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Un nouvel échange entre Bruno Boulestin et Jürg Helbling

La discussion se poursuit sur un rythme soutenu, et l'imbrication des réponses, puis des réponses aux réponses, rend ma tâche d'éditeur pour ce blog un peu périlleuse. Après quelques hésitations, j'ai finalement choisi de copier-coller l'échange publié le 7 janvier dernier, en y ajoutant les dernières interventions de Jürg. Du point de vue de la mise en page, j'ai fait de mon mieux pour que le lecteur puisse identifier sans trop de peine qui écrivait quoi et quand. En particulier, les fragments déjà publiés sur ce blog apparaissent en noir, les réponses inédites en couleur.

Et pour ma part, j'ai hâte de pouvoir reprendre place dans la mêlée... mais pour l'instant, je suis accaparé à d'autres tâches – dont la mise en forme et en ligne du présent billet !

Un guerrier maori
dessiné par S. Parkinson (1769)

JH – J'ai lu tes deux derniers textes sur la guerre pour mieux comprendre nos différences d'opinion.

  • Boulestin, Bruno (2020) « Des sociétés mésolithiques fraternelles et pacifiques ? », Bulletin de la Société archéologique champenoise 113 : 257–274.
  • Boulestin, Bruno / Henry-Gambier, Dominique (2021) « La guerre au Paléolithique », L’Archéologue 160 : 8–12.

BB – Il ne faut pas trop tenir compte du second texte, qui est un papier de commande pour une revue grand public, avec un format imposé, et retouché par l’éditeur de la revue…

JH – J'ai exposé mes réflexions dans ce qui suit.

1. faucons versus colombes

L'opposition entre Hobbes et Rousseau n'est pas justifiée (2021 : 8, cf. Helbling 2006). On peut tout à fait être hobbesien et défendre l'idée que la guerre n'a pas toujours existé, mais que la violence interpersonnelle a existé bel et bien. Hobbes ne parle que de groupes tribaux liés à la terre et à la propriété par l'agriculture (1651, chap. 13), pas de chasseurs-cueilleurs. Rousseau considérait lui aussi que l'apparition de la guerre était liée à l'apparition de la propriété et de la sédentarité. Rousseau (1755) fait la distinction entre les « sauvages » pacifiques (chasseurs-cueilleurs) et les « barbares » belliqueux (agriculteurs-éleveurs).

BB – L’opposition entre Hobbes et Rousseau est devenue classique pour illustrer les deux positions principales sur la guerre préhistorique, au même titre que l’opposition entre faucons et colombes introduite par Otterbein. Après, ça reste une image et, bien sûr, on ne peut ni prendre Hobbes et Rousseau au pied de la lettre ni être manichéen et caser tout le monde dans ces deux cases. Il y a notamment des positions intermédiaires, et d’ailleurs c’était celle d’Otterbein et c’est également la mienne.

JH – Il y a donc aussi Hosseau et Roubbsses ? Je me suis trop occupé de Rousseau et de Hobbes pour ne les utiliser que comme image (Helbling 2006). Mais c'est un point secondaire.

BB – Je suis d’accord avec toi que c’est un point secondaire. Quand on n’aura plus que ça à discuter et que tout le reste sera réglé, on pourra y revenir 😉.

JH – La question de savoir si la guerre existait déjà au paléolithique ou non et si la guerre est apparue dès le mésolithique ou non pas seulement au néolithique n'est pas – comme le pensent les auteurs – une question de position philosophique (2021 : 9), mais d'évidence empirique. Seuls les faits comptent scientifiquement, pas la philosophie. Tout le reste n'est qu'opinion.

BB – Je ne dis pas que la question de l’existence de la guerre paléolithique est une question philosophique. Et je ne le pense évidemment pas ! Mais il n’en demeure pas moins que c’est une question dont l’approche est individuellement très fortement influencée par la position idéologique de chacun. Certains partent du principe que la violence armée est inhérente à la nature humaine (voire aux primates), d’autres que c’est un phénomène purement social qui n’apparaît qu’avec la sédentarité. Et ces deux positions a priori influencent fortement la façon que chacun a d’aborder la question. C’est même plus que cela. Pour la petite histoire, il y a quelques années j’ai participé à un projet de recherche de l’Agence Nationale de la Recherche française sur la guerre et la violence dans les premières sociétés d’Europe. C’était sur appel à projets ciblé, et on a appris que derrière cet appel il y avait une idée politique : avancer que la violence est naturelle pourrait être une façon pratique pour des dirigeants de se dédouaner, et certains attendaient avec curiosité ce qu’on allait pouvoir dire.

JH – Lorsque l'on discute de l'existence de la guerre par opposition à la violence (interpersonnelle), il ne faut pas utiliser des termes peu clairs comme ”violence armée”. Très peu d’auteurs déclarent que la violence humaine n'est pas une constante historique (peut-être Fabbro). Cependant la question de savoir dans quelles circonstances un être humain est violent n'est pas une question biologique, mais sociologique et ethnologique. (Mais il est également vrai que pour être un phénomène social, il doit aussi être biologiquement possible.)

La question de la guerre est en revanche une autre affaire que la violence entre individus, car la guerre n'est pas simplement le cumul de la violence individuelle (comme le pensent les sociobiologistes), mais une violence collective qui doit être planifiée, organisée et coordonnée par un groupe (Kelly 2000). Le désaccord entre nous porte surtout sur la guerre.

BB – Je suis d’accord : « violence armée » est une expression générique et englobante. « Conflit armé » est à peine plus précis : c’est une lutte qui implique l’exercice de la violence armée. Cela étant, la violence armée comme le conflit armé peuvent être soit interpersonnels soit intergroupes. Et c’est au sein des conflits armés intergroupes/de la violence armée intergroupe que prennent place le feud et la guerre (mais pas que). Ce sont donc trois niveaux différents, et, tu as raison, il faut être précis dans les discussions, car c’est au deuxième niveau que les avis commencent à diverger lorsque l’on aborde les périodes antérieures au Néolithique. C’est-à-dire au niveau où il s’agit de différencier « interpersonnel » et « intergroupe ». La divergence s’accentue encore au dernier niveau, là où ceux qui admettent l’ancienneté de la violence armée intergroupe estiment que l’on ne peut pas parler de guerre pour le Paléolithique. En fait, je ne sais pas trop si le désaccord entre nous porte uniquement sur ce dernier niveau et sur l’appellation de guerre, ou déjà sur le précédent et sur l’existence de conflits armés intergroupes : j’ai plutôt l’impression que pour toi, interpersonnel c’est oui, mais que déjà intergroupe c’est bof.

JH – Nous sommes d'accord sur la définition des deux types de sociétés : les chasseurs-cueilleurs (paléolithiques), mobiles et égalitaires ; les sociétés complexes (mésolithiques), sédentaires, inégalitaires et hiérarchisées (2021 : 8).

BB – Ah non, nous ne sommes pas d’accord ! Sur la différence entre simples et complexes, oui, sur le fait que les sociétés mésolithiques étaient complexes, pas du tout. Je ne comprends absolument pas comment tu peux affirmer ça, mais, plus largement, je pense que l’emploi que tu fais de « mésolithique », pas seulement ici, mais dans tout ton texte (et même ailleurs), est vraiment très problématique. Et, du coup, j’aimerais bien savoir quels sont tes critères de définition des « sociétés mésolithiques ». Parce que pour moi en Europe il n’y a pas d’autre définition que celle de « sociétés de chasseurs-cueilleurs de l’Holocène », et hors d’Europe le terme « mésolithique » n’a aucun sens autre que celui d’un stade technico-technologique (la réduction de la taille de l’outillage en étant la caractéristique essentielle), si ce n’est en de rares points du globe, notamment au Proche-Orient, où l’on peut admettre que ça correspond à une phase de transition. En bref, « mésolithique » est un terme à définition variable selon les endroits, mais que de toute façon on ne peut en aucun cas assimiler d’une manière générale (et surtout pas en Europe) à sH&G ou à chasseurs-cueilleurs complexes.

JH – La différence entre simple et complexe n'est pas claire, je suis d'accord avec toi, même si Kelly (2013) présente les caractéristiques des H&S simples et "complexes" très clairement dans un tableau. (Je ne suis pas attaché au terme ”complexe” et on pourrais bien l'omettre.) J'ai cependant cité ton propre texte : ”les chasseurs-cueilleurs, mobiles et égalitaires ; les sociétés complexes sédentaires, inégalitaires et hiérarchisées” (2021 : 8). Aux les sociétés complexes j'ai ajouté "mésolithique", dont les caractéristiques (sédentaires, inégalitaires et hiérarchisées) s'appliquent aussi aux sociétés néolithiques.

D'après ce que je sais, le Mésolithique (ou Epipaléolithique) est défini comme une phase historique de sociétés avec des groupes locaux sédentaires ou semi-sédentaires, avec un rôle important de la pêche (plus généralement : des ressources aquatiques, y compris les mammifères marins et les oiseaux aquatiques), mais sans agriculture. J'espère que ce n'est pas trop lunaire et pas trop éloigné du sens commun archéologique.

On pourrait interpréter le mésolithique non seulement comme une période de la préhistoire, mais aussi comme un type de société. Un type de société ne se compose pas seulement d'outils, mais aussi d'un mode économique, d'une structure politique, d'un domaine religieux et rituel ainsi que de relations entre groupes. Comme l'archéologie ne peut guère exhumer ces relations sociales, l'ethnologie, qui s'intéresse à ces sociétés du même type, a beaucoup à offrir.

BB – Je ne suis pas non plus un grand fan du terme « complexe », que j’emploie plus par commodité que pour autre chose, et que je considère mal défini et fourre-tout. Comme je l’ai écrit, lorsque j’utilise « simple » c’est pour désigner des sociétés qui ne connaissent pas la richesse au sens d’Alain Testart, c’est-à-dire essentiellement (mais pas que) celles de chasseurs-cueilleurs égalitaires, non pleinement sédentaires, et non stockeurs (les trois caractères étant généralement associés, avec toutefois quelques exceptions). « Complexe », c’est tout le reste, donc défini en négatif…

En ce qui concerne le Mésolithique, non, vraiment, le Mésolithique ne peut pas être défini comme un type de société, et ne l’est par personne. Ce sont les chasseurs-cueilleurs européens de l’ère postglaciaire, rien d’autre, et il n’y a en particulier aucun lien avec la sédentarité, la hiérarchie ou la « complexité ». Je te joins un extrait d’un ouvrage publié sous la direction de Zvelebil, déjà assez ancien, mais avec un développement sur la définition du Mésolithique qui reste valable. Sincèrement, tu fais erreur et il faut absolument que tu corriges ta vision des choses, car tu ne peux pas avoir une conception du Méso et un emploi du terme qui s’écartent à ce point de ceux communément admis, sinon tu seras incompréhensible (et tu l’es déjà, d’où mes précédentes remarques).

