une place dans ma cabane et faisais état que tu passerais doucement avec moi le reste de tes jours. Mais maintenant que je te vois en cet état, les doigts emportés, les mains à demi pourries, je change d'avis et je m'assure que tu aurais toi-même regret maintenant de vivre plus longtemps. Je t'obligerai plus de te dire que tu te disposes à mourir, n'est-il pas vrai ? Ce sont les Tohontaenras qui t'ont si mal traité, qui sont aussi la cause de ta mort. Sur ce mon neveu aie bon courage, prepare-toi à ce soir et ne te laisse point abbatre par la crainte des tourments. »</p>
<p class="parag">Là-dessus Joseph [le nom chrétien du néo-converti] lui demanda d'un maintien ferme et assuré quel serait le genre de son supplice ; à quoi Saoüandaoüascoüay répondit qu'il mourrait par le feu. « Voilà qui va bien, répliqua Joseph, voilà qui va bien. » Tandis que ce capitaine l'entretenait, une femme, qui était la sœur du défunt, lui apportait à manger avec un soin remarquable, vous eussiez quasi dit que c'eut été son propre fils, et je ne sais si cet objet ne lui représentait point celui qu'elle avait perdu, mais elle était d'un visage fort triste, et avait les yeux comme tous baignés de larmes. Ce capitaine lui mettait souvent son petunoir [sa pipe] à la bouche, lui essuyait de ses mains la sueur qui lui coulait sur le visage, et le rafraîchissait d'un éventail de plumes.</p>
<p class="parag">Environ sur le midi il fit son <i>Astataion</i>, c'est-à-dire festin d'adieu, selon la coutume de ceux qui sont sur le point de mourir, on n'y invita personne en particulier, chacun avait la liberté de s'y trouver, on y était les uns sur les autres. Avant qu'on commençât à manger, il passa au milieu de la cabane et dit d'une voix haute et altérée : « Mes frères, je m'en vais mourir, au reste jouez vous hardiment autour de moi, je ne crains point les tourments ni la mort. » Incontinent il se mit à chanter et à danser tout le long de la cabane, quelques autres chantèrent aussi et dansèrent à leur tour ; puis on donna à manger à ceux qui avaient des plats, ceux qui n'en avaient point regardaient faire les autres, nous étions de ceux-ci, aussi n'étions nous pas là pour manger. Le festin achevé, on le ramena à Arontaen pour y mourir.</p>
<p class="parag">[Le prisonnier s'entretient une fois encore de la foi chrétienne avec les missionnaires]</p>
<p class="parag">Cependant le Soleil qui baissait fort nous avertit de nous retirer au lieu ou se devait achever cette cruelle tragédie, ce fut en la cabane d'un nommé Atsan, qui est le grand capitaine de guerre, aussi est-elle appelée <i>Otinontsiskiaj ondaon</i>, c'est-à-dire la maison des têtes coupées. C'est là où se tiennent tous les conseils de guerre ; pour la cabane où se traitent les affaires du pays, et qui ne regardent que la police, elle s'appelle <i>Endionrra ondaon</i>, la maison du conseil. Nous nous mîmes donc en lieu où nous pussions être auprès du patient, et lui dire un bon mot si l’occasion s'en presentait. Sur les huit heures du soir on alluma onze feux tout le long de la cabane, éloignés les uns des autres environ d'une brasse. Incontinent le monde s'assembla, les vieillards se placèrent en haut, comme sur une manière d'échafauds qui règnent de part et d'autre tout le long des cabanes. Les jeunes gens étaient en bas, mais tellement pressés qu’ils étaient quasi les uns sur les autres, de sorte qu'à peine y avait-il passage le long des feux : tout retentissait de cris d'allégresse. Chacun lui préparait qui un tison, qui une écorce pour brûler le patient. Avant qu'on l'eut amené, le capitaine Aenons encouragea toute la troupe à faire son devoir, leur représentant l'importance de cette action, qui était regardée, disait-il, du Soleil et du Dieu de la guerre : il ordonna que du commencement qu'on ne le brûlât qu'aux jambes, afin qu'il pût durer jusqu’au point du jour, au reste que pour cette nuit on n'allât point folâtrer dans les bois. Il n'avait pas quasi achevé que le patient entre, je vous laisse à penser de quel effroi il fut saisi à la vue de cet appareil, les cris redoublèrent à son arrivée, on le fait asseoir sur une natte, on lui lie les mains, puis il se lève, et fait un tour par la cabane chantant et dansant ; personne ne le brûle pour cette fois. Mais aussi est-ce le terme de son repos, on ne saurait quasi dire ce qu'il endurera jusqu’à ce qu'on lui coupe la tête. Il ne fut pas sitôt retourné en sa place que le capitaine de guerre prit sa robe, disant :</p>
<p class="parag">« Oteiondi, parlant d'un capitaine, le dépouillera de la robe que je tiens, et ajouta, les Ataconchronons lui couperont la tête, qui sera donnée à Ondessone, avec un bras et le foie pour en faire festin. »</p>
<p class="parag">Voilà sa sentence prononcée. Cela fait, chacun s'arma d'un tison ou d'une écorce allumée, et lui commença à marcher ou plutôt à courir autour de ces feux. C'était à qui le brûlerait au passage, cependant il criait comme une âme damnée, toute la troupe contrefaisait ses cris, ou plutôt les étouffait avec des éclats de voix effroyables, il fallait être là pour voir une vive image de l'enfer. Toute la cabane paraissait comme en feu, et au travers de ses flammes, et cette épaisse fumée qui en sortait, ces barbares entassés les uns sur les autres hurlant à pleine tête, avec des tisons en main, les yeux étincelant de rage et de furie, semblaient autant de démons qui ne donnaient aucune trève à ce pauvre misérable. Souvent ils l’arrêtaient à l'autre bout de la cabane, et les uns lui prenaient les mains et lui brisaient les os à vive force, les autres lui perçaient les oreilles avec des bâtons qu'ils y laissaient, d'autres lui liaient les poignets avec des cordes qu'ils étreignaient rudement, tirant les uns contre les autres à force de bras. Avait-il achevé le tour pour prendre un peu d'haleine, on le faisait reposer sur des cendres chaudes et des charbons ardents. J’ai horreur d'écrire tout ceci à votre R. mais il est vrai que nous eûmes une peine indicible à en souffrir la vue. Et je ne sais pas ce que nous fussions devenus n'eut été la consolation que nous avions de le considérer, non plus comme un sauvage du commun, mais comme un enfant de l'Église, et en cette qualité demander à Dieu pour lui la patience, et la faveur de mourir en sa sainte grâce. Pour moi je me vis réduit à tel point que je ne pouvais quasi me résoudre à lever les yeux pour considérer ce qui se passait ; et encore je ne sais si nous n'eussions point fait nos efforts pour nous tirer de cette presse et sortir, si ces cruautés n'eussent eu quelque remise.</p>
