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Un échange entre Jürg Helbling et Bruno Boulestin

En plus des textes publiés sur ce blog, certains écrits circulent directement entre les participants. Avec leur autorisation je reproduis donc un échange entre Jürg Helbling et Bruno Boulestin. Bien qu'il comporte plusieurs points communs avec lui, le texte de Jürg auquel répond Bruno n'est pas le même que celui qui a été publié ici-même le 17 décembre dernier. Je me mêlerai prochainement de la discussion, mais pour le moment, il y a bien assez à lire (et à réfléchir) avec ces deux interventions.

Pour plus de clarté, j'ai signalé les interventions initiales de Jürg en les plaçant en regard d'une barre grisée. Les réponses de Bruno, qui interviennent au fur et à mesure, sont présentées sans signalétique spécifique.

Un chef Timucua (Floride)
dessiné par J. Le Moyne (vers 1590) 

J'ai lu tes deux derniers textes sur la guerre pour mieux comprendre nos différences d'opinion.

  • Boulestin, Bruno (2020) « Des sociétés mésolithiques fraternelles et pacifiques ? », Bulletin de la Société archéologique champenoise 113 : 257–274.
  • Boulestin, Bruno / Henry-Gambier, Dominique (2021) « La guerre au Paléolithique », L’Archéologue 160 : 8–12.

Il ne faut pas trop tenir compte du second texte, qui est un papier de commande pour une revue grand public, avec un format imposé, et retouché par l’éditeur de la revue…

J'ai exposé mes réflexions dans ce qui suit.

1. faucons versus colombes

L'opposition entre Hobbes et Rousseau n'est pas justifiée (2021 : 8, cf. Helbling 2006). On peut tout à fait être hobbesien et défendre l'idée que la guerre n'a pas toujours existé, mais que la violence interpersonnelle a existé bel et bien. Hobbes ne parle que de groupes tribaux liés à la terre et à la propriété par l'agriculture (1651, chap. 13), pas de chasseurs-cueilleurs. Rousseau considérait lui aussi que l'apparition de la guerre était liée à l'apparition de la propriété et de la sédentarité. Rousseau (1755) fait la distinction entre les « sauvages » pacifiques (chasseurs-cueilleurs) et les « barbares » belliqueux (agriculteurs-éleveurs).

L’opposition entre Hobbes et Rousseau est devenue classique pour illustrer les deux positions principales sur la guerre préhistorique, au même titre que l’opposition entre faucons et colombes introduite par Otterbein. Après, ça reste une image et, bien sûr, on ne peut ni prendre Hobbes et Rousseau au pied de la lettre ni être manichéen et caser tout le monde dans ces deux cases. Il y a notamment des positions intermédiaires, et d’ailleurs c’était celle d’Otterbein et c’est également la mienne.

La question de savoir si la guerre existait déjà au paléolithique ou non et si la guerre est apparue dès le mésolithique ou non pas seulement au néolithique n'est pas – comme le pensent les auteurs – une question de position philosophique (2021 : 9), mais d'évidence empirique. Seuls les faits comptent scientifiquement, pas la philosophie. Tout le reste n'est qu'opinion.

Je ne dis pas que la question de l’existence de la guerre paléolithique est une question philosophique. Et je ne le pense évidemment pas ! Mais il n’en demeure pas moins que c’est une question dont l’approche est individuellement très fortement influencée par la position idéologique de chacun. Certains partent du principe que la violence armée est inhérente à la nature humaine (voire aux primates), d’autres que c’est un phénomène purement social qui n’apparaît qu’avec la sédentarité. Et ces deux positions a priori influencent fortement la façon que chacun a d’aborder la question. C’est même plus que cela. Pour la petite histoire, il y a quelques années j’ai participé à un projet de recherche de l’Agence Nationale de la Recherche française sur la guerre et la violence dans les premières sociétés d’Europe. C’était sur appel à projets ciblé, et on a appris que derrière cet appel il y avait une idée politique : avancer que la violence est naturelle pourrait être une façon pratique pour des dirigeants de se dédouaner, et certains attendaient avec curiosité ce qu’on allait pouvoir dire.