Par ailleurs, l’Épipaléolithique et le Mésolithique ne sont pas du tout la même chose : ce sont deux entités bien distinctes. Le premier est antérieur au second et, comme son nom l’indique, appartient toujours au Paléolithique (il est également appelé « Paléolithique final »). Il désigne l’ensemble des cultures qui se développent entre le Magdalénien final et la fin du Pléistocène (Azilien, Ahrensbourgien, Laborien, etc.), le Mésolithique démarrant donc avec l’Holocène.

JH –

2. la guerre, la faide et la violence

Boulestin distingue la violence interpersonnelle et la violence entre groupes. La violence interpersonnelle se trouve, premièrement, au sein de la famille, surtout en tant que violence envers des femmes, deuxièmement en tant qu'exécution des malfaiteurs ou sanction juridique (2020 : 265). En outre, il faudrait ajouter qu'il existe aussi l'homicide comme résultat de la violence spontanée ou le meurtre, par exemple d'un rival, comme troisième forme de violence interpersonnelle.

BB – Bien sûr, nous sommes d’accord : tout ce qui est entre individus est interpersonnel.

JH – La guerre est une violence collective entre groupes. Dans les termes de Boulestin : « La guerre est un état conflictuel entre deux ensembles distincts de personnes (groupes) que se perçoivent globalement et réciproquement comme ennemis et entretiennent un rapport social d’hostilité, chaque groupe tentant d’établir sa supériorité sur l’autre par le moyen de la lutte armée » (2020 : 267, 2021 : 9f.). Jusqu'ici, tout va bien, mais les choses se compliquent encore un peu. En effet, il existe deux formes de « violence armée intergroupe : la guerre et la faide » (2020 : 267). « La faide est un conflit qui oppose deux groupes sociaux et qui se traduit par une suite d’actions armées qui ont pour but de se venger d’un tort. Mais en dépit de tous les efforts classificatoires qui ont été faits, la distinction entre elle et la guerre reste difficile et essentiellement subjective. La raison en est que le terme de faide est en réalité appliqué à deux formes différentes de vengeance, une forme limitée qui s’inscrit dans le cadre d’un système vindicatoire, qui est un système de droit, et une forme non limitée qui échappe à un tel système et est assimilable à de la guerre » (2020 : 267). Il n'y a pas de divergence d'opinion entre nous sur ce point.

Le terme « faide » est utilisé dans un double sens : une action de vengeance juridiquement limitée et une forme de violence collective illimitée, également appelée guerre. Ces ambiguïtés terminologiques peuvent toutefois être évités si l'on différencie les « groupes sociaux » entre lesquels violence est exercée : faide entre familles (ou individus) et guerre entre groupes locaux (ou groupes de parenté locaux). Cela permet également d'étudier les processus de négociation sur la réaction d'un groupe local à un homicide : Le groupe local décide-t-il de limiter le conflit aux deux familles directement concernées et d'amener la famille de la victime à renoncer à la vengeance du sang et à accepter un prix du sang (une compensation), ou bien la famille de la victime parvient-elle à impliquer l'ensemble du groupe local dans l'affaire et à se venger sous la forme d'une guerre contre le groupe local de la famille du meurtrier ?

BB – Je suis obligé d’insister : il n’y a pas la possibilité de différencier faide/feud et guerre en fonction des groupes sociaux. Et il y a notamment des contre-exemples avérés en ce qui concerne l’opposition « faide = familles (entre individus, ce n’est pas du feud) ; guerre = groupes locaux ». Par exemple, il y a des faides authentiques entre villages ou villes au Moyen-Âge. Ce n’est pas moi qui le dis, mais les historiens spécialistes de la question et, plus encore, les acteurs eux-mêmes (on a des textes). D’une manière plus générale, on a de nombreuses observations ethnographiques (j’en cite quelques-unes dans l’article de Paléo) qui montrent que l’on peut passer du feud à la guerre sans changer la nature des groupes. La seule chose qui fonctionne pour différencier feud et guerre, et si on lit bien on la trouve régulièrement évoquée, mais on n’en a pas tiré toutes les leçons, c’est que le feud est un système de droit qui impose une parité dans la vengeance. Si on se venge de manière équilibrée, c’est un feud, si on se venge sans se soucier d’équilibrer, c’est une guerre de vengeance (vindicatoire). À partir du moment où l’on voit les choses comme cela, on règle toutes les incohérences qui traînent dans la littérature depuis des décennies et on colle parfaitement aux observations ethnographiques. En outre, on obtient un système complètement cohérent du point de vue social. Si dans mon papier j’avais fait la distinction entre deux formes, c’est uniquement parce que jusque-là on trouvait dans les travaux la même appellation de feud pour ces deux formes. Mais en réalité, et je le dis bien, seule la première forme est réellement du feud ; la seconde, c’est de la guerre vindicatoire. À partir du moment où l’on admet ça, il n’y a plus aucune ambiguïté.

JH – Il faudrait que tu lises mon commentaire "La guerre, le feud, les communautés politiques et la sédentarité" du 17 décembre, où j'expose ma position sur cette question au point 3. Nos positions ne sont peut-être pas aussi éloignées qu'il y paraît.

BB – Je l’ai relu. Nos positions ne sont effectivement pas excessivement éloignées, mais il y a tout de même une différence entre elles. C’est probablement la seule, mais elle n’est pas minime. Comme moi, comme pour Christophe, la seule chose qui différencie le feud de la guerre, c’est que dans le premier on recherche un équilibre (c’est toujours une vengeance et c’est une vengeance équilibrée, limitée), tandis que dans la guerre il n’y a aucune limite, le but étant d’établir sa supériorité sur l’autre (ce peut aussi être dans le cadre d’une vengeance, mais pas seulement). Pour nous, c’est le seul critère de distinction : il est à la fois nécessaire et suffisant. La différence entre nous, c’est que tu es plus ou moins d’accord avec ce critère, mais que pour toi il est insuffisant, car il faut aussi tenir compte des protagonistes du conflit, et notamment de leur catégorie politique, ce qui renvoie aux définitions d’Otterbein et de Berndt que tu cites. Et je continue de soutenir que le critère politique est à la fois non nécessaire et totalement inopérant dans la distinction entre guerre et feud.

JH –

3. Arguments empiriques en faveur de l'existence de la guerre

Boulestin critique à juste titre deux arguments contre l'existence de la guerre. L'un consiste à conclure à l'inexistence de la guerre à partir de l'absence de raisons que l'on attribue à la guerre (2021 : 10). On ne peut qu'être d'accord avec Boulestin lorsqu'il estime qu'il faut d'abord constater l'existence d'un phénomène avant de l'expliquer. Cela vaut également en cas de non-existence d'un phénomène.

Un deuxième argument contre l'existence de la guerre affirme qu'il est pratiquement impossible de prouver archéologiquement l'existence de la guerre dans les sociétés simples. Boulestin estime cependant que l'absence d'évidence n'est pas l'évidence de l'absence (2021 : 10). Mais lorsqu'il estime que la guerre paléolithique existe, mais qu'elle est en grande partie invisible, car elle ne laisse guère de traces (2021 : 11), il faut ajouter que l'absence d'évidence n'est pas non plus l'évidence de la présence.

BB – On est tout de même d’accord sur quelques points ! La dernière proposition est bien entendue vraie également. L’absence de preuve ne permet évidemment de conclure ni dans un sens ni dans l’autre.

JH – Les chiffres relatifs à la mortalité liée à la violence dans les sociétés simples doivent être considérés avec prudence : ils sont collectés de différentes manières, les données ne sont pas toujours fiables, la guerre n'est pas distinguée des autres formes de violence, etc. Néanmoins, les chiffres donnent une indication sur les différents ordres de grandeur de la violence. La mortalité liée à la violence est relativement basse chez les chasseurs-cueilleurs mobiles et est généralement due à la violence interpersonnelle et aux actes de vengeance. Si l'on se réfère aux chiffres de la mortalité liée à la violence, qui mettent en relation le nombre de morts par violence avec le nombre total de morts, on obtient une répartition bimodale de la mortalité liée à la violence entre les chasseurs-cueilleurs d'une part et les sociétés mésolithiques et tribales d'autre part.

Peuple Morts violentes
(% population totale)
Sources
!Kung San (1920–1955) 2 Kelly (2000 : 159), Lee (1979 : 398)
Casiguran Agta (1936–1950) 5 Bowles (2009), Early/Headland (1998 : 103)
Yamana (1871–1884) 9 Kelly (2000 : 158), Bridges (1884 : 223f.)
Andamaner (30 ans) 4-5 Kelly (2000 : 158f., 171), Man (1885 : 13)
Désert de l'Ouest australien 5 Kimber (1990 : 163)
Aché (pré-contact avant 1970) 3-7 Kelly (2013 : 204), Hill/Hurtado (1996)
Hiwi (pré-contact before 1960) 7 Kelly (2013 : 204), Hill/Hurtado (1996)
Tiwi (1893-1903) 6 Bowles (2009), Roser (2013), Pilling (1968 : 158)
Yolngu (1910–1930) 21 Bowles (2009), Warner (1931 : 481f.)
Wathaurung (1803–1835) 24 Blainey (2015 : 111f.)
Mai Enga (1900–1950) 19 Meggitt (1977 : 110f.)
Shamatari (Yanomami) 21 Chagnon (1974 : 160)
Kalinga (début 20e siècle) 24 Dozier (1966 : 207)
Tauna (Awa, 1900–1950) 25 Hayano (1974 : 287)
Mekranoti (avant 1955) 32 Werner (1983 : 241)
Shuar (Jivaro) 33 Bennett-Ross (1984 : 96)
Baktaman (Faiwolmin) 35 Barth (1971 : 175)

Les chiffres concernant les sociétés tribales et mésolithiques - malgré la petite taille de l'échantillon - ne sont pas exagérés. Dans un échantillon ethnographique de sociétés tribales (N=17), le taux moyen de mortalité par violence dans la population totale est de 27 % ; dans un échantillon archéologique de sociétés mésolithiques (N=24), il est en moyenne de 20 % (voir ci-dessous).

BB – Il y a une difficulté générale avec les chiffres, c’est qu’il faut toujours bien se demander ce qu’ils mesurent (d’où leur réputation de pouvoir leur faire dire à peu près ce que l’on veut). Le premier problème, que tu évoques, c’est la façon dont ils sont collectés, avec quelle fiabilité, sur quels critères (et l’on revient sur ce point à la terminologie). Mais mettons cela de côté.