<p class="parag">Mais Dieu permit qu'au septième tour de la cabane les forces lui manquèrent ; après s'être reposé quelque peu de temps sur la braise, on voulut le faire lever à l’ordinaire, mais il ne bougea, et un de ces bourreaux lui ayant appliqué un tison aux reins il tomba en faiblesse, il n'en fut jamais relevé si on eut laissé faire les jeunes gens, ils commençaient déjà à attiser le feu sur lui comme pour le brûler. Mais les capitaines les empêchèrent de passer outre, ils ordonnèrent qu'on cessât de le tourmenter, disant qu'il était d'importance qu'il vit le jour. Ils le firent porter sur une natte, on éteignit la plupart des feux, et une grande partie du monde se dissipa. Voilà un peu de trêve pour notre patient, et quelque consolation pour nous, que nous eussions souhaité que cette pâmoison eut duré toute la nuit, car de modérer par une autre voie ces excès de cruauté, ce n'était pas chose qui nous fut possible. Tandis qu'il fut en cet état on ne pensa qu'à lui faire revenir les esprits, on lui donna force breuvages qui n'étaient composés que d'eau toute pure. Au bout d'une heure il commença un peu à respirer, et à ouvrir les yeux, on lui commanda incontinent de chanter, il le fit du commencement d'une voix cassée, et comme mourante, mais en fin il chanta si haut qu'il se fit entendre hors la cabane, la jeunesse se rassemble, on l'entretient, on le fait mettre à son séant, en un mot, on recommence à faire pis qu'auparavant : de dire en particulier tout ce qu'il endura le reste de la nuit, c'est ce qui me serait quasi impossible, nous eûmes assez de peine à gagner sur nous d'en voir une partie, du reste nous en jugeâmes de leur discours, et la fumée qui sortait de sa chair rôtie nous faisait connaître ce dont nous n'eussions pu souffrir la vue.</p>
<p class="parag">Une chose à mon avis accroissait de beaucoup le sentiment de ses peines, en ce que la colère et la rage ne paraissait pas sur le visage de ceux qui le tourmentaient, mais plutôt la douceur et l'humanité. Leurs paroles n'étaient que railleries ou des témoignages d'amitié et de bienveillance : ils ne se pressaient point à qui le brûlerait ; chacun y allait à son tour, ainsi ils se donnaient le loisir de méditer quelque nouvelle intention pour lui faire sentir plus vivement le feu ; ils ne le brûlèrent quasi qu'aux jambes, mais il est vrai qu'ils les mirent en pauvre état, et tout en lambeaux. Quelques-uns y appliquaient des tisons ardents, et ne les retiraient point qu'il ne jetât les hauts cris, et aussitôt qu'il cessait de crier ils recommençaient à le brûler, jusqu’à sept et huit fois allumant souvent de leur souffle le feu qu'ils tenaient collé contre la chair, d'autres l'entouraient de cordes, puis y mettaient le feu qui le brûlait ainsi lentement, et lui causait une douleur très sensible. Il y en avait qui lui faisaient mettre les pieds sur des haches toutes rouges et appuyaient encore par-dessus, vous eussiez ouï griller sa chair et vu monter jusqu’au haut de la cabane la fumée qui en sortait, on lui donnait des coups de bâtons par la tête, on lui en passait de plus menus au travers les oreilles, on lui rompait le reste de ses doigts, on lui attisait du feu tout autour des pieds, personne ne s'épargnait, et chacun s'efforçait de surmonter son compagnon en cruauté.</p>
<p class="parag">Mais comme j'ai dit, ce qui était capable parmi tout cela de le mettre au désespoir, c'était leurs railleries, et les compliments qu'ils lui faisaient quand ils s'approchaient de lui pour le brûler. Celui-ci lui disait : « ça mon oncle il faut que je te brûle », et étant après, cet oncle se trouvait changé en un canot. « Ca disait-il, que je braie, et que je poisse mon canot, c'est un beau canot neuf que je traitais naguère, il faut bien boucher toutes les voies d'eau », et cependant, lui promenait le tison tout le long des jambes. Celui-ci lui demandait : « ça mon oncle, où avez-vous pour agréable que je vous brûle ? », et il fallait que ce pauvre patient lui désignât un endroit particulier. Un autre venait là-dessus, et disait : « pour moi je n'entends rien à brûler, et c'est un métier que je ne fis jamais », et cependant faisait pis que les autres. Parmi ces ardeurs il y en avait qui voulaient lui faire croire qu'il avait froid : « Ah ! Cela n'est pas bien, disait l'un, que mon oncle ait froid, il faut que je te réchauffe », un autre ajoutait : « mais puisque mon oncle a bien daigné venir mourir aux Hurons, il faut que je lui fasse quelque présent, il faut que je lui donne une hache », et en même temps tout en gaussant lui appliquait aux pieds une hache toute rouge. Un autre lui fit tout de même une paire de chausses de vieilles nippes auxquelles il mit par après le feu, souvent après l'avoir bien fait crier, ils lui demandaient : « eh bien mon oncle, est-ce assez ? » Et lui ayant répondu : « <i>onna choiiatan</i>, <i>onna</i> » – oui mon neveu c'est assez, c'est assez – ces barbares répliquaient : « non ce n'est pas assez », et continuaient encore à le brûler à diverses reprises, lui demandaient toujours à chaque fois si c'était assez. Ils ne laissaient pas de temps en temps de le faire manger et lui verser de l'eau dans la bouche, pour le faire durer jusqu’au matin, et vous eussiez vu tout ensemble des épis verts qui rôtissaient au feu et auprès des haches toutes rouges, et quelquefois quasi en même temps qu'on lui faisait manger les épis, on lui mettait les haches sur les pieds, s'il refusait de manger. « Eh quoi, lui disait-on, penses-tu être ici le maître ? ». Et quelques-uns ajoutaient : « pour moi je crois qu'il n’y avait que toi de capitaine dans ton pays : mais viens ça, n'étais-tu pas bien cruel à l'endroit des prisonniers, dis-nous un peu n'avais-tu pas bonne grâce à les brûler : tu ne pensais pas qu'on te dut traiter de la sorte ? Mais peut-être pensais-tu avoir tué tous les Hurons ? » (…)</p>
