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Une (dernière ?) typologie des confrontations collectives

Ce n'est pas parce que la discussion à propos de la guerre s'est calmée sur ce blog depuis quelque temps que le feu n'a pas continué de couver sous la cendre. En fait, j'ai continué à travailler sur cet épineux problème, tant et si bien que je suis parvenu à une solution nouvelle qui m'a tant plu que j'en ai fait un article de recherche. Comme il se doit, celui-ci a entamé un (long) processus auprès des revues académiques – rien n'indique qu'il sera accepté par cellles auxquelles je le soumettrai, et chaque soumission, fut-elle conclue par un refus, prend souvent de longs mois. En attendant, j'en recopie ici de larges extraits, en espérant que l'ensemble trouve le bon compromis entre taille et lisibilité.

La guerre des concepts. Une typologie générale
des confrontations collectives

3. Une typologie alternative

3.1 Les trois niveaux de l’analyse

Wash-ím-pe-shee, Madman,
un guerrier distingué
huile de G. Catlin, 1834

Le point de départ de notre proposition consiste à identifier des niveaux de réalité qui doivent impérativement être distingués, sous peine de confusions empêchant toute solution correcte. On propose d’en reconnaître trois, par ordre décroissant d’abstraction (de généralité) :

  1. Relations sociales (i.e., le degré de solidarité ou d’hostilité)
  2. État de conflictualité (dont le feud et la guerre)
  3. Confrontations (ou affrontements).

Chacun de ces trois niveaux détermine le suivant de manière plus ou moins stricte. Ainsi, un certain degré d’hostilité (niveau 1) ouvre la possibilité d’une guerre, en la rendant plus ou moins de probable (niveau 2). De la même manière, un état de feud, comme un état de guerre – ou tous ces autres états pour lesquels le vocabulaire courant n’a forgé aucun mot – permet ou favorise certains modes de confrontation et, le cas échéant, en interdit d’autres. En d’autres termes, le niveau 1 sert de cadre au niveau 2, qui lui-même constitue le cadre du niveau 3.

Il est possible (...) de discerner des contours très nets entre les différents modes d’affrontement, [qui] s’organisent autour de deux variables binaires.

3.2 Affrontements résolutifs versus non résolutifs

(...) On avancera ici est que les objectifs ultimes des affrontements peuvent être regroupés de manière pertinente en deux grands ensembles, selon qu’ils visent ou non à modifier de manière significative (c’est-à-dire importante et/ou durable) l’état des relations entre les deux collectivités. Cette idée n’est pas nouvelle : on la trouve par exemple sous la plume de Philippe Descola et Michel Izard (Izard et Descola 2013). On suivra ici le choix terminologique de ces auteurs, qui proposent de parler d’affrontements résolutifs versus non résolutifs. Cette qualification appelle toutefois une précision essentielle. Tout affrontement est en effet, par nature, « résolutif », dans le sens où il cherche à résoudre un problème : on ne va pas tuer (et risquer sa vie) sans avoir en tête de modifier un état de choses existant et considéré comme insatisfaisant. La question est ici de savoir si ce problème concerne l’état des relations entre les deux parties, que la confrontation est donc censée modifier de manière significative. Au risque d’une expression un peu lourde, il faudrait donc en toute rigueur, et pour plus de clarté, ajouter un adverbe et parler d’un affrontement socialement résolutif (ou non).

De prime abord, l’existence d’affrontements socialement non résolutifs heurte notre sens commun. Qui serait assez insensé pour se battre, et risquer sa vie, sans avoir comme objectif ultime de sortir d’une situation de conflit – au besoin en écrasant toute résistance ? L’anthropologie sociale fournit pourtant plusieurs exemples de telles situations a priori invraisemblables. Les Tupinamba qui lançaient de lointaines expéditions pour ramener, au mieux, une demi-douzaine de prisonniers, étaient animés de raisons qui leur semblaient parfaitement impérieuses : ces prisonniers étaient destinés à être exécutés et dévorés dans des occasions d’une importance capitale (Fernandes 1952). Mais ce faisant, l’objectif n’était pas d’éteindre l’animosité qui prévalait avec l’adversaire. C’était même l’exact inverse : l’expédition militaire était à la fois le fruit de la relation d’inimitié et la condition de sa préservation. On allait capturer quelques ennemis parce qu’ils étaient les ennemis de toujours, et qu’ils devaient le rester jusqu’à la fin des temps afin que l’ordre des choses soit respecté. S’il est emblématique, ce type de combat non résolutif est loin d’être le seul. On y reviendra. (...)