Nous sommes d'accord sur la définition des deux types de sociétés : les chasseurs-cueilleurs (paléolithiques), mobiles et égalitaires ; les sociétés complexes (mésolithiques), sédentaires, inégalitaires et hiérarchisées (2021 : 8).

Ah non, nous ne sommes pas d’accord ! Sur la différence entre simples et complexes, oui, sur le fait que les sociétés mésolithiques étaient complexes, pas du tout. Je ne comprends absolument pas comment tu peux affirmer ça, mais, plus largement, je pense que l’emploi que tu fais de « mésolithique », pas seulement ici, mais dans tout ton texte (et même ailleurs), est vraiment très problématique. Et, du coup, j’aimerais bien savoir quels sont tes critères de définition des « sociétés mésolithiques ». Parce que pour moi en Europe il n’y a pas d’autre définition que celle de « sociétés de chasseurs-cueilleurs de l’Holocène », et hors d’Europe le terme « mésolithique » n’a aucun sens autre que celui d’un stade technico-technologique (la réduction de la taille de l’outillage en étant la caractéristique essentielle), si ce n’est en de rares points du globe, notamment au Proche-Orient, où l’on peut admettre que ça correspond à une phase de transition. En bref, « mésolithique » est un terme à définition variable selon les endroits, mais que de toute façon on ne peut en aucun cas assimiler d’une manière générale (et surtout pas en Europe) à sH&G ou à chasseurs-cueilleurs complexes.

2. la guerre, la faide et la violence

Boulestin distingue la violence interpersonnelle et la violence entre groupes. La violence interpersonnelle se trouve, premièrement, au sein de la famille, surtout en tant que violence envers des femmes, deuxièmement en tant qu'exécution des malfaiteurs ou sanction juridique (2020 : 265). En outre, il faudrait ajouter qu'il existe aussi l'homicide comme résultat de la violence spontanée ou le meurtre, par exemple d'un rival, comme troisième forme de violence interpersonnelle.

Bien sûr, nous sommes d’accord : tout ce qui est entre individus est interpersonnel.

La guerre est une violence collective entre groupes. Dans les termes de Boulestin : « La guerre est un état conflictuel entre deux ensembles distincts de personnes (groupes) que se perçoivent globalement et réciproquement comme ennemis et entretiennent un rapport social d’hostilité, chaque groupe tentant d’établir sa supériorité sur l’autre par le moyen de la lutte armée » (2020 : 267, 2021 : 9f.). Jusqu'ici, tout va bien, mais les choses se compliquent encore un peu. En effet, il existe deux formes de « violence armée intergroupe : la guerre et la faide » (2020 : 267). « La faide est un conflit qui oppose deux groupes sociaux et qui se traduit par une suite d’actions armées qui ont pour but de se venger d’un tort. Mais en dépit de tous les efforts classificatoires qui ont été faits, la distinction entre elle et la guerre reste difficile et essentiellement subjective. La raison en est que le terme de faide est en réalité appliqué à deux formes différentes de vengeance, une forme limitée qui s’inscrit dans le cadre d’un système vindicatoire, qui est un système de droit, et une forme non limitée qui échappe à un tel système et est assimilable à de la guerre » (2020 : 267). Il n'y a pas de divergence d'opinion entre nous sur ce point.

Le terme « faide » est utilisé dans un double sens : une action de vengeance juridiquement limitée et une forme de violence collective illimitée, également appelée guerre. Ces ambiguïtés terminologiques peuvent toutefois être évités si l'on différencie les « groupes sociaux » entre lesquels violence est exercée : faide entre familles (ou individus) et guerre entre groupes locaux (ou groupes de parenté locaux). Cela permet également d'étudier les processus de négociation sur la réaction d'un groupe local à un homicide : Le groupe local décide-t-il de limiter le conflit aux deux familles directement concernées et d'amener la famille de la victime à renoncer à la vengeance du sang et à accepter un prix du sang (une compensation), ou bien la famille de la victime parvient-elle à impliquer l'ensemble du groupe local dans l'affaire et à se venger sous la forme d'une guerre contre le groupe local de la famille du meurtrier ?