<p class="parag">Dès que le jour commença à poindre ils allumèrent des feux hors du village pour y faire éclater à la vue du soleil l'excès de leur cruauté. On y conduisit le patient, le Père Supérieur l'accosta pour le consoler et le confirmer dans la bonne volonté qu'il avait toujours témoigné de mourir chrétien (…) le laissa avec l'espérance d'aller bientôt au ciel. Sur ces entrefaites ils le prennent à deux et le font monter sur un échafaud de 6 à 7 pieds de hauteur, 3 ou 4 de ces barbares le suivirent, ils l'attachèrent à un arbre qui passait au travers, de telle façon néanmoins qu'il avait la liberté de tournoyer autour. Là ils se mirent à le brûler plus cruellement que jamais et ne laissent aucun endroit en son corps qu'ils n’y eussent appliqué le feu a diverses reprises, quand un de ces bourreaux commençait à le brûler et à le presser de près, en voulant esquiver, il tombait entre les mains d'un autre qui ne lui faisait pas meilleur accueil. De temps en temps on leur fournissait de nouveaux tisons, il lui en mettaient de tout allumés jusque dans la gorge, ils lui en fourrèrent même dans le fondement, ils lui brûlèrent les yeux, ils lui appliquèrent des haches toutes rouges sur les épaules, ils lui en pendirent au col, qu'ils tournaient tantôt sur le dos, tantôt sur la poitrine, selon les postures qu'il faisait pour éviter la pesanteur de ce fardeau. S'il pensait s'asseoir et s'accroupir, quelqu'un passait un tison de dessous l’échauffant qui le faisait bientôt lever, cependant nous étions là priant Dieu de tout notre cœur qu'il lui plût le délivrer au plus tôt de cette vie ; ils le pressaient tellement de tous côtés qu'ils le mirent enfin hors d'haleine, ils lui versèrent de l'eau dans la bouche pour lui fortifier le cœur, et les capitaines lui crièrent qu'il prit un peu haleine, mais il demeura seulement la bouche ouverte, et quasi sans mouvement.</p>
<p class="parag">C'est pourquoi crainte, qu'il ne mourut autrement que par le couteau ; on lui coupa un pied, l'autre une main, quasi en même temps le troisième lui enleva la tête de dessus les épaules, qu'il jeta parmi la troupe à qui l'aurait pour la porter au capitaine Ondessone, auquel elle avait été destinée pour en faire festin. Pour ce qui est du tronc, il demeura à Arontaen, où on en fit festin le même jour. Nous recommandâmes son âme à Dieu, et retournâmes chez nous dire la messe. Nous rencontrâmes par le chemin un sauvage qui portait à une brochette une de ses mains demi rôtie. Nous eussions bien souhaité empêcher ce désordre, mais il n'est pas encore en notre pouvoir, nous ne sommes pas ici les maîtres, ce n'est pas une petite affaire que d'avoir en tête tout un pays, et un pays barbare comme est celui-ci, si quelques-uns et un assez bon nombre des plus considérables nous écoutent et avouent que cette inhumanité est tout à fait contre la raison, les vieilles coutumes ne laissent pas toujours d'avoir leur cours, et il y a bien de l'apparence qu'elles règneront jusqu’à ce que la foi reçue et professée publiquement, des superstitions et des coutumes envieillies et autorisées par la suite de tant de siècles ne sont pas si aisées à abolir.</p>
<p class="signature">Le Jeune<br/><i>Relations des Jésuites</i>, vol. XIII, 1637, p. 58-80.</p>
</blockquote>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com5tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-54983075113676792182023-09-25T09:36:00.003+02:002023-09-25T09:42:15.763+02:00« L'énigme du profit » : un livre à paraître en mars 2024 <div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="2673" data-original-width="5516" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjlenyCsxqzL5AMqXPQ9OPZ3aCnr4wkCjnxZ_qlJrrg7O49S3d9DAOz1vezRjn9zSF4jco8HFHIF2DSxi6m69BJmyyWyS2hCqr_CKb1jt4ZtZXnHo4qAkNk9Ei-_X_jOJjDUJvTtegSHcwhq62WAHtgOimRagYeZS3BBDIBGz9gkaw0ZVizQfjjuRdrI-s/s320/logo-La-ville-brule-ok.jpg" width="320" /></div></div>
<p class="parag">Mon <a href="https://www.lahuttedesclasses.net/p/livres.html#ProfitDechiffre" target="_blank">Profit déchiffré</a> arrivant au bout de son tirage, les éditions <a href="https://www.lavillebrule.com/">La Ville brûle</a> ont volontiers accepté d'en rééditer le premier essai, consacré aux différentes explications de l'existence du profit, et en particulier à un exposé de la théorie économique marxiste. Cela donnera un livre moins épais (mais pas si petit que cela), et qui, à la différence du précédent, s'adressera clairement et principalement aux lecteurs qui ne sont pas des spécialistes de ces questions. Et tout comme le contenu, le prix devrait lui aussi rester très abordable !</p>