Les chiffres que tu donnes mesurent la mortalité due à la violence, et en les regardant on peut effectivement observer que dans l’échantillon tel que tu le présentes et en moyenne (ces deux points sont importants) cette mortalité apparaît plus élevée dans les sociétés « complexes » que dans les sociétés « simples » (j’utilise « simple » et « complexe » pour simplifier, étant donné qu’on semble d’accord sur ces termes, sans forcément être d’accord sur ce qu’on range dedans). Oui, mais ça veut dire quoi : qu’il n’y a pas de conflits collectifs dans les sociétés simples… ou que ces conflits y sont moins léthaux ? J’avais bien stipulé dans mon article de Paléo qu’on ne pouvait pas définir la guerre sur le critère de la létalité, en rappelant que la guerre des Malouines, entre deux États, donc, n’avait fait que 904 morts. La guerre est une lutte armée, ce n’est pas nécessairement une lutte armée qui fait plein de morts. Ce qui fait qu’en jugeant autrement, on n’a pas forcément les mêmes conclusions. Par exemple, les Andamanais et les Tiwi ont ici une faible mortalité, mais Ember (1975, 1978) les classait parmi les chasseurs-cueilleurs belliqueux, avec plus d’un « warfare » tous les deux ans (même si là aussi on pourrait discuter ses chiffres).

JH – C'est vrai, mais je n'ai nulle part suggéré que l'existence de la guerre pouvait être déterminée sur la base du nombre de morts liées à la violence. Il faut des données ethnographiques supplémentaires pour déterminer s'il s'agit d'homicides, de peine capitale, de feud ou de guerre (voir Kelly 2000, Van der Dennen 1995).

Les deux articles d'Ember (1975, 1978) sont totalement inutilisables : elle inclut toutes les formes de violence (homicides, peine capitale, feuds et guerre) et des sociétés paléolithiques et mésolithiques. De plus, les variables sont assez imprécises (continous, frequent war or rare/never war) et on ne sait pas si ces données de fréquence se rapportent à un groupe local moyen, à une population d'une certaine taille ou à une unité ethnique (ce qui ferait une grande différence). Il n'y a pas non plus de distinction entre les guerres actives (attaquer et défendre), défensives (défendre, mais jamais attaquer) et passives (se faire attaquer, mais jamais riposter). À cela s'ajoutent plusieurs erreurs de codage.

BB – Pour les papiers d’Ember, je suis d’accord, ils sont à prendre avec des pincettes, ce pour quoi je mettais qu’on pouvait aussi discuter ses chiffres. C’était juste pour illustrer qu’en abordant les mêmes faits sous des angles différents on pouvait arriver à des positions différentes. Mais je reconnais que l’exemple n’était pas forcément le meilleur.

Et pour ton tableau, si tu admets que l’existence de la guerre ne peut pas être déterminée sur la base du nombre de morts liées à la violence, alors tu ne peux pas dire que les « les chiffres [qui] donnent une indication sur les différents ordres de grandeur de la violence » constituent un argument empirique en faveur de l’absence de la guerre dans les sociétés simples. D’autant que tu dis toi-même qu’ils « doivent être considérés avec prudence », entre autres parce que « la guerre n’est pas distinguée des autres formes de violence ».

Autre point : faible mortalité, tout est relatif. Reprenons les Tiwi : 6 % de morts violentes, ça ne paraît pas énorme. Déjà, pour la petite histoire, pour la Première Guerre mondiale, qui fut un véritable bain de sang, la mortalité due à la guerre en France est d’environ 4 %… Mais, surtout, parler de 6 % de morts violentes chez les Tiwi, c’est une déformation des données de Pilling, qui explique (p. 158) qu’en dix ans ce sont 16 hommes de 25-45 ans qui ont été tués, soit plus de 10 % de cette classe d’âge/sexe, ce qui n’est pas rien (la Première Guerre mondiale, c’est 18 % de la totalité des hommes mobilisés en France). Même chose pour les Murngin/Yolngu : la mortalité ne concerne que les hommes (elle est estimée par Warner [1958 : 158] à 200 tués en 20 ans), et c’est d’ailleurs en partie dans des guerres au sens propre. Tout cela signifie qu’un taux de mortalité global, c’est compliqué à interpréter, et qu’il faudrait connaître les valeurs par sexe et par classe d’âge. C’est d’autant plus vrai que les répartitions par sexe et âge varient évidemment selon le type d’opération (bataille entre hommes ou raid sur un village, par exemple), et que le type d’opération peut lui-même varier en fonction du type de société (simple ou complexe notamment).

JH – Chez les Yolngu, la mortalité des hommes due à la guerre est d'environ 28%, alors que rapportée à la population adulte, elle est de 21% (Bowles 2009, Warner 1937). Chez les Tiwi, la mortalité liée à la guerre chez les hommes est de 10%, rapportée à la population totale, elle est d'environ 6% (exactement 5,75%, Roser 2013, Pilling 1968).

J'utilise des valeurs moyennes que tu mets en italique, comme s'il s'agissait d'un procédé inadmissible. Les moyennes montrent tout de même "une répartition bimodale de la mortalité liée à la violence entre les chasseurs-cueilleurs d'une part et les sociétés tribales (mésolithiques et néolithiques) d'autre part". Ce n'est pas rien, même s'il faut interpréter ces chiffres, aussi imprécis soient-ils individuellement, à l'aide de données ethnographiques, pour savoir les circonstances dans lesquelles les individus ont été tués : par homicide, par peine capitale, en feuds ou en guerre.

BB – Je ne conteste pas la réalité de la répartition bimodale, qui est un fait, même avec la réserve qu’il faut considérer les chiffres avec prudence. Par contre, je discute l’interprétation que tu fais de cette répartition, notamment sur deux points :

  1. Ce n’est pas parce que la mortalité par violence est plus faible chez les « simples » que chez les « complexes » qu’elle est faible dans l’absolu : entre 5 % et 9 % de mortalité par violence dans une population globale, c’est très élevé. Par ailleurs, dans le même ordre d’idée, je soulignais qu’une mortalité globale peut être trompeuse, car toutes les classes d’âge-sexe ne sont pas touchées de manière égale par la violence : elle a tendance à sous-estimer le phénomène (mais c’est vrai partout). Par contre, je n’ai pas parlé de procédé inadmissible !
  2. La répartition bimodale ne constitue pas un argument empirique en défaveur de l’existence de la guerre dans les sociétés « simples » (voir commentaire précédent) : les formes de guerre peuvent y être moins léthales ou les guerres peuvent y être moins fréquentes (mais pas inexistantes). Comme tu le dis toi-même, les chiffres doivent être interprétés selon les circonstances, sur la base des données ethnographiques… quand on les a.

Enfin, je soulignais plus haut « dans l’échantillon tel que tu le présentes », parce que je veux bien que tu considères les Murngin/Yolngu comme des « mésolithiques » (dans ton autre texte, celui mis en ligne par Christophe), mais j’aimerais bien connaître tes arguments pour cela. Car quand on lit leur ethnographie par Warner, on ne voit pas trop en quoi on pourrait les considérer comme tels (= complexes dans ta façon de penser). De toute façon, employer « mésolithique » pour l’Australie, ça me paraît lunaire (voir ce que j’ai écrit plus haut à propos de ton usage du mot).

JH – Je te répondrai dans mon article qui compare les Pitjantjara et les Yolngu. Si tu consultes le tableau dans lequel Kelly (2013) a listé les différences entre ” chasseurs-cueilleurs simples et complexes”, tu pourras décider toi-même où placer les Yolngu et dans quelle colonne il faudrait classer les (autres) sociétés mésolithiques.

BB – Oublions ce qui est « mésolithique ». Pour les Yolngu, il y a peut-être quelques critères qui tombent dans la colonne « Complex » du tableau de Kelly, mais il y en a au moins autant qui tombent dans la colonne « Simple » (et en particulier « Food storage » et « Political organization »). Le tableau de Kelly donne les formes idéales et complètement abouties, mais des sociétés simples peuvent très bien se retrouver avec un critère de complexité, et vice-versa. Pour moi, sur la base des critères fondamentaux, les Yolngu doivent être classés comme simples (pas de hiérarchie, pas de stockage, pas de richesse).

Finalement, pour résumer, je ne crois pas que ton tableau puisse permettre de conclure en l’absence totale de conflits intergroupes, et même de véritables guerres, dans les sociétés « simples ». Il montre simplement qu’en moyenne (je souligne) il y a certainement des différences dans la mortalité par violence entre les « simples » et les « complexes ». Mais il y a diverses façons d’expliquer ces différences autres que dire que c’est parce que la guerre existe chez les seconds, mais pas chez les premiers, ce qui est tout de même un beau raccourci.

JH – Je n'ai pas dit qu'il n'y avait pas de conflits violents entre groupes chez les chasseurs-cueilleurs, mais pas entre les groupes mobiles, alors qu'il y en a dans certains endroits entre des groupements dialectaux ou régionaux dans le cadre des déplacements à grande échelle de population (en raison de sécheresses persistantes ou de l'expansion de éleveurs blancs). (voir ci-dessous)

BB – Il me semble tout de même que Christophe a démontré l’existence de conflits violents entre groupes mobiles en Australie. Non ?

JH – Les deux auteurs ne nous apprennent pas grand-chose sur la prétendue guerre paléolithique – ce n'est pas un hasard, car elle n'existe guère. Boulestin se concentre sur la guerre mésolithique. Il mentionne de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre entre groupes mésolithiques ne peut pas être prouvée sans problème. Néanmoins, il existe des indices.

BB – « Ce n'est pas un hasard, car elle n'existe guère » : de ton point de vue uniquement !

JH – Ah, heureusement je ne suis pas le seul. Il y a aussi – entre autres – Berndt/Berndt (1992: 362), et même Christophe écrit: ”The presence of feud in all Aboriginal societies is hardly in doubt. The same is not true for war, however, which is clearly nonexistent in some areas, because personal conflicts never, or almost never, coalesced into genuine collective action – this is the case in a large part of the Western Desert or among the Tiwi” (2020: 139).

BB – Non, tu n’es pas le seul ! Quant à ce que Christophe écrit, c’est que si le feud est présent dans toute l’Australie, ce n’est pas le cas de la guerre, qui est absente dans certaines régions, mais présente dans d’autres. Dire que les chasseurs-cueilleurs simples pouvaient faire la guerre, et que certains la faisaient ne signifie pas que tous la faisaient.