3.3 Affrontements symétriques versus asymétriques

À la dichotomie résolutif / non résolutif s’en superpose une seconde : celle qui oppose les affrontements décidés de manière unilatérale à ceux organisés conjointement par les deux parties sur la base de règles communes. Bien que cette dénomination ne soit pas, elle non plus, dénuée d’inconvénients, on parlera d’affrontements asymétriques dans le premier cas, et symétriques dans le second.

L’affrontement asymétrique n’a guère besoin d’être explicité : il constitue la matière ordinaire de toute guerre où l’on cherche à vaincre l’adversaire. Dans ce cas, la bataille rangée à armes égales est en quelque sorte un accident : cette situation n’est pas recherchée, et encore moins convenue, entre les deux parties. Elle n’est, du point de vue de chaque camp, qu’un pis-aller, qui résulte de l’impossibilité d’établir un rapport de force militaire favorable (dont la surprise constitue un des éléments les plus fréquents).

Quant à la confrontation symétrique, son exemple canonique est la bataille régulée, ce duel collectif dont les sociétés non étatiques fournissent d’innombrables exemples – abondamment signalé en Australie, en Mélanésie et en Amazonie , il semble en revanche absent de l’Amérique du Nord, et sans doute de l’Afrique et de l’Asie. Une telle confrontation possède trois caractéristiques notables, qui toutes résultent d’un accord préalable :

  • les forces en présence sont globalement équilibrées, tant en termes d’effectifs que d’armement ;
  • le degré de violence acceptable est déterminé et, sauf cas exceptionnels, limité ;
  • le nombre de confrontations est lui-même déterminé à l’avance. Ce point possède une importance particulière lorsque celles-ci sont résolutives : les deux adversaires s’engagent à en accepter le résultat et, en cas de défaite, à ne pas le remettre en cause.

Concernant le point 1, il est évidemment possible de trouver des exemples de ruse, où suite à une décision de bataille régulée, un des deux camps trompe l’autre (en dissimulant des troupes, en utilisant un armement illicite, en poursuivant le combat au-delà de ce qui était convenu…). De tels contre-exemples n’invalident évidemment pas la catégorie générale de la bataille régulée, pas plus que la tromperie ou le vol n’invalident la catégorie de l’échange.

La confrontation symétrique restreint la violence en agissant sur deux paramètres. Le premier, trivial, concerne à la fois les armes employées et les dommages censés mettre un terme au combat. À une extrémité du continuum, aucune limitation de la violence n’est mise en œuvre et la confrontation symétrique est potentiellement aussi létale qu’une confrontation asymétrique. À l’autre extrémité, on se bat à mains nues – le caractère physique de la confrontation se dissout même parfois totalement, comme dans les duels de chants pratiqués par certains groupes Inuits.

L’autre axe de la modération de la violence est plus indirect : il consiste à restreindre le nombre de combattants. Au lieu d’une confrontation qui mobilise la totalité des membres des groupes impliqués dans une désignation pouvant être dite plénière, seuls s’affrontent un nombre limité d’individus agissant en tant que représentants de leur groupe – une désignation que l’on peut alors qualifier de synecdochique. Le combat n’implique dans ce cas qu’une fraction de la collectivité concernée et, à la limite, un seul individu, dans un « duel de champions ». (...)

4. Exploration de la classification des confrontations

On aboutit ainsi à une classification générale des confrontations en quatre grandes catégories, qu’on se propose à présent d’explorer rapidement.

4.1 Confrontations résolutives asymétriques (I)

Le secteur I est celui des affrontements qui nous sont les plus familiers : ceux où l’on combat l’adversaire en s’efforçant par tous les moyens disponibles de disposer d’une supériorité militaire, et dans la perspective que la victoire modifie l’état des relations. La gamme des opérations peut aller d’un simple assassinat effectué par un coup de main (pour autant que cet assassinat s’inscrive dans le cadre d’un différent à caractère collectif) jusqu’à des batailles mettant aux prises des centaines de milliers de combattants.