<p class="parag">Le texte a été entièrement révisé, avec quelques modifications et divers ajouts sur des points qui étaient traités trop vite ou franchement négligés. En particulier, je peux annoncer quelques pages consacrées à la difficile question de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, qui l'envisageront sous un angle un peu inhabituel.</p> Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-42736340710772514702023-09-17T20:45:00.012+02:002023-10-17T15:13:30.498+02:00Publication : « Justice aborigène et justice inuit. Une étude comparative » (Arctic Anthropology, n°59(1), 2023) <div class="separator"><div class="separator" style="clear: right; float: right; margin-bottom: 1em; margin-left: 1em;"><img alt="" border="0" data-original-height="434" data-original-width="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjS3TG9lmC-ujXZxB3gPZ1kZas-3L7rg-jg5ekI3bH6r15FJW_lGN2Vk6NHQYK7UBJX6EyHcFEPSlu6VWIg8rihGj9YnP8-Jc9naxLxY18NJSn1ouEN_ayNC8KCqBy1DnfZr7XLw-4sL-acJXjN-AyLS6GQRj-Re3mkFdKgiPUmTTEfXDcMqFAXu7Rq_zg/s1600/front-matter-1.jpg" /></div></div>
<p class="parag">La revue <i>Arctic Anthropology</i> a récemment publié un article de ma main, dans lequel je m'efforce de comparer les systèmes judiciaires traditionnels de l'Australie aborigène et du monde inuit. Naturellement, cette comparaison déborde également sur la question de la guerre.</p>
<p class="parag">Si l'article original est en anglais, <a target="_blank" href="https://www.academia.edu/106549721/download_file" >une traduction française est également disponible</a>.</p>
<p class="parag">Bonne lecture !</p>
<p class="parag">Le résumé de l'article :</p>
<blockquote>
Cet article dresse, à partir d'une revue de la littérature, un inventaire des procédures et des sanctions relatives à l'exercice de la justice et du droit (au sens large, celui de la gestion sociale des conflits) dans les sociétés traditionnelles australiennes et inuit. On détaille la conception inuit de l'action judiciaire qui, à la différence des pratiques australiennes, met l'accent sur les dimensions psychologiques et sociales plutôt que sur les sanctions physiques. Pour classer les procédures observées chez les Inuits, on utilise une grille d'analyse préalablement élaborée pour l'Australie. Cette approche s'articule autour de trois critères formels (symétrie, modération et désignation) et révèle une forte dichotomie des peuples inuits entre l'Alaska d'une part, et les régions de l'est du Canada et du Groenland d'autre part. L'Est est marqué par l'absence quasi-totale de procédures de désignation collective, sous quelque forme que ce soit, à la rare exception éventuelle de la bataille régulée. Cette absence explique l'ampleur limitée des guerres - du moins internes aux groupes inuits - et la faible intensité des feuds dans cette région. L'Alaska, au contraire, connaissait diverses variantes de procédures collectives, dont les feuds et la guerre judiciaire.
</blockquote>
Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com4tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-65909617289542712152023-09-09T09:07:00.005+02:002023-09-09T16:22:43.708+02:00« Le corps de mon ennemi » : un colloque à venir (avril 2024)<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="float: right; margin-left: 1em; text-align: right;"><tbody><tr><td style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="800" data-original-width="553" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgIRB0TdQrl0Z7NdgPTItIfHutPTLFbD7bm0YpE8L7lce2XFnGWXnbz_adlYGpEEqeXjCyyJjFLYsEOhz1X1Dww1BLbVKKLX5vS87YgwcL43RIbiRH8RDngxTHvXRQkkw4qQIjABg1ZzxtrRHdjmofKR0q2cq5eU74F5X5-_y0tePJYoBuoh35EK3Ds0ek/s320/E4390135-Early_human_warfare.jpg" width="320" /></td></tr><tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Illustration parue dans <i>L'Homme primitif</i> <br />(L. Figuier, 1870)</td></tr></tbody></table><p class="parag">Dans quelques mois, cet événement public que j'ai le plaisir d'organiser avec Arthur Gicqueau, Jean-Marc Pétillon et Nicolas Teyssandier rassemblera archéologues, anthropologues et primatologues pour discuter d'un thème rarement abordé par la recherche académique française en Préhistoire : la guerre primitive... ou ce qui lui ressemble ! Ce sera les mardi 23 et mercredi 24 avril à l'Université Jean Jaurès (Toulouse), et les débats donneront ensuite lieu à une publication dans le cadre des <a href="https://www.prehistoire.org/shop_515-0-0-801/seances-en-ligne-acces-libre-supplements-au-bspf.html%20%3Chttps://www.prehistoire.org/shop_515-0-0-801/seances-en-ligne-acces-libre-supplements-au-bspf.html" target="_blank">Séances en ligne de la Société Préhistorique française</a>.</p>
<p class="parag"><a href="https://cdarmangeat.wixsite.com/le-corps-de-mon-enne" target="_blank">Un site internet est d'ores et déjà en ligne</a>, sur lequel on trouvera entre autres la liste des intervenants, qui sera actualisée au fur et à mesure des éventuelles modifications.</p>
<p class="parag">Enfin, je recopie la présentation de l'événèmenent qui figure sur le site, à lire... et à faire circuler ! </p>
<blockquote>
<h3>« Le corps de mon ennemi »</h3>
<p class="parag"></p><p class="parag">La guerre provient-elle du fond des âges, voire de notre héritage biologique, ou est-elle apparue à un stade déterminé de l'évolution des sociétés ? À cette vieille interrogation, une partie importante du monde scientifique tend de nos jours à répondre par la seconde proposition, arguant notamment de l'absence de traces convaincantes de conflits collectifs armés pour les périodes reculées et situant l'émergence de la guerre quelque part entre la fin du Néolithique et l'Âge du Bronze.</p>
<p class="parag">Pourtant, dans les dernières années, et pour ne parler que de la France, divers travaux sont venus contester cette vision, que ce soit sur la base d'arguments ethnologiques [1] ou archéologiques [2]. À l'échelle internationale, la découverte du charnier de Nataruk [3], qui fait suite à celle du site de Djebel Sahaba, récemment réétudié [4] a remis en cause le pacifisme supposé des sociétés de chasseurs-cueilleurs, à tout le moins des plus tardives d’entre elles.</p>