JH – En France mésolithique, la plupart des tombes contiennent plus d'une personne, et la plupart des tombes se trouvant dans des cimetières (2020 : 259). Les inhumations multiples peuvent être dues à la famine, à une épidémie ou à une guerre (2020 : 260). L'un des problèmes est que seule une flèche sur trois laisse des traces dans un squelette. Souvent, on ne trouverait que des squelettes isolés, mais ceux-ci pourraient aussi témoigner de la violence collective, même si le lien est rarement démontrable, sauf dans le cas de l'exocannibalisme (Perrats) et des dépôts de crânes (Ofnet), interprétés comme le résultat de la violence armée intergroupe (2021 : 11, 12).

Il y aurait cependant des cas clairs, comme celui de Nataruk. Or, les gens de Nataruk étaient des « fisher-foragers », donc pas des chasseurs-cueilleurs comme le pensent Boulestin / Henry-Gambier (2021 : 10), mais – tout comme les gens du Jebel Sahaba – des mésolithiques (épipaléolithiques) qui vivaient au bord du lac Turkana en population dense et utilisaient des poteries, ce qui laisse supposer qu'ils faisaient des provisions (Mirazon et al. 2016). La guerre mésolithique serait dans l'ensemble bien documentée : Schela Cladovei, Vasslylivka et Voloske en sont des exemples (voir aussi Vencl 1991, Thorpe 2000, 2005, Guilaine/Zammit 2001, Roksandic 2004, 2006 ; Boulestin 2020 : 261 et suivantes, 266).

BB – Déjà, pour moi (et je ne suis pas le seul) les « fisher-foragers » font partie des chasseurs-cueilleurs !

JH – Je sais, mais c'est précisément cette classification que je critique (cf. ci-dessus). Depuis un certain temps déjà, l'ethnologie a renoncé à une classification des types de sociétés sur la base des outils ou de la technologie, comme c'était le cas au 19e siècle, bien qu'elle y retombe régulièrement (voir p.e. Pryor 2005, Pinker 2011 et Graeber/Wengrow 2021). Service (1962) distingue ainsi entre ”bands”, ”tribes”, ”chiefdoms” et ”states”, Johnson/Allen (1987) entre ”family-level groups”, ”local groups” et ”regional polities”. Sans être totalement d'accord avec ces classifications, il est remarquable qu'elles prennent en considération les critères de distinction dans le domaine social et politique. Meillassoux fait la distinction entre ”mode de production cynégétique” et ”mode de production lignager”.

BB – Il y aurait beaucoup à dire sur les classifications néo-évolutionnistes des sociétés, mais ça nous entraînerait bien loin. Mais j’ai récemment écrit un article sur la question.

BB – Cela étant dit, je me demande bien d’où tu sors que les gens de Nataruk étaient des fisher-foragers et/ou des Mésolithiques ? Dans l’article, il n’est nulle part question de population dense, pas plus de pêche, ni de Mésolithique (ce qui n’a rien d’étonnant étant donné ce que j’ai écrit plus haut à propos du terme). En outre, il n’y a pas l’ombre d’un bout de poterie à Nataruk. Il y a de la poterie dans un seul autre site de la région, à plusieurs kilomètres de là (première page des suppléments : il faut lire les suppléments, il est bien connu que le diable se cache dans les détails des supplementary papers), donc qui n’a rien à voir avec les gens tués et même dont rien ne dit qu’il leur est contemporain. En outre, tu fais dire à Mirazon Lahr et al. ce qu’ils n’ont jamais dit (ou tu interprètes leurs dires) : dans leur conclusion, ils mettent, avec plein de conditionnels, qu’une façon de voir les choses pourrait éventuellement être celle d’un conflit pour des richesses, mais qu’il y en a une autre, celle d’un combat entre deux groupes n’ayant rien à voir avec le pillage.

Bref, dans le titre de ta partie, tu parles d’arguments empiriques, mais là tu déformes complètement les données. Donc, à la question que tu soulèves en arrière-plan de savoir si les gens de Nataruk étaient des chasseurs-cueilleurs simples ou complexes, la réponse est : on ne peut pas être absolument certain qu’ils étaient simples, mais il n’y a strictement rien dans les données qui pourrait laisser supposer qu’ils étaient complexes. Et, en réalité, si le massacre a pu être contesté (par Stojanowski et al., et complètement à tort à mon avis), il me semble n’avoir vu personne à part toi contester le fait que ce puisse être des chasseurs-cueilleurs mobiles.

JH – Mirazon-Lahr et al. écrivent : ”West Turkana 10,000 years ago was a fertile lakeshore landscape sustaining a substantial population of hunter-gatherers; the presence of pottery may be indicative of some storage and so reduced mobility. Thus, the massacre at Nataruk could be seen as resulting from a raid for resources – territory, women, children, food stored in pots – whose value was similar to those of later food-producing societies among whom violent attacks on settlements and organised defence strategies became part of life” (Mirazon Lahr et al. p. 397).”The lithic industry is similar to other Later Stone Age (LSA) assemblages in the area including fragments of barbed bone harpoons typical of early Holocene hunter-fishers of Turkana” (p. 394) voir aussi Nr. 25 and 27 dans la bibliographie.

J'ai eu l‘audace d'interpréter cela comme "une région assez densément peuplée", "des groupes pratiquant la poterie", "une mobilité réduite (en tant que semi-sédentaire)" et "un rôle important de la pêche". Cela ne me semble pas nécessairement une erreur d'interprétation flagrante de ce qui est écrit dans l'article en question. Mais il y a certainement des interprétations alternatives, que tu préfères probablement.

BB – Comme je le mettais, il faut se méfier de ce qui est écrit dans les articles principaux, pour deux raisons. La première, c’est que l’espace imparti est généralement réduit et que les auteurs font des raccourcis par la force des choses. La seconde, c’est que les textes principaux sont des produits d’appel et que l’on y présente plus volontiers les données de façon sexy. Donc, ce qui compte, c’est ce qui se trouve dans les suppléments. En l’occurrence, ici voici ce qui est dit dans les suppléments (c’est moi qui souligne) :

« Nataruk is one of several palaeontological and archaeological localities in the area dating to the Late Pleistocene and Early Holocene, when the edge of Lake Turkana extended ~30 kilometres southwest of its current margin (Extended Data Figure 1). Most of these localities do not represent living sites, but rather areas where aeolian and fluvio/lacustrian erosion have exposed sediments that are rich in fossil remains and archaeological artefacts associated with the exploitation of the lake palaeo-shores. Only at one site, Kalakoel 4, the nature of the remains (including dense pottery scatters) suggests a temporary encampment. »

Il n’y a donc de la poterie qu’à un seul endroit, Kalakoel 4, qui se trouve à plusieurs kilomètres de Nataruk (voir la carte), qui n’est pas daté pour autant que l’on sache, et dont la contemporanéité avec Nataruk n’est de toute façon aucunement assurée.

Donc :

  • « densément peuplée » : c’est hypothétique, car aucun site n’est un site d’habitat identifié ; et même si c’était le cas, encore faudrait-il que toutes les traces archéologiques soient contemporaines, ce qu’on ne sait pas (« beaucoup de sites » ne signifie pas « beaucoup de gens » : il faut encore que tous les sites aient fonctionné au même moment) ; – « pratiquant la poterie » : non, on vient de voir pourquoi ;
  • « mobilité réduite » : ça ne tient que sur la poterie, donc non aussi, et quand bien même, pour Kalakoel 4 les auteurs ne parlent que de camp temporaire. Nulle part dans l’article il n’est évoqué une sédentarité, ou même une semi-sédentarité, sauf à propos de Jebel Sahaba.
  • « rôle important de la pêche » : je t’accorde qu’ils pêchaient, sans aucun doute, mais l’importance de la pêche n’est pas connue et « rôle important » est donc une simple supposition.

Au final, erreur d’interprétation flagrante de ta part, je n’irai pas jusque-là, mais surinterprétation des données de l’article, sans aucun doute.

JH – L'existence de la guerre mésolithique est également illustrée par la compilation suivante de chiffres sur la mortalité liée à la violence. Comme il est d'usage pour les données archéologiques, ces chiffres se réfèrent au taux entre le nombre de squelettes portant des traces d'actes de violence et le nombre total de squelettes trouvés. Ces chiffres sont également entachés d'une grande incertitude, et toutes les réserves mentionnées par Boulestin s'appliquent. Mais ces chiffres donnent tout de même des indications sur les différents niveaux de violence dans les sociétés mésolithiques et paléolithiques (cf. premier tableau, Keeley 1996, Ferguson 2013, Roser 2013, Bowles 2009).

Site Date Cas / ∑ homicides % Sources
Jebel Sahaba, site 117 (Soudan) -12000 / -10000 24/59 40,7 Keeley (1996), Bowles (2009), Wendorf (1968)
Qadan burials (Soudan) -10000 21,4 Keeley (1996), Wendorf (1968)
Nataruk (Kenya) -8500 / -7500 10/27 37 Lahr (2016)
Vasylivka III (Ukraine) -9000 7/32 15,9 Vencl (1991), Telegin (1961) Bowles (2009)
Voloske (Ukraine) -7500 5/19 22 Bowles (2009), Danilenko (1955)
Schela Cladowei (Roumanie) -7450 / -6439 19/57 33 Dakovic (2014), Roksandic (2006)
Muge, Sado (Portugal) -7500 / -5500 6/14 43 Dakovic (2014), Cunha (2004)
Bretagne (France) -6000 3/23 8 Keeley (1996), Vencl (1991)
Ile Teviec (France) -4600 2/16 12 Bowles (2009), Newell et al (1979)
Bogebakken (Danemark) -4300 / -3800 2/17 12 Bowles (2009), Newell et al (1979)
Skateholm 1 (Suède) -4100 2/30 7 Bowles (2009), Price (1985)
Vedbaek (Denmark) -4100 13,6 Keeley (1996), Price (1985)
Californie du sud, 28 sites -3500 / 1380 54 / 840 6 Bowles (2009), Lambert (1997)
Colombie britannique, 30 sites -3500 / 1674 23 Cybulski (1994)
Kentucky -3500 / -2500 9/168 5,6 Webb (1974), Milner (2007)
Californie centrale -1500 / 500 5 Bowles (2009), Moratto (1984)
Colombie britannique (partie Canada) -1500 / 500 32,4 Keeley (1996), Cybulski (1994)
Sarai Nahar Rai (Inde du nord) -1140 / 855 3/8 30 Bowles (2009), Sharma (1973)
Californie centrale -1400 / 235 10/59 (h)
2/86 (f)
8 Bowles (2009), Andrushko et al (2005)
Californie centrale 240 / 1770 10/440 4 Bowles (2009), Jurmain (2001)
CA-Ven-110 (Californie sud) 58 - 1744 10 Keeley (1996), Walker/Lambert (1989)
Illinois 1300 43/264 16,3 Ferguson (2013), Milner et al. (1991)
Crow Creek (Dakota du sud) 1325 60 Keeley (1996), Willey (1990)
Colombie britannique (Canada) 500/1774 27,6 Keeley (1996), Cybulski (1994)
Colombie britannique 1774/1874 13 Ferguson (2013), Keeley (1996)

4. distances spatiales et hostilités

Boulestin (2021 : 10) défend la thèse selon laquelle l'hostilité entre les groupes augmente avec la distance spatiale entre eux (voir également Sahlins 1968 : 14-20, 85, 1972 : 196-204). Le contraire est vrai : la méfiance et l'hostilité augmentent lorsque la distance entre les groupes locaux diminue. Il en va cependant de même pour l'alliance. Les groupes voisins sont soit ennemis, soit alliés. Il n'y a donc pas d'indifférence entre groupes locaux voisins ; l'indifférence n'existe qu'entre groupes éloignés qui n'interagissent guère entre eux.