Un point essentiel, qu’il faut relever dès à présent, est que la nature de la « résolution » poursuivie relève de deux grandes catégories, qui sont celles qui se trouve au cœur du raisonnement proposé par Boulestin (2019). De manière triviale, le but de l’engagement peut consister à vaincre l’ennemi, c’est-à-dire à l’affaiblir suffisamment pour établir un rapport de forces favorable : « la guerre est un acte de force afin d'obliger l'ennemi à accomplir notre volonté. » (Clausewitz 2006, 13) Mais il arrive aussi que l’affrontement possède un tout autre objectif : celui d’un simple équilibrage des pertes. Les mises à mort survenant au cours du combat constituent alors des assassinats de compensation. Elles ne visent pas à briser la résistance du groupe adverse, mais à rétablir un équilibre des tués que l’on estime perturbé. C’est cette distinction, et nulle autre, qui distingue la guerre du feud. (...)

4.2 Confrontations non résolutives asymétriques (II)

Cet ensemble regroupe des affrontements imposés unilatéralement à l’adversaire et que l’on cherche évidemment à remporter, mais qui ne s’inscrivent pas dans la perspective plus large consistant à modifier durablement l’état des relations entre les deux camps. On peut en citer trois déclinaisons principales, qui se distinguent par la nature des buts poursuivis dans ce cadre.

Le premier, déjà évoqué, est la vengeance. Ce cas de figure ne relève alors ni de l’assassinat de compensation typique du feud, ni de la bataille manifestant une guerre vindicative. On ne se bat ni pour équilibrer les pertes, ni pour mettre durablement l’ennemi hors d’état de nuire. Là, les actes de vengeance sont commis au simple motif que le groupe ciblé est un ennemi héréditaire. On monte donc des expéditions dont les objectifs ne consistent pas à triompher de l’adversaire, mais à tuer quelques individus, ou à les capturer afin de les mettre ultérieurement à mort, en prenant soin de ne pas soi-même subir de pertes. Cette configuration est notamment décrite à propos de l’Amazonie (dont les Tupinamba, déjà évoqués ) ou du Chaco – par exemple, chez les Chaqueňos, qui ont inspiré les lignes qui suivent, particulièrement éclairantes :

Les guerres des Indiens chaqueňos — comme d'autres guerres sudamérindiennes (...) ne semblent pourtant pas avoir obéi à une logique vindicatoire, selon la définition anthropologique moderne du terme (…). En particulier, les échanges de violences ne sont pas ici régis par une règle de réciprocité dans un jeu de « somme zéro ». Au contraire, et comme la vengeance Tupinamba ou la guerre inter-tribale jivaro, le caatshai n'a ni début ni fin ; il est, par définition, interminable : il y a toujours une perte à venger, et cette vengeance est anonyme. (...) Une mort subie en guerre (...) non seulement ne peut pas être abolie par des compensations adéquates (chevaux, fusils, comme c'est le cas de l'homicide) mais elle ne peut même pas être effacée par une (ou plusieurs) morts infligées : vis-à-vis des ennemis, on n'est jamais, on ne peut pas être quittes. (Sterpin, 1993)

Un deuxième motif de confrontations non résolutives asymétrique est le pillage, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler la razzia. Ce terme évoque un coup de main ponctuel, dont le but n’est pas de placer la société qui en est la cible dans une relation subordonnée, ni même en soi de l’affaiblir (au pire, un tel affaiblissement est une conséquence involontaire du pillage). C’est l’équivalent sur le plan collectif, du cambriolage ou du braquage de banques : il s’agit d’opérer par la force un transfert ponctuel à son profit, pas de changer les lois ou les rapports sociaux. De tous les motifs de confrontations non résolutives asymétriques, le pillage est celui qui nous est le plus familier. Dans l’histoire européenne, on peut évoquer à titre d’exemple les raids des Vikings – on notera que la concession de la Normandie en constitue un résultat a posteriori, négocié par le roi de France pour y mettre un terme, mais dont rien n’indique qu’il constituait un but initial de Rollon et de ses troupes.

Tête ennemie (Mundurucu, Amazonie)