<p class="parag">Le sujet est d'autant plus complexe que d'une part, la guerre est un concept souvent mal défini, et que d'autre part les sociétés humaines ont inventé bien des modalités d'affrontements collectifs : l'anthropologie sociale s'efforce depuis longtemps de comprendre comment s'articulent, entre autres, les guerres proprement dites, les feuds (vendettas), les combats dits « ritualisés » pratiqués dans maintes sociétés, mais aussi (liste non limitative) des expéditions parfois qualifiées de « guerre à petite échelle » s'inscrivant dans des relations d'hostilité perpétuelle. Cette variété des formes se double de celle des objectifs poursuivis : la vengeance représente ainsi un motif privilégié d'affrontements. Quant à l'acquisition de ressources, dans laquelle on voit parfois la raison ultime et universelle des hostilités, elle soulève au moins le problème de ces substances corporelles aux effets imaginaires, à commencer par les têtes qui constituent le but premier de nombre d'expéditions militaires, en particulier dans l'Asie du Sud-Est précoloniale.</p>
<p class="parag">Ce colloque, qui réunira préhistoriens et anthropologues sociaux et laissera une large part à la discussion collective, tentera d'éclairer ces questions en traitant aussi bien des concepts utilisés, des enseignements de la primatologie, de divers cas ethnologiques, que les difficultés soulevées par l'interprétation des traces matérielles.</p>
<h4>Références</h4>
<ol>
<li>Christophe Darmangeat, <i>Justice et guerre en Australie aborigène</i> (Toulouse: Smolny, 2021).</li>
<li>Bruno Boulestin et Dominique Henry-Gambier, <i>Les restes humains badegouliens de la grotte du Placard: cannibalisme et guerre il y a 20 000 ans</i>, Archaeopress archaeology (Oxford: Archaeopress Publishing, 2019).</li>
<li>M. Mirazón Lahr et al., « Inter-Group Violence among Early Holocene Hunter-Gatherers of West Turkana, Kenya », <i>Nature</i> 529, n°7586 (2016): 394‑98.</li>
<li>Isabelle Crevecoeur et al., « New Insights on Interpersonal Violence in the Late Pleistocene Based on the Nile Valley Cemetery of Jebel Sahaba », <i>Scientific Reports</i> 11, n°1 (27 mai 2021): 9991.</li>
</ol>
<p></p></blockquote>Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-723451796098277031.post-12961806342856967752023-09-02T08:42:00.010+02:002023-09-02T08:58:55.445+02:00Léon Trotsky, sur la guerre et la « lutte pour la vie »<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="float: right; margin-left: 1em; text-align: right;"><tbody><tr><td style="text-align: center;"><img border="0" data-original-height="555" data-original-width="320" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEj6cYM3wPiw2v9PIHSxiFj-vbLrEtW9xXYmZlWGByU9kNB1iuh4NBRsun7mzbtm9SaT-Gl9dmpR1HsyYZKXm-3990cV3Mcgj5WmzIHV-36B3W0_b9d_hrUY6Hfvg5S_Z1CuXekh2mQVcWrSDSlbArrgUrcyNNGKNfG3_fZjT63pJj_OAkYYIGBGarFKX0o/s320/Lutte.jpg" width="320" /></td></tr><tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">« La lutte pour la vie »<br />(bronze d'E. Drouot) </td></tr></tbody></table>
<p class="parag">Un ami (qu'il en soit remercié !) me signale un texte de Léon Trotsky, écrit en pleine guerre civile, dans lequel celui-ci réagit à un article publié dans une revue militaire soviétique. Son grand intérêt est qu'il y discute de questions générales, en particulier celle du niveau de specificité auquel il faut raisonner si l'on veut comprendre quelque chose aux phénomènes. Peut-on les rassembler dans des catégories qui dépassent les différents types sociaux, voire les différentes espèces ? Ce questionnement, qui est par ailleurs au cœur du dernier livre de Bernard Lahire, <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/les_structures_fondamentales_des_societes_humaines-9782348077616" target="_blank"><i>Les structures fondamentales des sociétés humaines</i></a>, sur lequel j'aurai probablement l'occasion de revenir, ne possède, me semble-t-il, pas de réponse <i>a priori</i>. Plus exactement, il est évident qu'il est possible de forger des catégories à tous les degrés de généralité ; un exemple qui me vient en tête, et qui dépasse même le monde vivant, et celui de la complexité. Bien des auteurs ont ainsi soutenu l'idée que la matière tendait à s'organiser de manière de plus en plus complexe avec le temps, et ce qu'elle soit vivante ou non. L'évolution qui a conduit le magma de particules post-Big Bang à l'assemblage d'atomes comportant de plus en plus de protons, puis aux molécules (éventuellement géantes) peut ainsi être rapprochée de celle qui a vu la vie faire émerger, aux côtés des unicellulaires du précambrien, des êtres de plus en plus différenciés.</p>
<a name='more'></a>
<p class="parag">Une première réflexion sur ces questions aussi passionnantes que difficiles est que la discussion se déroule à deux niveaux. Se pose tout d'abord la légitimité de la démarche comparatiste sur l'échelle la plus large possible afin de rechercher tant les constantes que les variations. Il me semble qu'un tel programme de recherche n'est non seulement pas criticable, mais que c'est le seul qui puisse mériter le nom de travail scientifique. Se pose ensuite la question des résultats obtenus grâce à cette méthode. Là, je ne crois pas qu'il existe de réponse valable pour toutes les disciplines et toutes les questions. Le plus probable est que c'est justement en procédant à ce comparatisme systématique que l'on pourra mettre en lumière les niveaux pertinents de raisonnement, voir quel découpage fait ressortir des propriétés intéressantes, et quel autre ne produit que des généralités un peu creuses ou triviales.</p>
<p class="parag">Tel est donc l'enjeu du texte qui suit, qui aborde cette réflexion à propos du thème plus précis de la guerre. Malgré des informations anthropologiques parfois discutables, schématiques, voire franchement dépassées (sur le cannibalisme ou l'esclavage), ou le choix très contestable de définir la guerre comme un phénomène étatique, il soulève des questions qui n'ont pas pris une ride, à commencer (ou à finir !) par celle par laquelle il se conclut.</p>
<blockquote>