La plupart des guerres se déroulent entre groupes locaux ou entre coalitions voisins, comme le montrent entre autres Chagnon (1983 : 170) sur les Yanomami, Harrison (1993: 18 et suiv, 62) sur le Sepik, Evans-Pritchard (1940 : 150, 159, 170) sur les Nuer, Berndt (1962 : 235) sur les Kamano et Usurufa, Meggitt (1977 : 28, 36 et suiv., 41 et suiv.). sur les Mai Enga, Rappaport (1968 : 99 et suiv.) et Lowman (1980 : 172) sur les Maring et Hallpike (1977 : 200 et suiv.) sur les Tauade. De manière générale, il existe dans les sociétés tribales une forte corrélation entre la contiguïté territoriale et la probabilité de guerre, comme le montrent clairement Podolefsky (1984 : 77), Otterbein (1973 : 939) et Keeley (1996 : 112, 198) contre Sahlins. Selon Bremer (1992 : 313 et suiv., 321, 326 et suiv.), la probabilité de guerre est également 35 fois plus élevée entre États adjacents qu'entre États non adjacents. Il en va d'ailleurs de même pour les guerres civiles, par exemple en Bosnie-Herzégovine (Bringa 1995) et au Rwanda (Gourevitch 1999, DesForges 2002).

BB – Tu évoques ici deux choses qui ne sont pas du tout équivalentes et qu’il ne faut pas confondre : l’hostilité et les interactions. L’hostilité renvoie à la nature des rapports sociaux (ce qui est explicitement indiqué dans le texte), les interactions à la fréquence de ces rapports. Les interactions sociales entre groupes sont d’autant plus fortes que la distance sociale est faible (il vaut mieux parler de distance sociale que de distance spatiale, même si les deux sont évidemment fortement corrélées). Parmi ces interactions sociales, il y a la violence armée (à côté d’autres tels que les échanges économiques, les échanges matrimoniaux, etc.). Il est donc naturel que les conflits armés soient plus fréquents entre groupes proches. L’hostilité, par contre, domine d’autant plus les rapports sociaux que les groupes sont étrangers l’un à l’autre. On ne peut donc pas dire que l’hostilité augmente quand la distance diminue (qualitatif) : ce qui augmente, c’est le nombre de conflits (quantitatif).

Ainsi, les deux propositions suivantes sont aussi vraies l’une que l’autre : 1) Les conflits entre groupes sont d’autant plus fréquents que la distance sociale entre eux est faible ; 2) un rapport social entre deux groupes est d’autant plus fréquemment un rapport d’hostilité que la distance sociale qui les sépare est grande. Autrement formulé, les conflits armés sont plus fréquents entre groupes proches et plus systématiques entre groupes éloignés.

JH – Alors là, je ne suis pas du tout d'accord. Je dois insister : 1) l'hostilité et l'alliance sont deux formes d'interaction entre des groupes locaux, 2) plus les groupes locaux sont proches les uns des autres, plus leur interaction est intense dans ces deux modalités, et 3) plus les groupes locaux sont éloignés les uns des autres, plus l'interaction est faible.

Tu écris : "les conflits armés sont plus fréquents entre groupes proches et plus systématiques entre groupes éloignés". Or, les guerres entre groupes locaux éloignés ne sont pas "plus systématiques", mais "rare or never". C'est du moins ce que montrent les auteurs que je cite.

BB – J’ai dû mal me faire comprendre. Sur le fait que plus les groupes sont proches plus ils interagissent, pas de problème. Pour les groupes éloignés, ce que je dis c’est qu’ils interagissent rarement, mais que quand ils interagissent c’est plus fréquemment avec un rapport social d’hostilité que pour des groupes proches. C’est exactement ce que Christophe observe dans ses données, qu’il a baptisé « principe de modulation » et selon lequel l’intensité des représailles augmente lorsque la distance et l’hostilité augmentent, les deux allant de pair.

JH –

5) Sédentarité, territorialité et violence intergroupe

Boulestin s'oppose en particulier à la thèse « rousseauiste » selon laquelle la guerre serait apparue pour la première fois dans les sociétés mésolithiques et aurait été causée par la sédentarité et la territorialité, et qu'il n'y aurait pas eu de guerre auparavant, c'est-à-dire au paléolithique (2020 : 268). Le rapport entre sédentarité, territorialité et violence intergroupe est donc thématisé.

La sédentarité se reflète dans les cimetières, et il existe un lien entre la guerre et les cimetières (2020 : 268). Il n'y aurait toutefois pas de corrélation stricte entre la violence et les cimetières, car on n'y trouve que des indications sur la violence visible (2020 : 268). C'est sans doute vrai, mais cela ne se distingue pas des problèmes habituels de mise en évidence des morts violentes. Il existe cependant ethnographiquement - et archéologiquement (Bar-Yosef 1998) - d'autres indicateurs de sédentarité et de guerre.

BB – Je crois que nous sommes en accord sur le fait que sédentarité et existence de cimetières sont fortement corrélées. L’autre point qui me semble peu contestable, c’est que l’existence des cimetières augmente la visibilité des morts (il n’y a qu’à regarder, toutes périodes et régions confondues, combien on trouve de morts dans des cimetières par rapport à combien on en trouve en dehors). Troisième fait : au Mésolithique, c’est dans les cimetières que l’on trouve le plus de traces de violence. D’où la question : est-ce parce que la violence augmente dans l’absolu ou parce que c’est sa visibilité qui augmente ? À partir du moment où on ne peut pas répondre à cette question, il est impossible de dire qu’il n’y avait pas autant de violence avant le Mésolithique.

JH – Souvent il n'est pas possible pour l'archéologie de répondre à cette question, mais bien pour l'ethnographie (et l'histoire, cf. Christophe), car de nombreux faits sociaux y sont plus visibles qu'en archéologie. Si l'on admet que les sociétés décrites par l'archéologie sont similaires à certaines sociétés décrites par l'ethnographie (ou l'histoire), on peut alors tirer des conclusions ou rechercher des données manquantes.

BB – Sur le principe, on est d’accord. Et je peux justement te citer des dizaines de groupes qui font la guerre et qui n’ont pas de cimetière, ne serait-ce que parce qu’ils ne pratiquent pas l’inhumation (par exemple, il y en a plein en Amérique du Sud). Dans ces groupes, la guerre, et même toute forme de violence serait archéologiquement invisible. Ça suffit pour affirmer qu’en archéologie, tant qu’on ne voit pas les morts on ne peut pas dire qu’ils n’étaient pas violents et qu’il n’y avait pas de conflits armés, y compris intergroupes.

JH – Selon Vencl (1991), la territorialité implique une concurrence armée pour la nourriture (2020 : 268). Boulestin critique cela, et je suis d'accord avec lui. Selon Boulestin, les concepts véhiculés par la territorialité posent problème : possession et ressources naturelles. Selon lui la territorialité n'est pas synonyme de droits de propriété ; revendiquer une certaine parcelle de terre, la marquer et la défendre n'implique donc pas de droits de propriété, car ces phénomènes se retrouvent également dans le règne animal (2020 : 269). Pourtant – devrait-on rétorquer à Boulestin – les droits de propriété ne sont rien d’autre qu’une revendication et une imposition du contrôle de l'accès à son territoire contre des personnes extérieures. On devrait alors parler de propriété. En outre, Boulestin estime que « une ressource naturelle n'est pas nécessairement une richesse au sens économique du terme » (2020 : 269). C'est peut-être vrai, car l'ethnographie ne met pas en avant les éléments constitutifs d'un écosystème, mais s'intéresse – depuis Steward (1936) – uniquement aux ressources naturelles qui sont également utilisées économiquement par une population (ressources effectives) : chez mH&G, ce sont l'eau, des animaux et des plantes. Il est assez excentrique de prétendre que les conflits autour des « ressources naturelles » ou d'un territoire dans lequel ces ressources sont disponibles et peuvent être utilisées ne sont donc pas des conflits.

Que chaque groupe se trouve (même exclusifs) dans une zone appelée territoire, c'est une chose. Il n'y a pas de différence d'opinion sur ce point. Je suis également d'accord avec Boulestin sur le fait que les groupes de mH&G ne sont pas ou ne peuvent pas être propriétaires de leurs territoires, soit parce que la défense territoriale n'est pas possible (grands territoires et petits groupes), soit parce qu'il n'y a aucun avantage à le faire (ressources fluctuant dans le temps et l'espace).

Dans le cas de sF&h&g, les ressources sont toutefois concentrées dans l'espace et les territoires sont donc plus petits. Il est donc non seulement possible (territoires plus petits et groupes plus grands), mais aussi avantageux et nécessaire (ressources concentrées dans l'espace) de défendre un territoire (territorial defense). Il y a manifestement ici une propriété collective du groupe sur son territoire. En raison de ces ressources spatialement concentrées (et de la sédentarité qui en résulte), il y a aussi des guerres entre les groupes locaux dans ces sociétés, comme Christophe l'a documenté de manière impressionnante, même si ces guerres – pour le souligner encore une fois – ne sont généralement pas menées dans le but de gagner plus de terres ou de s'approprier d'autres ressources rares. En revanche, ce n'est sans doute pas par hasard que les conflits concernant les femmes y sont endémiques et souvent invoqués comme motif de guerre. Dans les sociétés tribales, les femmes en tant que productrices et reproductrices sont plus rare que les terres, même dans les sociétés tribales à très forte densité de population ou à terre rare, comme chez les Maï Enga (Wiessner/Tumu 1998).