Le troisième grand motif qui suscite ce type d’affrontements est ce qu’on appelle traditionnellement la « chasse aux têtes ». On n’entrera pas ici dans les détails d’un dossier qui, à lui seul, mériterait une étude systématique – au demeurant, on pourra s’étonner du fait qu’aucun chercheur n’ait jamais tenté une véritable synthèse sur la question . Quoi qu’il en soit, il est impératif de ne pas confondre des phénomènes aux significations sociales très différentes et de restreindre l’appellation de « chasse aux têtes » aux seules opérations ayant pour objectif premier de se procurer des têtes en raison des vertus magico-religieuses qu’on leur accorde . Les deux critères ne se recouvrent pas totalement : ainsi, il est possible que les Celtes aient accordé un rôle cultuel aux têtes ennemies aient pu posséder de telles vertus et avoir joué un rôle cultuel, sans pour autant que les opérations aient été menées dans le but premier de les acquérir. Quoi qu’il en soit, ce point reste relativement secondaire. Le problème principal est d’écarter, dans la définition du phénomène, la quête de simples têtes-trophées, c’est-à-dire de têtes attestant la gloire et la valeur militaire de leur acquéreur mais dont l’acquisition ne constituait pas le but premier des opérations. Ajoutons que si la tête est la partie du corps la plus souvent recherchée dans de telles entreprises, on trouve aussi quelques cas où cette quête porte sur d’autres organes ou substances. Un cas bien documenté est celui des Yagua d’Amazonie qui, pour leur part, tuent pour s’emparer des dents (Chaumeil 1985). Pour éviter l’écueil d’une appellation trop restrictive, plutôt que de parler de la seule « chasse aux têtes », on suggère donc le terme plus général de prédation. (...)

4.3 Confrontations résolutives symétriques (III)

On a déjà évoqué assez longuement ces duels plus ou moins collectifs et plus ou moins meurtriers, sans qu’il soit nécessaire d’y revenir.

Ajoutons simplement que ce qui est résolutif dans la confrontation symétrique, ce n’est pas forcément la désignation du vainqueur. Bien entendu, la plupart du temps, la collectivité qui remporte le duel voit ses prétentions légitimées, et la perdante doit renoncer aux siennes. Mais il existe aussi des situations où le duel ne poursuit cette fin que secondairement et, à la limite, pas du tout : indépendamment de son issue martiale, sa fonction première, sinon exclusive, est de vider la querelle. Le duel est alors résolutif non dans la mesure où il détermine qui est dans son bon droit, mais dans celle où il met fin à une situation de conflit, comme le font chez nous les paroles d’apaisement et la poignée de mains.

4.4 Confrontations non résolutives symétriques (IV)

Avec cette quatrième et dernière catégorie, on en arrive à la configuration qui nous est apparemment la plus étrangère. Comment imaginer en effet que des collectivités décident d’un commun accord de s’affronter physiquement selon des règles convenues, sans que cet affrontement vise de quelque manière que ce soit à modifier l’état de leurs relations ? L’ethnologie en fournit pourtant d’indiscutables exemples.

Un premier cas de figure est incarné par deux institutions qui présentent de frappantes similarités, et qui se rattachent au monde américain précolombien. La plus célèbre est aussi la plus sujette à caution : il s’agit de la « guerre fleurie » des Aztèques (xōchiyāōyōtl). Ces affrontements étaient censés opposer d’un commun accord les troupes de la Triple Alliance à certains de ses voisins ; au cours de ces batailles apparemment très réglementées, le but des deux camps était beaucoup moins de tuer des adversaires que de s’en emparer, afin de fournir des victimes sacrificielles dont ces civilisations faisaient une forte consommation. Le problème est que les témoignages concernant ces « guerres fleuries » sont à la fois très indirects et passablement divergents. Dans les dernières décennies, une partie importante de la recherche américaine a souligné les limites de nos informations (...). Quoi qu’il en soit, le doute est non seulement permis, mais nécessaire, et il paraît très difficile d’être affirmatif tant sur la nature que sur l’existence même de cette institution.

Plus au sud sur le même continent, il existe en revanche une coutume quant à elle parfaitement attestée, et que sa vigueur a permis de perdurer depuis l’époque précolombienne à travers des siècles de colonialisme. Il s’agit de la tinku, un combat opposant chaque année deux moitiés d’une communauté. L’affrontement est mené via quelques dizaines de participants de chaque côté – entre 100 et 300 au total, et sa violence est assumée :

[Les tinku] font le plus souvent quelques morts et plusieurs blessés qui produisent une extraordinaire jubilation. Le décès d'un combattant n'est pas un accident : il fait partie intégrante du rituel. Certaines descriptions font état de crânes brisés dans lesquels les vainqueurs boivent de la bière de maïs, geste de victoire guerrière classique dans les Andes préhispaniques, d'autres de cannibalisme. (Molinié-Fioravanti 1988, 54)

Un trait fondamental [marque] la bataille rituelle andine (…) : sa dimension sacrificielle. En effet l'objet explicite de la plupart des tinku est de pronostiquer la qualité de l'année agricole pour l'une et l'autre moitié. Pour que celle qui sort victorieuse soit assurée d'une bonne récolte il faut que le sang de l'ennemi soit versé et qu'il y ait au moins un mort. Celui-ci est offert à la divinité de la Terre. Donc la bataille rituelle est aussi un sacrifice. (Molinié-Fioravanti 1988, 60)

Le point commun de la tinku et des possibles guerres fleuries est donc le sacrifice, et plus précisément le sacrifice sanglant : c’est afin d’abreuver des divinités, ou des éléments cosmiques, que le sang des humains doit régulièrement couler dans des circonstances spécifiques. L’originalité de ces coutumes, qui les rend si étonnantes à nos yeux, est que ces circonstances exigent une symétrie inhabituelle en pareil cas.