<h3>Science militaire et littérature : parler pour ne rien dire</h3>
<p class="parag">Tout en publiant bon nombre d'utiles articles spéciaux, la revue <i>Affaires militaires</i> ne réussit pas à trouver son équilibre intellectuel. Rien d'étonnant à cela. Des événements qui n'avaient pas été prévus par les collaborateurs d'<i>Affaires militaires</i> se sont déroulés dans le monde entier et en particulier dans notre propre pays. Tout d'abord, ces collaborateurs furent nombreux à penser qu'aucun schéma n'étant applicable à ces événements, tout était incompréhensible ; par conséquent, il valait mieux refuser tout critère d'appréciation et attendre patiemment de voir quelle serait l'issue de ce bouleversement. Mais au fur et à mesure de l'écoulement du temps, certaines caractéristiques de l'ordre commencèrent à poindre de cet immense chaos que les collaborateurs d'<i>Affaires militaires</i> n'avaient absolument pas prévus. L'intelligence humaine est généralement passive et assez paresseuse; elle saisit plus facilement ce
qu'elle connaît et qui n'exige pas de réflexions supplémentaires.</p>
<p class="parag">C'est ce qui se passe actuellement. S'étant tout d'abord convaincus que leurs connaissances n'étaient pas rejetées et reconnaissant ensuite dans la nouvelle organisation des traits qui leur étaient familiers, maints spécialistes militaires se dépêchèrent d'en conclure qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil et que par conséquent, les anciennes structures pouvaient encore très bien servir avec succès. Mais il y a plus. Après avoir conclu que finalement, dans le domaine militaire aussi, tout finirait par retomber aux anciens usages, ils reprirent courage et décidèrent d'attendre benoîtement la restauration. À cette enseigne, quelques collaborateurs d'<i>Affaires militaires</i> s'empressèrent de remettre sur le tapis leurs conceptions générales fortement poussiéreuses — notamment à propos de la place de la guerre et
de l'armée dans l'histoire de l'évolution humaine. De toute évidence, ils se prennent pour des « spécialistes » dans ce domaine aussi. Erreur fatale ! Un bon artilleur ou un intendant est loin d'être toujours appelé à jouer les historiens philosophes.</p>
<p class="parag">À travers deux ou trois exemples, en voici la preuve. Dans son numéro 15-16, les <i>Affaires militaires</i> publient en bonne place un article du citoyen F. Herschelman : « La guerre sera-t-elle possible à l'avenir ? » À commencer par le titre, tout est faux dans cet article. Quant au fond, l'auteur se demande si les
guerres sont inévitables à l'avenir et arrive à la conclusion qu'elles le seront. Comme chacun sait, il existe une abondante littérature à ce sujet. Aujourd'hui, la question est passée du domaine littéraire à celui du combat intensif, prenant ouvertement dans tous les pays l'aspect d'une guerre civile. En Russie, le pouvoir est aux mains d'un parti politique dont le programme définit avec précision et netteté les caractéristiques sociales et historiques des guerres passées ou actuelles, et qui précise avec autant de clarté que d'exactitude les conditions dans lesquelles les guerres deviendront non seulement inutiles, mais aussi impossibles. Personne ne demande au citoyen Herschelman d'adopter le point de vue communiste. Mais quand un spécialiste militaire entreprend une analyse de la guerre dans une revue russe officieuse – en 1919, pas en 1914 ! – il semble qu'on serait en droit d'exiger que ledit spécialiste connaisse au moins les rudiments du programme qui est la doctrine officielle du régime et sur lequel repose toute notre politique intérieure et internationale. Il n'y fait même pas allusion. Comme il est de tradition, l'auteur commence par le commencement, c'est-à-dire qu'il démarre sur un postulat de la pire banalité, tiré de la scholastique impuissance historique de Leer et stipulant que « la lutte est l'apanage de tout ce qui vit ».</p>
<p class="parag">Fondé sur l'interprétation la plus large, voire illimitée, du mot « lutte », cet aphorisme supprime en toute simplicité l'ensemble de l'histoire humaine en la dissolvant sans résidu dans la biologie. Lorsque sans jouer sur les mots nous parlons de guerre, nous sous-entendons un affrontement systématique de groupes humains organisés par l'État et qui utilisent les moyens techniques dont ils disposent au nom de buts fixés par le pouvoir politique qui les représente. Il est absolument évident que rien de semblable n'existe en dehors de la société humaine. Si la lutte est propre à tout ce qui vit, la guerre en revanche est un phénomène purement historique et humain. Celui qui ne s'en rend pas compte est encore très loin du
seuil même de la question.</p>
<p class="parag">Jadis, les hommes se mangeaient entre eux. Dans certains pays, le cannibalisme s'est encore conservé jusqu'à nos jours. Il est vrai que les Achantis ne publient pas de revues militaires, mais s'ils le faisaient, leurs théoriciens militaires écriraient vraisemblablement : « Espérer que les gens renoncent au cannibalisme est vain, puisque la lutte est l'apanage de tout ce qui vit. » Avec la permission du citoyen Herschelman, nous pourrions répliquer au savant anthropophage qu'il ne s'agit pas pour l'instant de la lutte en général, mais de l'une de ses formes singulières, qui s'exprime en l'occurrence par l'homme à
l'affût de son semblable. Manifestement, le cannibalisme n'a pas disparu sous l'effet de la persuasion, mais à la suite des modifications de l'ordre social : en effet, lorsqu'il se révéla plus avantageux de transformer les prisonniers en esclaves, l'anthropophagie (cannibalisme) disparut. Et la lutte ? La lutte, eh bien, elle demeura. Cependant, pour le moment nous ne parlons pas de lutte, mais de cannibalisme.</p>