Manifestement, il peut aussi y avoir des conflits violents chez mH&G (Tindale 1973, Meggitt 1962, Kimber 1990), mais pas entre les groupes mobiles, mais tout au plus entre des groupements régionaux ou dialectaux, constitués en Australie centrale de groupes reliés par un chemin de migration d'un ancêtre commun (ancestral track, Hamilton 1982). C'est pourquoi le motif du « ritual fault » domine ici, c'est-à-dire l'accès non autorisé à des lieux totémiques, qui sont généralement aussi des points d'eau en Australie Centrale. Ces conflits violents éclatent dans le contexte de déplacements de population à grande échelle dus à des sécheresses persistantes dans les régions semi-désertiques, mais aussi à l'expansion des éleveurs blancs et des sociétés minières.

BB – Dans tous les paragraphes qui précèdent, il y a deux sujets : celui de la propriété et celui de l’économie. Ce sont des sujets difficiles, dont certains aspects ne sont d’ailleurs pas complètement résolus et sur lesquels nous discutons toujours avec Christophe.

Je commence par la propriété. Déjà, de quelle propriété parle-t-on ? Pour ce qui nous concerne, il existe deux formes de propriété : soit on est propriétaire du sol soit uniquement de ce que l’on y cultive ou ramasse. Peut-être à une ou deux exceptions près qui ne sont pas très claires, et de toute façon chez des sH&G, la propriété du sol n’existe pas. Chez les H&G d’une manière générale, on est uniquement propriétaire de sa production : de la proie qu’on a chassée, du sagou qu’on a récolté, du poisson qu’on a pêché, etc. Dit en termes capitalistes, il y a une propriété de la production, mais il n’y a pas de propriété des moyens de production, ici au sens des ressources (le chasseur est propriétaire de l’arc qui a servi à tuer la proie). Avant d’être tué, le lapin n’appartient à personne, avant d’être ramassées, les baies n’appartiennent à personne, avant d’être pêché, le poisson n’appartient à personne. Cette propriété de la production peut être soit individuelle soit collective, y compris chez les mH&G (partage du produit de la chasse, par exemple) sans que cela change quoi que ce soit. À partir de là, en aucun cas on ne peut dire que les groupes sont propriétaires du territoire. De la même manière que je le mentionnais pour les animaux, les chasseurs-cueilleurs occupent un territoire (ils sont territorialisés), mais ils n’en sont pas propriétaires.

JH – Selon Meillassoux, les mH&G n'investissent pas de travail dans le sol. Ils se tiennent sur leurs territoires, les groupes mobiles ne sont pas propriétaires de leurs territoires. Dans les sociétés tribales, de travail est investi dans la terre. C'est pourquoi les groupes locaux sont propriétaires de leurs territoires (ou terroirs). La distinction de Woodburn entre "immediate return" (sans investissement de travail dans la terre) et "delayed return" (avec investissement dans la terre, la récolte avec un décalage temporel et (possibilité de) stockage) est tout à fait similaire. Les sociétés mésolithiques appartiennent à mon avis au deuxième type, surtout s'il y a aussi des investissements dans le sol, non pas sous forme d'agriculture, mais d'aquaculture (Keen 2004). Les groupes locaux chez les Yolngu investissent dans diverses infrastructures de pêche et sont les propriétaires de leurs territoires (Thomson 1949, Keen 2004).

BB – Je crois que nous avons vraiment une divergence sur ce qu’est la propriété (ou pas) d’un territoire. Comme c’est une discussion un peu compliquée, je propose qu’on la laisse pour l’instant de côté. Mais c’est évidemment une question importante sur laquelle il faudra réfléchir et revenir. On ne peut pas parler se sociétés mésolithiques dans le sens que tu donnes, mais je l’ai déjà dit.

En ce qui concerne les Yolngu, pour pêcher ils ont des harpons, des filets et des trappes à poissons, mais ces dernières ne sont pas plus des investissements que ne le sont des pièges terrestres pour chasser le gibier. Et pour autant que je sache, ils ne font pas d’aquaculture (il a été montré que les étangs que l’on trouve en terre d’Arnhem sont des constructions dues à des pêcheurs des îles Moluques). Il faut aussi se rappeler que les Yolngu sont en contact depuis bien longtemps avec les Makassar, et que ce n’est tout de même pas le modèle rêvé d’Aborigènes australiens (dans un sens comme dans l’autre)…

Tel que je te comprends, tu es d’accord là-dessus en ce qui concerne les mH&G, mais pas les sH&G, et ton critère c’est que les premiers n’ont pas de raison de défendre le territoire ou ne peuvent pas le faire, alors que les seconds si. Donc, en gros, pour toi c’est le contrôle d’un territoire qui définit la propriété. Mais pas du tout, l’un et l’autre n’ont rien à voir. Certes, la propriété d’un territoire permet juridiquement (au sens large) de le revendiquer et d’en contrôler l’accès. Mais, à l’inverse, il n’y a pas besoin de propriété pour faire cela : il suffit de l’occuper. Je reviens à mes animaux territorialisés : les lions ou les singes contrôlent et défendent des territoires, mais jamais de la vie personne ne dira qu’ils en sont propriétaires. Si ça t’amuse, je t’enverrai un article sur la défense du territoire par les tamarins-lions dorés, dans lequel on peut voir qu’il s’agit clairement d’une défense des ressources. Pour moi, ce problème de confusion entre propriété et territorialité vient de ce que personne ne s’est jamais trop posé de questions et que personne n’y a vraiment réfléchi : on a automatiquement parlé de propriété du territoire à propos d’occupation du territoire, alors que ce n’est pas du tout la même chose.

JH – Je suis tout à fait d'accord avec toi, et je l'ai déjà écrit moi-même dans mes commentaires. Là où nous divergeons, c'est dans la qualification des fisher-foragers.

BB – Je ne sais pas pourquoi tu tiens à séparer les pêcheurs des chasseurs-cueilleurs, et surtout comment, finalement, tu caractérises ces pêcheurs-cueilleurs. Ce qui joue un rôle dans le basculement du type de société (simple  complexe), ce n’est pas la pêche en elle-même, c’est l’existence d’une économie de pêche spécialisée (type Côte Nord-Ouest américaine). Même si les premiers instruments dédiés à la pêche ne sont identifiés qu’à partir du Paléolithique supérieur, il est assez vraisemblable que de tout temps les hommes ont pêché lorsqu’ils le pouvaient. On parle de « chasseurs-cueilleurs », mais on sous-entend toujours par là qu’ils peuvent aussi pêcher. Mais une économie spécialisée de pêche, c’est tout à fait autre chose. Si c’est ce que tu entends par « fischer-foragers », je veux bien, mais alors il faut expliquer ce qui les définit, en quoi ils se distinguent des chasseurs-cueilleurs lambda, quelles sont leurs caractéristiques, etc. Parce que j’ai fait une recherche en ligne, et outre que c’est finalement très peu utilisé, je n’ai trouvé nulle part d’explication détaillée.

Pour terminer sur ce sujet, tu dis bien toi-même qu’il peut y avoir des conflits violents chez les mH&G pour le contrôle des lieux dont l’accès n’est pas autorisé (ou soumis à autorisation), type points d’eau ou autres, ce qui est parfaitement vrai. Et je trouve assez amusant que, justement, tu n’en fasses pas des conflits sur le territoire, mais pour faute rituelle. Du coup, pour toi les Australiens ils sont propriétaires de leurs lieux totémiques, ou pas ?

JH – Comme je l'ai déjà écrit à plusieurs reprises, il peut aussi y avoir des conflits violents chez les chasseurs-cueilleurs (mH&G) australiens dans les régions arides. Mais pas entre les groupes mobiles, mais – dans le contexte de mouvements migratoires à grande échelle – entre les groupes dialéctales or régionales. Les groupes-patrilodge (qui ne coïncident pas avec les groupes mobiles) sont rituellement responsables de leurs lieux totémiques, mais ne sont pas propriétaires de ces domaines totémiques. Et il existe une large coopération entre les groupes-patrilodge pour célébrer ces rituels totémiques. Mais lorsqu'un groupe régional est contraint de quitter son territoire – en raison d'une sécheresse persistante ou de l'expansion des éleveurs blancs – pour survivre dans une région où il y a de l'eau mais où d'autres personnes vivent déjà, il y a des conflits, généralement pour des points d'eau (Tindale 1972, Berndt 1972, Kimber 1990). Il n'y a pas forcément de relations de propriété en jeu. Il s'agit simplement d'avoir accès à l'eau.

BB – Là encore, il me semble que Christophe a démontré qu’il existait des conflits violents entre petits groupes et pas seulement à grande échelle. Mais il répondra lui-même sur ce point.

Sur l’économie, il y a deux aspects :

1) La distinction entre ressource naturelle et richesse. L’affaire est loin d’être simple, parce que si l’on sait à peu près ce qu’est une ressource naturelle, la question de la richesse pose de nombreux problèmes. C’est pour cela que je précisais « richesse au sens économique du terme », ce qui est, je l’admets, plus une façon de contourner la difficulté que de la résoudre, mais ce qui correspondrait en gros à des biens de valeur. En réalité, je me base surtout sur les écrits d’Alain Testart, qui définit la richesse de telle manière qu’elle sépare à peu près correctement (avec les réserves dues au « à peu près ») les sociétés simples et les sociétés complexes des Anglo-Saxons (les sociétés simples étant celles sans richesse et les complexes celles avec richesse). Mais ce serait trop long à développer ici, et de toute façon c’est toujours un dossier ouvert. Quoi qu’il en soit, pour la distinction je ne fais que suivre les économistes, ou au moins certains d’entre eux, comme je l’ai expliqué dans l’article. C'est-à-dire que pour eux l’écosystème n’est pas une richesse en soi, mais n‘en devient une que dans certains contextes sociaux. Pour essayer de donner une image, un banc de poissons n’est pas une richesse, mais une ressource naturelle ; il ne devient une richesse qu’une fois pêché pour être vendu. En passant, ce banc de poissons n'est la propriété de personne avant d’avoir été pêché, puisqu’en droit international la mer échappe à toute appropriation, étant « chose commune » et à l’usage de tous. Ce qui rejoint ce que j’ai écrit plus haut et va bien dans le même sens.

JH – J'ai bien compris ta position, du moins je le crois, mais je ne la partage pas. Il y a des choses complexes qu'il faudrait essayer de formuler simplement, et il y a des choses pas trop complexes qu'il ne faudrait pas compliquer davantage.

BB – C’est un deuxième point qu’il faudra approfondir et sur lequel nous aurons à revenir. Je ne sais pas si je complexifie, mais quand je lis les économistes et les légistes sur ces questions, les choses sont nettement moins simples que la simple équation ressource naturelle = richesse.