L’histoire et l’ethnologie fournissent cependant d’autres motifs de confrontations symétriques non résolutives. Un premier exemple est celui des jeux Olympiques antiques, dont on sait qu’ils ne se résumaient pas à leur dimension sportive, mais qu’ils avaient pour but avoué de rendre hommage aux dieux. Un autre cas est celui du jeu appelé la crosse, pratiqué par plusieurs peuples amérindiens de l’est du continent. À en croire les quelques témoignages dont on dispose sur ces rencontres, elles étaient convoquées par les medecine-men afin d’attirer les faveurs de puissances surnaturelles. C’est à la même fonction propitiatoire, accompagnée ou non de sacrifices, qu’étaient consacrés les différents jeux de balle de la Mésoamérique.

Soulignons que les confrontations symétriques non résolutives, loin d’être des institutions purement exotiques, constituent en réalité une dimension majeure de nos propres sociétés. Simplement, ces confrontations ne provoquent normalement pas mort d’homme et sont censées posséder des visées purement récréatives : il s’agit des compétitions sportives. La proximité des sports modernes avec les confrontations évoquées ci-dessus est d’autant plus étroite que la désignation synecdochique en constitue une dimension essentielle. Les individus ou les équipes qui s’affrontent ne le font pas uniquement en leur nom propre, mais représentent des collectivités – clubs ou nations. Cette dimension synecdochique rend évidemment ces rencontres beaucoup moins innocentes et socialement neutres que leur apolitisme proclamé voudrait le faire croire. En organisant ainsi une confrontation permanente, fût-ce sur un mode pacifique et via quelques représentants, le sport contemporain alimente des sentiments identitaires et des solidarités – en particulier, nationales – susceptibles d’être mobilisés dans d’autres cadres. (...)

4.5 Synthèse

On peut donc dresser une cartographie indicative des confrontations, qui fait apparaître pour les quatre catégories identifiées les principaux motifs :

AsymétriqueSymétrique
Résolutif- Victoire / domination
- Compensation judiciaire
- Judiciaire : duel collectif
- Conclusion d’une guerre
Non résolutif- Vengeance (« sans fin »)
- Pillage (razzia)
- Prédation : « chasse aux têtes »
- Sacrifice : tinku, guerre fleurie (?)
- Autres motifs propitiatoires : jeux olympiques, la crosse
- Récréation : sports, jeux

« Guerriers koryak » (Sibérie)

Conclusion : qu’est-ce que la guerre ?

Répétons une fois encore que cette classification porte sur des confrontations (le troisième niveau recensé en 2.1), et non sur les états (le deuxième niveau) dans lesquelles celles-ci s’inscrivent. La classification ne fait donc pas apparaître les états que sont la guerre et le feud. On a déjà explicité la relation entre feud et compensation judiciaire ; on doit à présent revenir sur celle qu’entretient la guerre avec les divers types de confrontations que l’on a identifiés.

La guerre, du fait qu’elle correspond a priori à la volonté de vaincre l’ennemi, est susceptible d’inclure de multiples formes d’actions, y compris celle de l’assassinat ponctuel. Même s’il s’agit d’une modalité rare, elle peut également passer par des confrontations symétriques (à désignation synecdochique, pour des raisons évidentes) : cette issue exprime alors le désir conjoint de mettre fin aux hostilités en minimisant les pertes. C’est ainsi que le duel de David contre Goliath est censé avoir scellé la victoire d’Israël sur les Philistins, tout comme celui des Horaces contre les Curiaces conclut la guerre de Rome sur Albe à l’avantage de la première. Ces épisodes mythiques ne sont cependant pas les seuls, et il existe au moins un cas historique similaire : celui du combat des Trente, organisé en 1351 afin de mettre un terme à la guerre de succession de Bretagne. Il est vrai qu’en l’occurrence, l’affrontement manqua son but, et le conflit se prolongea encore plusieurs années. Reste qu’au-delà de ces quelques cas, se pose la question plus générale des rapports entre les catégories de notre typologie et la guerre. Des conflits non résolutifs, en particulier, peuvent-ils être qualifiés de « guerres » ? Et qu’en est-il des formes symétriques ? À ces questions, la réponse traditionnelle a été double.