<p class="parag">Jadis, le mâle se battait avec un autre mâle pour une femelle. Les fiancés antiques « enlevaient la fille de l'eau ». Comme le citoyen Herschelman le sait sans doute, ce moyen n'a plus cours de nos jours, bien que la lutte soit l'apanage de tout ce qui vit. Les règlements de comptes dans les bois ou les cavernes ont été remplacés plus tard par des tournois de chevalerie en présence des dames. Cependant, tournois et duels appartiennent aujourd'hui au passé ou se sont dans l'ensemble transformés en vulgaire écho de mascarade des anciens heurts sanglants. Pour comprendre ce processus, il faut suivre de près l'évolution de l'économie, les relations entre hommes et femmes, les modifications fondamentales intervenues dans la vie familiale et tribale courante, l'apparition et l'évolution des classes, le conditionnement historique des opinions et des préjugés des chevaliers et de la noblesse, le rôle du duel en tant qu'élément de l'idéologie de classe, la disparition du fondement social des classes privilégiées, la transformation du duel en une survivance inutile, etc. Sur la base d'un aphorisme vide de sens – la lutte est l'apanage de tout ce qui vit – dans ce domaine comme dans tous les autres, on ne peut pas aller bien loin.</p>
<p class="parag">Les tribus et les clans slaves se battaient entre eux. Du temps du féodalisme, les principautés se battaient entre elles. Les tribus allemandes faisaient de même, tout comme les principautés féodales de la future France unifiée. Les luttes sanglantes entre féodaux, les guerres opposant entre elles les provinces ou les villes aux armées de chevaliers étaient à l'ordre du jour non pas parce que « la lutte est l'apanage de tout ce qui vit », mais parce qu'elles étaient déterminées par certaines relations sociales de l'époque, et elles disparurent en même temps que ces dernières. Les motifs qui poussaient les Moscovites à se battre contre les habitants de Kiev, les Prussiens contre les Saxons, les Normands contre les Bourguignons étaient à l'époque aussi profonds et rigoureux que les causes qui se trouvaient à l'origine de la dernière guerre entre Allemands et Anglais. Par conséquent, une fois encore, il ne s'agit pas d'une simple loi de la nature en tant que telle, mais de lois spécifiques définissant l'évolution de la société humaine. Sans même nous éloigner du domaine le plus général des considérations historiques,
permettez-moi de poser une question : si l'homme a dépassé le stade de la guerre entre la Bourgogne et la Normandie, la Saxe et la Prusse, entre les principautés de Kiev et de Moscou, pourquoi ne dépasserait-il pas le stade des affrontements entre l'Angleterre et l'Allemagne, la Russie et le Japon ? De toute évidence, la lutte dans le sens le plus large du mot demeurera ; toutefois, la guerre – qui n'est qu'une forme particulière de cette lutte – n'est apparue qu'à l'époque où l'homme commença à bâtir sa société et à utiliser des armes. Cette forme singulière de lutte – la guerre – a suivi le cours des modifications de la société humaine et, dans certaines circonstances historiques, elle peut complètement disparaître.</p>
<p class="parag">Dans leur morcellement, les guerres féodales étaient essentiellement dues à l'isolement de l'économie moyenâgeuse. Chaque région considérait sa voisine comme un monde replié sur lui-même duquel on pouvait tirer profit. Dans leurs nids d'aigle, les chevaliers observaient d'un œil rapace l'enrichissement des villes qui se développaient. L'évolution ultérieure a unifié les provinces et les régions en un tout. À la suite d'une lutte interne et externe impitoyable, la France unifiée, l'Italie unifiée et l'Allemagne unifiée se développèrent sur cette nouvelle base économique. L'unité économique ayant ainsi transformé de grands pays en un organisme économique unique, les guerres devinrent impossibles dans les limites de cette nouvelle formation historique élargie : la nation et l'État.</p>
<p class="parag">Cependant, l'évolution des relations économiques n'en resta pas là. L'industrie avait depuis longtemps dépassé son cadre national et avait lié le monde entier par les chaînes de l'interdépendance. Ce n'est pas seulement la Bourgogne ou la Normandie, la Saxe ou la Prusse, Moscou ou Kiev, mais la France, l'Allemagne et la Russie qui ont cessé depuis longtemps d'être des mondes se suffisant à eux-mêmes pour devenir des parties dépendantes de l'économie mondiale. Nous ne le sentons que trop bien aujourd'hui, en période de blocus militaire, quand nous ne recevons plus les produits industriels allemands ou anglais qui nous sont indispensables. D'autre part, les ouvriers allemands ou anglais ressentent eux aussi cette rupture mécanique d'un tout économique, puisqu'ils ne reçoivent plus ni le blé du Don, ni le beurre sibérien.</p>
<p class="parag">Les fondements de l'économie sont devenus mondiaux. La perception des bénéfices — c'est-à-dire le droit d'écrémer l'économie mondiale — n'en est pas moins demeurée aux mains des classes bourgeoises de certaines nations. S'il faut donc chercher les racines des guerres actuelles dans la « nature », ce n'est pas dans la nature biologique ni même dans la nature humaine en général qu'on doit les quérir, mais dans la « nature » sociale de la bourgeoisie qui naquit, puis se développa en tant que classe exploitante, usurpatrice, dirigeante, profiteuse et ravageuse, en contraignant les masses laborieuses à guerroyer au nom de ses objectifs.</p>
<p class="parag">Étroitement liée en un tout, l'économie mondiale crée des sources inouïes d'enrichissement et de puissance. La bourgeoisie de chaque nation voudrait être la seule à bénéficier de ces sources, désorganisant par la même occasion l'économie mondiale, comme le firent les féodaux à l'époque de transition vers un nouveau régime.</p>