2) Est-ce que les conflits autour des ressources naturelles (ou du territoire sur lequel elles se trouvent) relèvent ou non de l’économie ? On peut certainement en débattre, d’autant que les termes « économie » et « économique » peuvent être compris différemment et ne sont pas simples à manier. Il faudrait sans doute les écarter et être plus précis. Néanmoins, si l’on est logique, à partir de l’instant où l’écosystème n’est pas une richesse, un conflit qui vise à s’en emparer ou à le défendre n’est pas de nature économique. Par contre, le pillage du stock de poissons pêché ou de la réserve de glands ramassés le serait, à condition, bien sûr, que ce soit le but du conflit. Là, tu vas me dire que l’on parle parfois de « stock naturel », et même que l’on définit régulièrement les ressources naturelles comme un stock. En réalité, ce sens ne s’entend que dans le cadre de la notion plus large et moderne de « capital naturel ». Mais dans l’absolu, va-t-on parler de pillage d’un stock d’eau à propos d’un conflit pour un point d’eau ? Si on veut vraiment lever ce que l’on pense être une ambiguïté, alors on peut plutôt parler de stockage : on ne parle jamais de stockage naturel, si ce n’est actuellement à propos du CO2. Le stockage nécessite un travail humain. Ainsi, on peut vouloir piller des réserves d’eau accumulées dans des outres, mais on ne va pas piller un point d’eau. Pour moi, c’est une grande différence et ça définit la ligne de partage entre ce qui est économique ou pas.

Finalement, si l’on résume il n’y a pas de propriété du territoire ; les ressources naturelles ne sont pas des richesses économiquement parlant ; ce ne sont pas des stocks qui résultent d’un stockage humain. A contrario, il y a une propriété de ce que l’on chasse ou cueille ; ce que l’on chasse ou cueille peut être considéré comme une richesse ; cela peut être stocké. Mais pas de stockage, pas de pillage, pas de conflit de nature économique. Quand on prend du recul, tout cela me paraît avoir une grande cohérence d’ensemble, ce pour quoi je maintiens que chez les chasseurs-cueilleurs égalitaires, non stockeurs, simples, on ne peut pas parler de conflit économique. Cela dit, je ne considère pas ce dossier comme clos, ne serait-ce que parce qu’il faudrait définir mieux certains concepts avant de pouvoir le faire ; je justifie ma position, mais la discussion reste ouverte.

JH – Comme je l'ai déjà dit à plusieurs reprises, je suis en grande partie d'accord avec toi en ce qui concerne les chasseurs-cueilleurs (mH&G). Mais tu écris toi-même que "défendre ou s'approprier un territoire" est un motif de guerre chez les chasseurs-cueilleurs (voir ci-dessous). Je ne pense pas que ce soit habituel dans les mH&G (sauf dans quelques rares cas); mais si c'était le cas, je pense que ce serait sans doute une raison économique.

Notre différence d'opinion concerne le statut des fisher-foragers. Chez eux – et c'est là que nous divergeons – il existe bien une propriété collective des groupes locaux sur leurs territoires (pour les Yolngu, voir Thomson 1949 et Keen 2004). Cela ne signifie pas forcément que les guerres éclatent pour des raisons économiques (défendre ou s'approprier un territoire). La vengeance et les femmes sont les principaux motifs de conflit et de guerre chez les Yolngu (Warner 1937, Massola 1971).

BB – Je ne pense pas non plus que ce soit très courant chez les mH&G ; en tout cas, il y en a très peu dans la littérature ethnographique. Mais je persiste à dire que ce n’est pas économique.

Pour les pêcheurs-cueilleurs, voir mon commentaire plus haut.

D’une manière générale, je crois qu’une grande partie de nos divergences est liée à ce que nous n’avons tout simplement pas les mêmes concepts de base : c’est clairement le cas pour « mésolithique », mais ça l’est aussi probablement pour « pêcheur-cueilleur », pour « propriété », pour « économie », pour « richesse » (et je ne parle même pas de « guerre/feud »). C’est un véritable problème, parce quand on n’est déjà pas d’accord sur les concepts de base, on ne peut pas aller beaucoup plus loin. Du coup, je pense que pour avancer, il faudrait commencer par le commencement et discuter des termes et de ce qu’ils représentent. De toute façon, il faudra passer par cette étape, car au-delà de nos divergences, tout n’est pas réglé.

JH –

6. raisons et causes de la guerre

Il y aurait des exemples ethnographiques de guerres chez les chasseurs-cueilleurs égalitaires. Mais de quels groupes de chasseurs sauvages s'agit-il ici ? Boulestin affirme en outre que les guerres chez les J&S ne sont menées ni par des raisons politiques ni par des raisons économiques (2020 : 270, 2021 : 10), mais qu'elles sont menées : premièrement pour exercer une vengeance, deuxièmement pour s'approprier des « substances nécessaires à l'identité des agents sociaux ou à la continuation du monde » (2020 : 267, 2021 : 10), et troisièmement pour défendre ou s'approprier un territoire (2020 : 269). Pourtant, cette troisième raison est surprenante, car il s'agit d'une raison économique, que Boulestin a pourtant exclue a priori comme motif possible de guerre.

BB – Je viens de répondre.

JH – Les raisons des guerres (Otterbein 1989 : 146, 148f.) me semblent par ailleurs toujours un peu arbitraires : pourquoi ne pas mentionner le vol de femmes et le butin, que Christophe a identifiés comme des raisons de guerre chez les Aborigènes Australiens ? De plus, les motifs de guerre peuvent évoluer au cours d'une guerre et les personnes impliquées dans une guerre donnent des motifs différents pour une guerre (voir critique par Koch 1974). C'est pourquoi je m'intéresse ici moins aux raisons de la guerre qu'aux causes structurelles de la guerre dans les sociétés simples.

BB – Du butin en Australie ? Je te renvoie simplement à la partie du bouquin de Christophe qui s’appelle « Des guerres sans butin » (p. 106 de la VF, p. 81 de la VA) : ça n’existe pas !

JH – L'échantillon d'Otterbein (1989) ne comprend pas des sociétés aborigènes australiennes, et je ne parle ici que d'Otterbein, qui montre que le butin est bien un objectif de guerre assez fréquent dans les sociétés de son échantillon (mais pas chez les Aborigènes). (Christophe, dans son blog sur les motifs de guerre, cite même les Andaman comme exemple, ce dont je ne suis pas convaincu).

Les motifs les plus souvent cités par Otterbein (1989 : 146, 148) dans les "nonstate societies" sont le butin et la vengeance (75% chacun), puis les trophées (44%) et l'appropriation de la terre (19% seulement).

BB – Donc nous sommes d’accord : il n’y a pas de butin en Australie.

BB – Quant aux vols de femmes, je ne vois pas non plus. On se bat en Australie pour des droits sur les femmes, pas pour voler des femmes. Les seuls « vols » de femmes sont les rapts, ils ne rentrent pas dans le cadre des conflits, par contre ils sont susceptibles d’en être à l’origine, ce qui tombe dans la case se faire justice/se venger. Sinon, on peut toujours ramener une femme d’un raid déclenché pour autre chose si elle est de la bonne moitié et la bonne section. D’ailleurs, tu auras sans doute remarqué que même Christophe n’a pas intégré les droits sur les femmes dans les motifs de conflits dans son tableau sur son blog : on peut tout rentrer dans la vengeance (ou au moins le judiciaire de façon plus large).

JH – Je me suis peut-être mal exprimé. Il s'agit le plus souvent de droits contestés concernant les femmes (plusieurs fiancés, promesses de mariage non tenues, adultère, etc.), mais aussi de simples enlèvements de femmes, celles-ci ne quittant pas toujours à contrecœur leur groupe et leurs maris, comme chez les Wathaurung (Buckley, Massola 1971). Mais on ne peut pas simplement classer les conflits concernant les femmes dans la catégorie de la vengeance et les faire disparaître de cette manière en tant que motif de guerre.

BB – Je ne sais pas si tous les conflits étiquetés « pour les femmes » sont solubles dans la vengeance, peut-être pas, mais c’est le cas d’une bonne partie d’entre eux (et notamment des rapts). Il faudrait étudier au cas par cas, en distinguant deux niveaux : la vengeance en tant que cause directe du conflit et la raison pour laquelle on se venge.

JH – Deux conditions structurelles sont essentiellement à l'origine de la guerre dans les sociétés tribales (mésolithiques et néolithiques) (cf. Helbling 2006, 2019) :

Premièrement, l'absence d'une instance de pouvoir centrale supérieure (par exemple un État) qui pourrait empêcher et supprimer la violence collective autonome des groupes locaux et sanctionner les accords bilatéraux des groupes locaux pour régler leurs conflits de manière pacifique. C'était d'ailleurs l'argument principal de Hobbes, qui n'est toutefois pas suffisant, car il s'applique également aux chasseurs-cueilleurs. S'y ajoute donc :

Deuxièmement, la dépendance vis-à-vis de ressources concentrées dans l'espace (en raison de conditions naturelles ou d'investissements en travail). Cette dépendance fait que les groupes locaux ne peuvent pas se soustraire aux conflits avec les groupes voisins en déménageant, car ils perdraient alors l'accès à ces ressources concentrées dans l'espace (coût d'opportunité prohibitif de la mobilité).

L'absence d'une instance de pouvoir centrale supérieure (un État) et la dépendance des groupes locaux vis-à-vis des ressources concentrées dans l'espace mettent en mouvement l'interaction guerrière entre les groupes locaux. C'est la méfiance mutuelle et la crainte d'être attaqué qui poussent chaque groupe local à s'armer et d'attaquer en premier pour anticiper une attaque des autres, à attaquer au moment opportun, avant d'être attaqué au moment défavorable.

BB – Déjà, qualifier les sociétés mésolithiques de tribales (un terme qui en passant est lui aussi quelque peu vague), je ne vois pas pourquoi : je renvoie à tout ce que j’ai dit plus haut à propos de l’emploi de « mésolithique ».

JH – J'utilise le terme de société tribale dans un sens purement descriptif comme une population régionale composée de groupes locaux (villages) politiquement autonomes de cultivateurs, de pêcheurs sédentaires et/ou de pasteurs qui ne sont pas encore ou plus contrôlés par un Etat (cf. Haas 1990, Bailey 1969, Rappaport 1968). Si un Etat n'est pas encore établi ou n'exerce plus (efficacement) son monopole sur l'usage de la force, des guerres peuvent éclater entre villages à tout moment (Sahlins 1968, Koch 1976, Spittler 1980, Helbling 2006).

BB – OK, mais je crois que tu devrais éviter d’utiliser ce terme de « tribal », qui est extrêmement mal défini, et d’ailleurs maintenant à peu près rejeté par tout le monde.