Je suis obligé d’insister : il n’y a pas la possibilité de différencier faide/feud et guerre en fonction des groupes sociaux. Et il y a notamment des contre-exemples avérés en ce qui concerne l’opposition « faide = familles (entre individus, ce n’est pas du feud) ; guerre = groupes locaux ». Par exemple, il y a des faides authentiques entre villages ou villes au Moyen-Âge. Ce n’est pas moi qui le dis, mais les historiens spécialistes de la question et, plus encore, les acteurs eux-mêmes (on a des textes). D’une manière plus générale, on a de nombreuses observations ethnographiques (j’en cite quelques-unes dans l’article de Paléo) qui montrent que l’on peut passer du feud à la guerre sans changer la nature des groupes. La seule chose qui fonctionne pour différencier feud et guerre, et si on lit bien on la trouve régulièrement évoquée, mais on n’en a pas tiré toutes les leçons, c’est que le feud est un système de droit qui impose une parité dans la vengeance. Si on se venge de manière équilibrée, c’est un feud, si on se venge sans se soucier d’équilibrer, c’est une guerre de vengeance (vindicatoire). À partir du moment où l’on voit les choses comme cela, on règle toutes les incohérences qui traînent dans la littérature depuis des décennies et on colle parfaitement aux observations ethnographiques. En outre, on obtient un système complètement cohérent du point de vue social. Si dans mon papier j’avais fait la distinction entre deux formes, c’est uniquement parce que jusque-là on trouvait dans les travaux la même appellation de feud pour ces deux formes. Mais en réalité, et je le dis bien, seule la première forme est réellement du feud ; la seconde, c’est de la guerre vindicatoire. À partir du moment où l’on admet ça, il n’y a plus aucune ambiguïté.

3. Arguments empiriques en faveur de l'existence de la guerre

Boulestin critique à juste titre deux arguments contre l'existence de la guerre. L'un consiste à conclure à l'inexistence de la guerre à partir de l'absence de raisons que l'on attribue à la guerre (2021 : 10). On ne peut qu'être d'accord avec Boulestin lorsqu'il estime qu'il faut d'abord constater l'existence d'un phénomène avant de l'expliquer. Cela vaut également en cas de non-existence d'un phénomène.

Un deuxième argument contre l'existence de la guerre affirme qu'il est pratiquement impossible de prouver archéologiquement l'existence de la guerre dans les sociétés simples. Boulestin estime cependant que l'absence d'évidence n'est pas l'évidence de l'absence (2021 : 10). Mais lorsqu'il estime que la guerre paléolithique existe, mais qu'elle est en grande partie invisible, car elle ne laisse guère de traces (2021 : 11), il faut ajouter que l'absence d'évidence n'est pas non plus l'évidence de la présence.

On est tout de même d’accord sur quelques points ! La dernière proposition est bien entendue vraie également. L’absence de preuve ne permet évidemment de conclure ni dans un sens ni dans l’autre.

Les chiffres relatifs à la mortalité liée à la violence dans les sociétés simples doivent être considérés avec prudence : ils sont collectés de différentes manières, les données ne sont pas toujours fiables, la guerre n'est pas distinguée des autres formes de violence, etc. Néanmoins, les chiffres donnent une indication sur les différents ordres de grandeur de la violence. La mortalité liée à la violence est relativement basse chez les chasseurs-cueilleurs mobiles et est généralement due à la violence interpersonnelle et aux actes de vengeance. Si l'on se réfère aux chiffres de la mortalité liée à la violence, qui mettent en relation le nombre de morts par violence avec le nombre total de morts, on obtient une répartition bimodale de la mortalité liée à la violence entre les chasseurs-cueilleurs d'une part et les sociétés mésolithiques et tribales d'autre part.