<p class="parag">Une classe destinée à semer toujours davantage de désordre dans l'économie ne peut se maintenir longtemps au pouvoir. C'est pourquoi la bourgeoisie elle-même se sent contrainte de chercher une issue en créant « la Société des Nations ». L'idée de Wilson est de réviser l'économie mondiale unifiée en créant une espèce de société de brigandage par actions, afin que les profits soient répartis entre les capitalistes de tous les pays sans qu'ils se battent entre eux. Manifestement, Wilson entend garder la majorité des actions pour ses propres boursiers de New York ou de Chicago, ce dont ne veulent pas entendre parler les bandits de Londres, Paris, Tokyo et autres.</p>
<p class="parag">C'est dans cet affrontement des appétits bourgeois que gît la difficulté des gouvernements bourgeois de trouver une solution au problème de la « Société des Nations ». On peut néanmoins assurer qu'après l'expérience de la guerre actuelle, les milieux capitalistes des pays les plus importants auraient créé les conditions d'une exploitation plus ou moins centralisée et unifiée du monde entier sans recourir à la guerre, de la même façon que la bourgeoisie avait liquidé les guerres féodales dans les limites du territoire national. La bourgeoisie aurait pu mener cette nouvelle tâche à bien si la classe ouvrière ne s'était pas retournée contre elle, tout comme en son temps elle-même s'était opposée aux forces féodales. La guerre civile qui s'est terminée en Russie par la victoire du prolétariat aura une fin semblable dans tous les autres pays; cette guerre mène à la conclusion suivante : le prolétariat prend en mains la solution du problème qui se pose aujourd'hui à l'humanité — problème de vie ou de mort, à savoir la transformation de toute la surface terrestre, de ses richesses naturelles et de tout ce qui a été créé par le travail de l'homme en une économie mondiale, mieux systématisée en fonction d'une seule et même pensée, et où la répartition des biens se fait comme dans une grande coopérative.</p>
<p class="parag">Le citoyen Herschelman n'a sans doute aucune idée de tout cela. Il a découvert un quelconque opuscule d'un certain professeur Danievski, intitulé <i>Le système de l'équilibre politique, du légitimisme et des commencements de la nation</i>, et, en s'appuyant sur quelques conclusions rachitiques du juriste officiel, en conclut à l'inéluctabilité des guerres jusqu'à l'achèvement des siècles. Dans les colonnes de la revue de l'Armée Rouge ouvrière et paysanne – en mai 1919 ! – l'éditorial expose gravement que le début de... la légitimité ne préserve pas de la guerre ! La légitimité, c'est la reconnaissance de l'immuabilité de toute la saloperie monarchiste, de classes et de castes qui s'est accumulée sur cette terre. Chercher à prouver que la reconnaissance des droits éternels du pouvoir des Hohenzollern ou des Romanov, ou encore des usuriers parisiens, ne préserve pas des guerres, cela signifie simplement parler pour ne rien dire. C'est aussi valable pour la théorie du soi-disant « équilibre politique ». Personne n'a mieux démontré la fausseté et l'inanité de cette théorie que le marxisme (communisme). La tricherie diplomatique de « l’équilibre » n'était que la façade d'une compétition diabolique des engins militaires d'une part et de l'autre – des aspirations de l'Angleterre à affaiblir la France et l'Allemagne, de l'Allemagne à affaiblir la France, etc.</p>
<p class="parag">Deux locomotives ont été lancées l'une contre l'autre sur la même voie, voilà la signification de la théorie du monde armé par « l'équilibre européen », une théorie dont les marxistes ont démontré la fausseté bien avant qu'elle ne s'écroulât dans le sang et la boue. Seuls les songe-creux petits-bourgeois et les charlatans bourgeois peuvent parler du principe national comme fondement de la paix éternelle. Lorsque le développement de l'industrie exigea la transformation de la province en une unité nationale beaucoup plus vaste, les guerres furent menées sous la bannière nationale. Les guerres contemporaines ne supposent pas le principe national. Il ne s'agit déjà plus des guerres civiles. Koltchak vend la Sibérie à l'Amérique, Dénikine est prêt à inféoder les trois quarts du peuple russe à l'Angleterre et à la France pourvu qu'on le laisse continuer de piller à son aise le dernier quart. Le principe national ne joue même plus de rôle dans les guerres internationales. L'Angleterre et la France se partagent les colonies allemandes, et écartèlent l'Asie. L'Amérique fourre son nez dans les affaires européennes, tandis que l'Italie s'adjuge des Slaves. À moitié étouffée, la Serbie trouve encore le moyen d'étrangler les Bulgares.
Dans le meilleur des cas, le principe national n'est qu'un prétexte. Il s'agit en fait de souveraineté mondiale, c'est-à-dire de la domination économique du monde entier. Après une critique superficielle de la légitimité, de la théorie de l'équilibre politique et du principe national, le citoyen Herschelman ne mentionne même pas le problème de l'issue de la guerre. Et pourtant, cette issue se décide actuellement sur le terrain. Après avoir chassé la bourgeoisie du gouvernail national et pris les rênes du pouvoir, la classe ouvrière prépare la création de la République fédérative soviétique européenne et mondiale qui reposera sur une économie mondiale unifiée.</p>
<p class="parag">La guerre a été et demeurera une forme armée de l'exploitation ou de la lutte contre l'exploitation. La domination fédérative du prolétariat en tant que transition vers une Commune mondiale signifie la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme et donc la liquidation des affrontements armés. La guerre disparaîtra comme le cannibalisme. La lutte, elle, continuera, mais ce sera la lutte collective de l'humanité contre les forces ennemies de la nature.</p>
<p class="signature">10 juillet 1919, Voronej-Kolodeznaîa<br /><i>Les Affaires militaires</i> n° 23-24</p>
</blockquote> Christophe Darmangeathttp://www.blogger.com/profile/08757088447937100550noreply@blogger.com13