Pour commencer, le monde scientifique, tout comme le bon sens, a souvent considéré que le terme de guerre pouvait légitimement s’appliquer à toute situation conflictuelle déchaînant la violence à un degré suffisamment élevé et sur une échelle suffisamment large . Ce périmètre exclut des opérations de razzia ponctuelles et menées par de petits groupes. Le mot est en revanche volontiers employé à propos des raids vikings, ou de ceux des Sarmates, des Alains ou encore des Huns contre l’Empire romain : non parce qu’ils seraient différents par nature, mais parce qu’ils impliquaient des milliers de cavaliers et provoquaient donc des combats fort meurtriers. Il en va de même pour la chasse aux têtes ou les « guerres fleuries » des Aztèques : le vocable de « guerre » semble d’autant plus approprié que le nombre de combattants et de tués est élevé, et d’autant moins qu’il est faible. En ce qui concerne les affrontements symétriques résolutifs, je confesse bien volontiers avoir suivi la même pente à propos de l’Australie ; tout en refusant de parler de guerre à propos des duels collectifs où la violence était modérée (les batailles régulées), j’ai utilisé ce qualificatif pour le gaingar de la Terre d’Arnhem, au seul motif que celui-ci admet une violence sans limites.

Le pendant de cette attitude a été d’adjoindre au substantif mal défini de « guerre », un adjectif tout aussi mal défini, mais qui était censé corriger quelque peu le flou initial chaque fois que les phénomènes cadraient mal avec l’idée que l’on se faisait d’une guerre authentique. On a ainsi souvent parlé de guerres « à petite échelle » (small-scale wars) ou encore de guerres, ou de formes de violence, « rituelles » ou « ritualisées ». Ce dernier qualificatif mérite qu’on s’y arrête, tant il dissimule mal l’embarras qui a motivé son utilisation. Pour commencer, son sens est passablement ambigu, puisqu’il peut aussi bien se rapporter à la croyance en une efficacité magico-religieuse d’un certain nombre d’actes, qu’au simple respect de formes définies, comme on le fait par exemple lors d’une remise de diplômes. Dès lors, on ne sait pas vraiment si la guerre « rituelle » comporte une dimension surnaturelle, qu’il s’agisse d’honorer quelque dieu ou de quérir une substance aux pouvoirs invisibles, ou si elle se contente d’obéir à certaines conventions qui en limitent la portée, au point de n’être plus tout à fait une « vraie » guerre. Ajoutons à cela que toute guerre, même la plus débridée, comporte une part de rite – même à l’époque moderne, sans même parler de la bénédiction des armes, on pourrait évoquer les saluts dus aux supérieurs ou les différentes cérémonies, dont le lever des couleurs.

Dès lors, qu’est-ce que la guerre ? Il faut se résoudre à avouer qu’il s’agit d’un phénomène impossible à cerner avec précision, et qui est rétif à toute formalisation. Il en va des concepts sociaux comme des espèces animales : les noms vernaculaires correspondent parfois fort mal aux réalités que révèle une approche rigoureuse. En l’occurrence, l’idée de « guerre » tend à recouvrir une dimension purement quantitative, à la fois en intensité et en étendue, de l’exercice de la violence. La guerre est en quelque sorte à la science sociale ce que l’ « animal féroce » est à la zoologie : une notion dotée d’une certaine utilité pratique – le bon sens nous incite à nous méfier davantage d’un fauve que d’une libellule –, mais dont la valeur heuristique est rapidement prise en défaut. L’analyse gagnera donc à ne pas s’arrêter à ce concept d’une commodité séduisante mais si peu apte à saisir les caractéristiques significatives des confrontations humaines.

7 commentaires:

  1. Jacques Simon26 mai, 2023 14:29

    Je suis un peu étonné d'être le premier à m'étaler... Juste une petite remarque: quand Christophe parle des confrontations symétriques, il exclut l'Amérique du Nord de ce phénomène, et quelques lignes plus tard il cite en exemple les duels de chants Inuit comme étant une version très ritualisée et pacifiée de celui-ci.Il ne s'est pas relu? (A un autre endroit il y a un pataquès- mais on comprend- au niveau de la tête réduite...) Ou bien alors les Inuit n'appartiennent pas culturellement à la Nord-Amérique(en tant qu'avant-derniers et récents arrivés de Sibérie où ils ont encore des représentants), mais alors l'Asie du Nord ne serait-elle non plus pas exempte du fait. Bon, là je pinaille, parce que tout n' a certainement pas été collecté chez ces peuples, d'autant plus si ce sont des dérivés symboliques n'ayant de rapport avec le sujet de la guerre que très indirect (Là je pense aux joutes poétiques Sami et Finnoises, et même Crétoises...).