Peuple Morts violentes
(% population totale)
Sources
!Kung San (1920–1955) 2 Kelly (2000 : 159), Lee (1979 : 398)
Casiguran Agta (1936–1950) 5 Bowles (2009), Early/Headland (1998 : 103)
Yamana (1871–1884) 9 Kelly (2000 : 158), Bridges (1884 : 223f.)
Andamaner (30 ans) 4-5 Kelly (2000 : 158f., 171), Man (1885 : 13)
Désert de l'Ouest australien 5 Kimber (1990 : 163)
Aché (pré-contact avant 1970) 3-7 Kelly (2013 : 204), Hill/Hurtado (1996)
Hiwi (pré-contact before 1960) 7 Kelly (2013 : 204), Hill/Hurtado (1996)
Tiwi (1893-1903) 6 Bowles (2009), Roser (2013), Pilling (1968 : 158)
Yolngu (1910–1930) 21 Bowles (2009), Warner (1931 : 481f.)
Wathaurung (1803–1835) 24 Blainey (2015 : 111f.)
Mai Enga (1900–1950) 19 Meggitt (1977 : 110f.)
Shamatari (Yanomami) 21 Chagnon (1974 : 160)
Kalinga (début 20e siècle) 24 Dozier (1966 : 207)
Tauna (Awa, 1900–1950) 25 Hayano (1974 : 287)
Mekranoti (avant 1955) 32 Werner (1983 : 241)
Shuar (Jivaro) 33 Bennett-Ross (1984 : 96)
Baktaman (Faiwolmin) 35 Barth (1971 : 175)

Les chiffres concernant les sociétés tribales et mésolithiques - malgré la petite taille de l'échantillon - ne sont pas exagérés. Dans un échantillon ethnographique de sociétés tribales (N=17), le taux moyen de mortalité par violence dans la population totale est de 27 % ; dans un échantillon archéologique de sociétés mésolithiques (N=24), il est en moyenne de 20 % (voir ci-dessous).

Il y a une difficulté générale avec les chiffres, c’est qu’il faut toujours bien se demander ce qu’ils mesurent (d’où leur réputation de pouvoir leur faire dire à peu près ce que l’on veut). Le premier problème, que tu évoques, c’est la façon dont ils sont collectés, avec quelle fiabilité, sur quels critères (et l’on revient sur ce point à la terminologie). Mais mettons cela de côté.

Les chiffres que tu donnes mesurent la mortalité due à la violence, et en les regardant on peut effectivement observer que dans l’échantillon tel que tu le présentes et en moyenne (ces deux points sont importants) cette mortalité apparaît plus élevée dans les sociétés « complexes » que dans les sociétés « simples » (j’utilise « simple » et « complexe » pour simplifier, étant donné qu’on semble d’accord sur ces termes, sans forcément être d’accord sur ce qu’on range dedans). Oui, mais ça veut dire quoi : qu’il n’y a pas de conflits collectifs dans les sociétés simples… ou que ces conflits y sont moins léthaux ? J’avais bien stipulé dans mon article de Paléo qu’on ne pouvait pas définir la guerre sur le critère de la létalité, en rappelant que la guerre des Malouines, entre deux États, donc, n’avait fait que 904 morts. La guerre est une lutte armée, ce n’est pas nécessairement une lutte armée qui fait plein de morts. Ce qui fait qu’en jugeant autrement, on n’a pas forcément les mêmes conclusions. Par exemple, les Andamanais et les Tiwi ont ici une faible mortalité, mais Ember (1975, 1978) les classait parmi les chasseurs-cueilleurs belliqueux, avec plus d’un « warfare » tous les deux ans (même si là aussi on pourrait discuter ses chiffres).