Comme tu le notes bien, la première condition ne distingue pas les sociétés simples des sociétés complexes, uniquement l’État des autres sociétés (elle renvoie à Weber et à sa définition de l’État). Tu la juges donc insuffisante pour expliquer l’apparition de la guerre, mais moi je ne vois tout simplement pas en quoi elle est nécessaire à quoi que ce soit.

JH – Je peux expliquer cela. Une instance centrale de violence peut empêcher que les conflits entre groupes locaux ne se transforment en guerres. On le voit par exemple d’une manière contrefactuelle lorsqu'un État impose son monopole de la violence au cours de la pacification de groupes locaux autonomes dans des régions tribales. Une instance centrale supérieure ayant le monopole de la violence pourrait également empêcher la guerre entre États (un État mondial). C'est une discussion qui va de Hobbes, Rousseau et Kant aux diverses théories des relations internationales.

BB – D’accord, mais je ne vois toujours pas en quoi la première condition est nécessaire.

BB – Ta deuxième condition n’est pas autre chose que l’explication environnementaliste de l’apparition de la guerre que l’on rencontre régulièrement. En effet, elle revient à affirmer que les Hommes ont inventé la guerre parce qu’ils ne pouvaient plus bouger de leur territoire, en raison des ressources qui s’y trouvaient et dont ils étaient devenus dépendants. Il a donc fallu qu’ils se mettent à le défendre. D’abord, je ne dis pas ça pour toi, mais j’ai toujours pensé qu’il y avait une certaine naïveté à croire que l’environnementalisme pouvait expliquer les comportements des sociétés et les rapports sociaux. Mais surtout, avec cette condition il y a deux grands trous dans la raquette.

  1. Si l’on suit le raisonnement, avant cela (avant le Mésolithique dans ton modèle) les ressources n’étaient pas concentrées dans l’espace, mais largement réparties, et il suffisait de bouger quand quelqu’un d’autre arrivait, pour aller s’installer ailleurs. C’est juste la contraposée de ta proposition : « les ressources sont concentrées, donc on ne peut pas déménager » devient « on peut déménager, car les ressources ne sont pas concentrées ». Alors, soit c’est vrai et il faut quand même expliquer par quel curieux mécanisme environnemental des ressources jusqu’alors diffuses se seraient concentrées en certains endroits seulement. Soit c’est faux, de tout temps il y a eu des endroits avec des conditions naturelles favorables et d’autres qui en étaient dépourvus (ce qui est de loin le plus probable), et du coup on n’explique plus rien du tout.

JH – C'est précisément pour cette raison que je ne considère pas le mésolithique comme une période, mais comme un type de société de fisher-foragers qui pouvait apparaître à différentes époques et à différents endroits, même à des périodes qualifiées de paléolithiques. Des sociétés mésolithiques pouvaient aussi se transformer en sociétés de type paléolithique.

BB – Je me suis déjà exprimé sur ce point. Mais j’insiste : l’emploi que tu fais de « mésolithique » est totalement en dehors de l’acception courante (même en étant large) et du coup incompréhensible. Tu devrais vraiment réfléchir à ne plus le faire.

  1. BB – Tu parles beaucoup d’empirisme, mais cette condition ne tient compte, au mieux, que d’une partie des données. Elle n’expliquerait au mieux qu’un motif de guerre : la captation/défense d’un territoire. Or, personne ne peut nier qu’il y a d’autres motifs de guerre. Ne prenons que la vengeance, cause on ne peut plus classique : comment la dépendance vis-à-vis des ressources pourrait-elle expliquer les conflits pour vengeance ? Et, surtout, même si ta proposition était bonne, en quoi empêcherait-elle que les conflits pour vengeance aient préexisté aux conflits sur les ressources ?

JH – En principe, en cas de conflit – tant pour les individus que pour les groupes – les options sont les suivantes : éviter/déménager, négocier, se soumettre ou se battre/violence. Les groupes qui ne peuvent pas se déplacer doivent se préparer à se battre. Même s'ils négocient (mais on ne peut jamais faire confiance aux autres), ils doivent être prêts à se battre.

Ce n'est que dans un état de guerre permanent déjà existant, dans lequel des guerres peuvent éclater à tout moment, mais où la guerre n'est pas toujours menée, que la vengeance devient pertinente, et ce de trois manières. 1) Même dans un état de guerre permanent, il est possible soit d'oublier une raison de se venger (si l'on est trop faible), soit de se venger (s'il y a une chance de gagner une guerre). L'exemple des Yanomami le montre très clairement. 2) Il vaut mieux dissuader un ennemi que de devoir le battre ; c'est pourquoi la volonté affichée de toujours se venger sert de dissuasion, qui n'est toutefois crédible que si l'on se venge effectivement. Les groupes qui ne se vengent pas sont considérés comme faibles et faciles à vaincre, au moins des fois. 3) La vengeance est également une légitimation importante – aux yeux de son propre peuple et de ceux des alliés – pour une guerre, afin de motiver ses propres guerriers et d'obtenir le soutien des alliés.

BB – J’avoue avoir du mal à te suivre, et je ne suis même pas sûr de te comprendre… Je ne vois vraiment pas pourquoi la vengeance ne deviendrait pertinente que dans un état de guerre permanent déjà existant. La vengeance n’existerait pas, ou à tout le moins ne serait pas pertinente si la guerre n’existait pas ? Vraiment, je ne saisis pas…

BB – Je ne vois donc pas comment tes conditions structurelles peuvent prétende expliquer l’origine de la guerre. En réalité, et ce n’est pas une critique, juste une constatation, pour moi ta deuxième condition est une illustration type du raisonnement à l’envers que l’on retrouve fréquemment à propos de la guerre. C'est-à-dire que l’on part du principe que les guerres n’apparaissent qu’à un certain moment de l’histoire de l’humanité, et on essaye ensuite d’expliquer pourquoi elles apparaissent, avant d’essayer de comprendre pourquoi on fait la guerre.

JH – Pas du tout : on peut lire des ethnographies et les travaux d'autres auteurs pour conclure – à mon avis – que les groupes mobiles de mH&G (chasseurs-cueilleurs) ne font pas la guerre, tandis que les groupes locaux de sF/F (fisher-foragers) et d'agriculteurs/éleveurs la font. Je sais que tu n'es pas d'accord avec cette conclusion, d’ailleurs tout comme Pinker (2011) et d'autres. Mais j'ai indiqué les raisons pour lesquelles j'en arrive à cette conclusion.

BB – On en revient aux deux camps du début 😉.

BB – Mais à partir du moment où l’on estime ne pas pouvoir classer les motifs de guerre, on ne peut plus faire ce travail de compréhension…

JH – Je pense que les raisons soient arbitraires. C'est plutôt la méfiance mutuelle et la crainte d'être attaqué qui se produisent dans les deux conditions structurelles susmentionnées et qui poussent chaque groupe local à s'armer et d'attaquer en premier pour anticiper une attaque des autres, à attaquer au moment opportun, avant d'être attaqué au moment défavorable. C'est ça la cause ultime de la guerre. Un Yanomami résume cette situation paradoxale lorsqu'il dit : "Nous en avons assez de la guerre, nous ne voulons plus tuer. Mais les autres sont traîtres et on ne peut pas leur faire confiance" (Pfeiffer 1977).

BB – Les inimitiés entre groupes voisins ont sans doute la plupart du temps conduit à vivre dans la défiance mutuelle et dans un sentiment d’insécurité permanent. Mais ce n’est pas pour ça que l’on peut ramener la cause ultime de la guerre au désir d’attaquer en premier (et à un deuxième niveau, via tes conditions structurelles, à la défense du territoire). Tu penses que toutes les autres raisons sont arbitraires, et donc ne seraient finalement que des prétextes. Je crois que c’est une façon de voir très réductrice. D’abord, ce n’est pas ce que disent explicitement les gens quand on les interroge, c’est donc une interprétation de ce qu’ils racontent : c’est peut-être vrai dans certains cas, il y a parfois des motifs réels derrière les buts avoués, mais on ne saurait généraliser. Ensuite, on en revient à dire qu’avant la « propriété », la méfiance entre groupes et le sentiment d’insécurité n’existaient pas, ce dont je doute fortement. Finalement, tu as beau t’en défendre, tu es tout de même très rousseauiste (ce n’est pas une insulte) !

1 commentaire:

  1. Bonjour à tous,
    La discussion entre BB, JH et bientôt CD aborde tellement de questions importantes qu’il est difficile d’en faire un point clair. Je voudrais donc simplement réagir à quelques éléments. D’une part je conçois bien qu’il y ait une catégorie de pêcheurs collecteurs (fisher-foragers) qui ont des traits spécifiques mais ce ne peut être qu’une sous-catégorie des chasseurs-cueilleurs ; il y en a de mobiles et de statiques. (Entre parenthèse, en quoi la pêche dans la Côte Nord-Ouest américaine est-elle spécialisée ?). La question la plus importante ici est celle du territoire vs la propriété. Sans même entrer dans sa définition (qui pose des problèmes énormes lorsqu’on l’aborde dans sa généralité), la propriété suppose un appareil judiciaire, un droit alors que le territoire est une donnée a priori. Le territoire d’une tribu est sien par la grâce de dieu, par le jeu d’alliances militaires ou pour des raisons baroques ; souvent c’est simplement la première occupation par un groupe qui lui permet de revendiquer un territoire. Cette question est omniprésente aujourd’hui comme hier : le territoire d’Israël, l’Ukraine, etc. (Entre parenthèse, la notion du territoire ne relève pas de l’économie mais du politique). La propriété d’un individu ou d’un groupe suppose la territorialité (mais évidemment ce n’en n’est pas une condition suffisante). Alors dire que, dans la CNO par exemple : « En passant, ce banc de poissons n'est la propriété de personne avant d’avoir été pêché, puisqu’en droit international la mer échappe à toute appropriation, étant « chose commune » et à l’usage de tous » ne peut pas être correcte car elle suppose un droit international (européen) qui n’est pas du tout celui des tribus de cette région avant justement que le droit européen soit imposé (avec l’instauration de l’Etat) – ce qui d’ailleurs explique les nombreux démêlés entre colons et indigènes aux XVIIIe et XIXe siècles. Encore une précision : lorsqu’un groupe en attaque un autre et l’extermine pour s’emparer de son territoire (de ses rivières, de ses terrains de chasse, etc.), il s’agit d’un acte politique. L’économie n’intervient que lorsque l’envahisseur exploite les ressources du nouveau territoire. Sinon, il n’est pas question d’économie. Par exemple, un territoire peut être conquis par un groupe pour assurer un no-man’s-land avec un territoire considéré comme ennemi ; c’est ce que prétendent les Russes lorsqu’ils tentent d’envahir l’Ukraine.

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