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    1. Effectivement, les Inuits ne sont ethniquement, linguistiquement et culturellement pas des Amérindiens. Cela dit, ce n'est même pas le problème ; j'aurais dû préciser que les duels de chants Inuits n'oposent pas des groupes, mais des individus.

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  2. Hello,

    En ce qui concerne la classification proprement dite, je n’ai toujours pas pris le temps de me pencher dessus, donc j’en suis toujours au même stade : je ne sais trop qu’en penser (en clair, comme ça, superficiellement, elle ne me paraît pas aberrante, mais sans me paraître non plus extrêmement performante).

    Par contre, je découvre la conclusion, et que selon toi la guerre est « un phénomène impossible à cerner avec précision, et qui est rétif à toute formalisation », une notion « dont la valeur heuristique est rapidement prise en défaut ». Alors là, les bras m’en tomberaient presque. Dire d’un phénomène qui très souvent est défini en droit (même si ce droit varie selon les sociétés et peut être coutumier) qu’il est difficile à cerner avec précision, je n’aurais pas osé. Ce n’est pas parce que la guerre peut inclure de multiples formes d’action que ça en fait une notion floue, et relier l’appellation de guerre à l’ampleur du conflit est une erreur (c’est un des critères que j’avais écartés d’emblée, parce qu’il ne peut pas fonctionner). Ce qui a complètement brouillé la définition de la guerre, ce sont surtout les tentatives des uns et des autres d’y adjoindre des critères qui leur permettaient d’inclure ou d’exclure tel ou tel type de sociétés (avant, exclure tout ce qui n’était pas État, maintenant surtout les chasseurs-cueilleurs mobiles). Mais si l’on s’en tient aux définitions qui ne retiennent que les éléments fondamentaux, et en particulier qui écartent le critère politique, comme celles de Grotius ou d’un certain nombre de dictionnaires, où celle que j’ai donnée, la guerre est très bien définie. Qu’ensuite il en existe différentes formes, selon différents critères complémentaires (organisation, finalité, etc.), c’est autre chose.

    En fait, je crois qu’en voulant classer les confrontations, tu as perdu de vu les types de conflits. Et, surtout, que tu voudrais rentrer les types de conflits dans une classification des confrontations. Ce n’est tout simplement pas possible. Pour reprendre une image que tu as toi-même souvent utilisée, tu as classé les atomes. Bien, d’accord. Mais ce n’est pas avec ça que tu vas pouvoir classer les molécules et dire lesquelles sont des sucres, lesquelles sont des alcools, etc., ou que parmi les hydrocarbures (qui ne contiennent tous que du carbone et de l’hydrogène) tu vas pouvoir séparer ceux qui sont saturés et ceux qui sont insaturés, ou les cycliques ou les acycliques. Bref, je crois que ta conclusion, qui te fait dire qu’il ne faut pas s’arrêter au concept de guerre un peu trop fourre-tout et mal gaulé, vient de ce qu’avec ta typologie tu ne peux tout simplement pas classer la guerre, et donc que tu cherches à t’en débarrasser.

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    1. jacques simon26 mai, 2023 17:07