Autre point : faible mortalité, tout est relatif. Reprenons les Tiwi : 6 % de morts violentes, ça ne paraît pas énorme. Déjà, pour la petite histoire, pour la Première Guerre mondiale, qui fut un véritable bain de sang, la mortalité due à la guerre en France est d’environ 4 %… Mais, surtout, parler de 6 % de morts violentes chez les Tiwi, c’est une déformation des données de Pilling, qui explique (p. 158) qu’en dix ans ce sont 16 hommes de 25-45 ans qui ont été tués, soit plus de 10 % de cette classe d’âge/sexe, ce qui n’est pas rien (la Première Guerre mondiale, c’est 18 % de la totalité des hommes mobilisés en France). Même chose pour les Murngin/Yolngu : la mortalité ne concerne que les hommes (elle est estimée par Warner [1958 : 158] à 200 tués en 20 ans), et c’est d’ailleurs en partie dans des guerres au sens propre. Tout cela signifie qu’un taux de mortalité global, c’est compliqué à interpréter, et qu’il faudrait connaître les valeurs par sexe et par classe d’âge. C’est d’autant plus vrai que les répartitions par sexe et âge varient évidemment selon le type d’opération (bataille entre hommes ou raid sur un village, par exemple), et que le type d’opération peut lui-même varier en fonction du type de société (simple ou complexe notamment).

Enfin, je soulignais plus haut « dans l’échantillon tel que tu le présentes », parce que je veux bien que tu considères les Murngin/Yolngu comme des « mésolithiques » (dans ton autre texte, celui mis en ligne par Christophe), mais j’aimerais bien connaître tes arguments pour cela. Car quand on lit leur ethnographie par Warner, on ne voit pas trop en quoi on pourrait les considérer comme tels (= complexes dans ta façon de penser). De toute façon, employer « mésolithique » pour l’Australie, ça me paraît lunaire (voir ce que j’ai écrit plus haut à propos de ton usage du mot).

Finalement, pour résumer, je ne crois pas que ton tableau puisse permettre de conclure en l’absence totale de conflits intergroupes, et même de véritables guerres, dans les sociétés « simples ». Il montre simplement qu’en moyenne (je souligne) il y a certainement des différences dans la mortalité par violence entre les « simples » et les « complexes ». Mais il y a diverses façons d’expliquer ces différences autres que dire que c’est parce que la guerre existe chez les seconds, mais pas chez les premiers, ce qui est tout de même un beau raccourci.

Les deux auteurs ne nous apprennent pas grand-chose sur la prétendue guerre paléolithique – ce n'est pas un hasard, car elle n'existe guère. Boulestin se concentre sur la guerre mésolithique. Il mentionne de nombreuses raisons pour lesquelles la guerre entre groupes mésolithiques ne peut pas être prouvée sans problème. Néanmoins, il existe des indices.

« Ce n'est pas un hasard, car elle n'existe guère » : de ton point de vue uniquement !

En France mésolithique, la plupart des tombes contiennent plus d'une personne, et la plupart des tombes se trouvant dans des cimetières (2020 : 259). Les inhumations multiples peuvent être dues à la famine, à une épidémie ou à une guerre (2020 : 260). L'un des problèmes est que seule une flèche sur trois laisse des traces dans un squelette. Souvent, on ne trouverait que des squelettes isolés, mais ceux-ci pourraient aussi témoigner de la violence collective, même si le lien est rarement démontrable, sauf dans le cas de l'exocannibalisme (Perrats) et des dépôts de crânes (Ofnet), interprétés comme le résultat de la violence armée intergroupe (2021 : 11, 12).

Il y aurait cependant des cas clairs, comme celui de Nataruk. Or, les gens de Nataruk étaient des « fisher-foragers », donc pas des chasseurs-cueilleurs comme le pensent Boulestin / Henry-Gambier (2021 : 10), mais – tout comme les gens du Jebel Sahaba – des mésolithiques (épipaléolithiques) qui vivaient au bord du lac Turkana en population dense et utilisaient des poteries, ce qui laisse supposer qu'ils faisaient des provisions (Mirazon et al. 2016). La guerre mésolithique serait dans l'ensemble bien documentée : Schela Cladovei, Vasslylivka et Voloske en sont des exemples (voir aussi Vencl 1991, Thorpe 2000, 2005, Guilaine/Zammit 2001, Roksandic 2004, 2006 ; Boulestin 2020 : 261 et suivantes, 266).

Déjà, pour moi (et je ne suis pas le seul) les « fisher-foragers » font partie des chasseurs-cueilleurs ! Cela étant dit, je me demande bien d’où tu sors que les gens de Nataruk étaient des fisher-foragers et/ou des Mésolithiques ? Dans l’article, il n’est nulle part question de population dense, pas plus de pêche, ni de Mésolithique (ce qui n’a rien d’étonnant étant donné ce que j’ai écrit plus haut à propos du terme). En outre, il n’y a pas l’ombre d’un bout de poterie à Nataruk. Il y a de la poterie dans un seul autre site de la région, à plusieurs kilomètres de là (première page des suppléments : il faut lire les suppléments, il est bien connu que le diable se cache dans les détails des supplementary papers), donc qui n’a rien à voir avec les gens tués et même dont rien ne dit qu’il leur est contemporain. En outre, tu fais dire à Mirazon Lahr et al. ce qu’ils n’ont jamais dit (ou tu interprètes leurs dires) : dans leur conclusion, ils mettent, avec plein de conditionnels, qu’une façon de voir les choses pourrait éventuellement être celle d’un conflit pour des richesses, mais qu’il y en a une autre, celle d’un combat entre deux groupes n’ayant rien à voir avec le pillage.

Bref, dans le titre de ta partie, tu parles d’arguments empiriques, mais là tu déformes complètement les données. Donc, à la question que tu soulèves en arrière-plan de savoir si les gens de Nataruk étaient des chasseurs-cueilleurs simples ou complexes, la réponse est : on ne peut pas être absolument certain qu’ils étaient simples, mais il n’y a strictement rien dans les données qui pourrait laisser supposer qu’ils étaient complexes. Et, en réalité, si le massacre a pu être contesté (par Stojanowski et al., et complètement à tort à mon avis), il me semble n’avoir vu personne à part toi contester le fait que ce puisse être des chasseurs-cueilleurs mobiles.

L'existence de la guerre mésolithique est également illustrée par la compilation suivante de chiffres sur la mortalité liée à la violence. Comme il est d'usage pour les données archéologiques, ces chiffres se réfèrent au taux entre le nombre de squelettes portant des traces d'actes de violence et le nombre total de squelettes trouvés. Ces chiffres sont également entachés d'une grande incertitude, et toutes les réserves mentionnées par Boulestin s'appliquent. Mais ces chiffres donnent tout de même des indications sur les différents niveaux de violence dans les sociétés mésolithiques et paléolithiques (cf. premier tableau, Keeley 1996, Ferguson 2013, Roser 2013, Bowles 2009).

Site Date Cas / ∑ homicides % Sources
Jebel Sahaba, site 117 (Soudan) -12000 / -10000 24/59 40,7 Keeley (1996), Bowles (2009), Wendorf (1968)
Qadan burials (Soudan) -10000 21,4 Keeley (1996), Wendorf (1968)
Nataruk (Kenya) -8500 / -7500 10/27 37 Lahr (2016)
Vasylivka III (Ukraine) -9000 7/32 15,9 Vencl (1991), Telegin (1961) Bowles (2009)
Voloske (Ukraine) -7500 5/19 22 Bowles (2009), Danilenko (1955)
Schela Cladowei (Roumanie) -7450 / -6439 19/57 33 Dakovic (2014), Roksandic (2006)
Muge, Sado (Portugal) -7500 / -5500 6/14 43 Dakovic (2014), Cunha (2004)
Bretagne (France) -6000 3/23 8 Keeley (1996), Vencl (1991)
Ile Teviec (France) -4600 2/16 12 Bowles (2009), Newell et al (1979)
Bogebakken (Danemark) -4300 / -3800 2/17 12 Bowles (2009), Newell et al (1979)
Skateholm 1 (Suède) -4100 2/30 7 Bowles (2009), Price (1985)
Vedbaek (Denmark) -4100 13,6 Keeley (1996), Price (1985)
Californie du sud, 28 sites -3500 / 1380 54 / 840 6 Bowles (2009), Lambert (1997)
Colombie britannique, 30 sites -3500 / 1674 23 Cybulski (1994)
Kentucky -3500 / -2500 9/168 5,6 Webb (1974), Milner (2007)
Californie centrale -1500 / 500 5 Bowles (2009), Moratto (1984)
Colombie britannique (partie Canada) -1500 / 500 32,4 Keeley (1996), Cybulski (1994)
Sarai Nahar Rai (Inde du nord) -1140 / 855 3/8 30 Bowles (2009), Sharma (1973)
Californie centrale -1400 / 235 10/59 (h)
2/86 (f)
8 Bowles (2009), Andrushko et al (2005)
Californie centrale 240 / 1770 10/440 4 Bowles (2009), Jurmain (2001)
CA-Ven-110 (Californie sud) 58 - 1744 10 Keeley (1996), Walker/Lambert (1989)
Illinois 1300 43/264 16,3 Ferguson (2013), Milner et al. (1991)
Crow Creek (Dakota du sud) 1325 60 Keeley (1996), Willey (1990)
Colombie britannique (Canada) 500/1774 27,6 Keeley (1996), Cybulski (1994)
Colombie britannique 1774/1874 13 Ferguson (2013), Keeley (1996)