      On tourne en rond,non? Aurai-t-on classé idéalement toutes les formes de conflits entraînant blessures et morts, se poserait tout de même la question des ressorts de ces confrontations, qui partent de la simple vengeance individuelle jusqu'au massacre de tout un peuple. Je mettrais une limite à un endroit, celui ou où on en arrive à considérer qu'il y a un "nous" versus "les autres" , là où à mon avis on peut parler de formes de guerre. Je peux facilement comprendre les antagonismes personnels basés sur le sentiment d'injustice, la volonté de vengeance , la frustration amoureuse ou sexuelle, le sentiment d'humiliation,etc., toutes choses faisant partie des constantes humaines (variablement interprétées, bien sûr), mais les confrontations plus larges en découlent-elles? Pour certaines d'entre elles, je pense que cela est vrai, à condition que les individus s'identifient fortement à un groupe, apparenté ou non ( voir les supporters de foot ou autre, i.e. ceux de l'OM , de toutes les couleurs et religions possibles, à l'image de leur ville...), ce qui les conduit à ressentir des émotions individuelles devenant collectives par la proximité et la simultanéité, et exacerbées par le sentiment de puissance découlant de l'appartenance à un groupe partageant ces émotions .Après, pourquoi cherche -t-on l'appartenance à un tel groupe, sinon pour pouvoir dans nos sociétés recréer un groupe social satisfaisant, ni trop petit, ni trop grand, ce qui semble être corroboré par des études sur les groupes sociaux dits "naturels" (tribus, clans, unités mobiles de H-G et leurs regroupements saisonniers). A vrai dire, le fondement de nos organisations sociales auraient donc un fondement remontant aux origines de notre espèce, puisque nous n'aurions pas eu le temps de beaucoup évoluer depuis.
      Se pose alors la question du pourquoi des antagonismes entre ces groupes. La solution évolutionniste pseudo-darwinienne ayant été démentie ,que nous reste-t-il? L'atavisme hérité des ancêtres que nous partageons avec les Chimpanzés ( mais il n'est pas prouvé que leurs conflits soient de même nature que les nôtres, malgré de troublantes ressemblances-appropriation des femelles(mais pas systématiquement), ce qui ferait remonter la domination masculine à avant même l'apparition de notre espèce...)? Tout cela pour que je me dise que la tentative de Christophe de penser ces confrontations est peut-être le préalable à une classification plus "typologique" (comme dans les essais précédents), et que si on arrive à articuler l'agressivité naturelle du mâle humain avec ces formes diverses de son expression( sans préjuger de la question des violences sexuelles envers les femelles), on arrivera à un tableau un peu plus complet et cohérent. Reste à définir pourquoi cette violence prend telle ou telle forme...Peut-être raccorder à des visions du monde différentes ( je pense aux quatre ontologies de Descola, totémisme, animisme,analogisme et naturalisme), mise au service de buts différents selon les économies ? Et in fine, dans quoi peut-on classer la guerre de la Russie contre l'Ukraine??
      J'ai conscience que mes interrogations ne rentrent pas complètement dans le sujet, mais cela m'aide à clarifier le vôtre...Merci pour vos recherches!

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    2. Oui, on tourne un peu en rond, et j'avais espoir que cette nouvelle proposition tranche le noeud gordien. Je pensais susciter l'enthousiasme de BB, me voilà fort marri...
      Blague à part, je ne suis pas du tout convaincu que la guerre soit bien définie, et encore moins en droit. Qu'elle le soit dans certaines sociétés, certes. Mais qu'on puisse trouver une définition qui fonctionne pour toutes, j'en doute fort. Il y a certes une solution facile : la restreindre aux seuls conflits qui impliquent des actions asymétriques résolutives visant à assurer sa suprématie sur l'ennemi. Mais une fois qu'on a fait cela, on n'est pas beaucoup plus avancé, et on exclut ainsi par exemple la plupart des formes pratiquées par les Indiens des Plaines... alors que justement, eux les considèrent comme de la guerre. En disant que ce qu'on appelle la guerre, c'est ce qui fait beaucoup de dégâts, je ne donne pas une définition, je constate que c'est un mot fourre-tout sous lequel on rassemble des affrontements de nature parfois très différente.

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    3. Alors, faites un pas de plus et requalifiez toutes ces formes de conflit avec d'autres mots que "guerre", mais évitez le style "action résolutive asymétrique", qui procède un peu du "technicienne de surface"... De bonnes définitions générales de ces actions permettront de clarifier leur champs d'application. De même que le mot de "littérature" recouvre une large gamme de pratiques discursives, le mot de "guerre" ( vieux bas francique*werra: ennuis,querelle.Autres sens en langues germaniques: confusion,troubles;confusion,querelle,lutte) pourra alors assumer son rôle de fourre-tout, sachant que l'on aurait à disposition des définitions raisonnées de chacune de ses formes, ouvertes à la critique , mais solides dans leur fondement.
      Evidemment, comme dans toute construction humaine, on ne pourra prétendre ni à l'exhaustivité,ni à l'absence d'erreur (d'attribution, par incertitude des sources, etc.).

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    4. Croyez bien que j'y ai pensé, mais il n'existe aucun mot dans le vocabulaire qui puisse convenir (mais je reste ouvert à toute suggestion). Après, je pourrais toujours parler de confrontations de type I, de type II, etc., mais je ne suis pas du tout certain que cela améliorerait les choses...

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