4. distances spatiales et hostilités

Boulestin (2021 : 10) défend la thèse selon laquelle l'hostilité entre les groupes augmente avec la distance spatiale entre eux (voir également Sahlins 1968 : 14-20, 85, 1972 : 196-204). Le contraire est vrai : la méfiance et l'hostilité augmentent lorsque la distance entre les groupes locaux diminue. Il en va cependant de même pour l'alliance. Les groupes voisins sont soit ennemis, soit alliés. Il n'y a donc pas d'indifférence entre groupes locaux voisins ; l'indifférence n'existe qu'entre groupes éloignés qui n'interagissent guère entre eux.

La plupart des guerres se déroulent entre groupes locaux ou entre coalitions voisins, comme le montrent entre autres Chagnon (1983 : 170) sur les Yanomami, Harrison (1993: 18 et suiv, 62) sur le Sepik, Evans-Pritchard (1940 : 150, 159, 170) sur les Nuer, Berndt (1962 : 235) sur les Kamano et Usurufa, Meggitt (1977 : 28, 36 et suiv., 41 et suiv.). sur les Mai Enga, Rappaport (1968 : 99 et suiv.) et Lowman (1980 : 172) sur les Maring et Hallpike (1977 : 200 et suiv.) sur les Tauade. De manière générale, il existe dans les sociétés tribales une forte corrélation entre la contiguïté territoriale et la probabilité de guerre, comme le montrent clairement Podolefsky (1984 : 77), Otterbein (1973 : 939) et Keeley (1996 : 112, 198) contre Sahlins. Selon Bremer (1992 : 313 et suiv., 321, 326 et suiv.), la probabilité de guerre est également 35 fois plus élevée entre États adjacents qu'entre États non adjacents. Il en va d'ailleurs de même pour les guerres civiles, par exemple en Bosnie-Herzégovine (Bringa 1995) et au Rwanda (Gourevitch 1999, DesForges 2002).

Tu évoques ici deux choses qui ne sont pas du tout équivalentes et qu’il ne faut pas confondre : l’hostilité et les interactions. L’hostilité renvoie à la nature des rapports sociaux (ce qui est explicitement indiqué dans le texte), les interactions à la fréquence de ces rapports. Les interactions sociales entre groupes sont d’autant plus fortes que la distance sociale est faible (il vaut mieux parler de distance sociale que de distance spatiale, même si les deux sont évidemment fortement corrélées). Parmi ces interactions sociales, il y a la violence armée (à côté d’autres tels que les échanges économiques, les échanges matrimoniaux, etc.). Il est donc naturel que les conflits armés soient plus fréquents entre groupes proches. L’hostilité, par contre, domine d’autant plus les rapports sociaux que les groupes sont étrangers l’un à l’autre. On ne peut donc pas dire que l’hostilité augmente quand la distance diminue (qualitatif) : ce qui augmente, c’est le nombre de conflits (quantitatif).

Ainsi, les deux propositions suivantes sont aussi vraies l’une que l’autre : 1) Les conflits entre groupes sont d’autant plus fréquents que la distance sociale entre eux est faible ; 2) un rapport social entre deux groupes est d’autant plus fréquemment un rapport d’hostilité que la distance sociale qui les sépare est grande. Autrement formulé, les conflits armés sont plus fréquents entre groupes proches et plus systématiques entre groupes éloignés.

5) Sédentarité, territorialité et violence intergroupe

Boulestin s'oppose en particulier à la thèse « rousseauiste » selon laquelle la guerre serait apparue pour la première fois dans les sociétés mésolithiques et aurait été causée par la sédentarité et la territorialité, et qu'il n'y aurait pas eu de guerre auparavant, c'est-à-dire au paléolithique (2020 : 268). Le rapport entre sédentarité, territorialité et violence intergroupe est donc thématisé.

La sédentarité se reflète dans les cimetières, et il existe un lien entre la guerre et les cimetières (2020 : 268). Il n'y aurait toutefois pas de corrélation stricte entre la violence et les cimetières, car on n'y trouve que des indications sur la violence visible (2020 : 268). C'est sans doute vrai, mais cela ne se distingue pas des problèmes habituels de mise en évidence des morts violentes. Il existe cependant ethnographiquement - et archéologiquement (Bar-Yosef 1998) - d'autres indicateurs de sédentarité et de guerre.

Je crois que nous sommes en accord sur le fait que sédentarité et existence de cimetières sont fortement corrélées. L’autre point qui me semble peu contestable, c’est que l’existence des cimetières augmente la visibilité des morts (il n’y a qu’à regarder, toutes périodes et régions confondues, combien on trouve de morts dans des cimetières par rapport à combien on en trouve en dehors). Troisième fait : au Mésolithique, c’est dans les cimetières que l’on trouve le plus de traces de violence. D’où la question : est-ce parce que la violence augmente dans l’absolu ou parce que c’est sa visibilité qui augmente ? À partir du moment où on ne peut pas répondre à cette question, il est impossible de dire qu’il n’y avait pas autant de violence avant le Mésolithique.

Selon Vencl (1991), la territorialité implique une concurrence armée pour la nourriture (2020 : 268). Boulestin critique cela, et je suis d'accord avec lui. Selon Boulestin, les concepts véhiculés par la territorialité posent problème : possession et ressources naturelles. Selon lui la territorialité n'est pas synonyme de droits de propriété ; revendiquer une certaine parcelle de terre, la marquer et la défendre n'implique donc pas de droits de propriété, car ces phénomènes se retrouvent également dans le règne animal (2020 : 269). Pourtant – devrait-on rétorquer à Boulestin – les droits de propriété ne sont rien d’autre qu’une revendication et une imposition du contrôle de l'accès à son territoire contre des personnes extérieures. On devrait alors parler de propriété. En outre, Boulestin estime que « une ressource naturelle n'est pas nécessairement une richesse au sens économique du terme » (2020 : 269). C'est peut-être vrai, car l'ethnographie ne met pas en avant les éléments constitutifs d'un écosystème, mais s'intéresse – depuis Steward (1936) – uniquement aux ressources naturelles qui sont également utilisées économiquement par une population (ressources effectives) : chez mH&G, ce sont l'eau, des animaux et des plantes. Il est assez excentrique de prétendre que les conflits autour des « ressources naturelles » ou d'un territoire dans lequel ces ressources sont disponibles et peuvent être utilisées ne sont donc pas des conflits.

Que chaque groupe se trouve (même exclusifs) dans une zone appelée territoire, c'est une chose. Il n'y a pas de différence d'opinion sur ce point. Je suis également d'accord avec Boulestin sur le fait que les groupes de mH&G ne sont pas ou ne peuvent pas être propriétaires de leurs territoires, soit parce que la défense territoriale n'est pas possible (grands territoires et petits groupes), soit parce qu'il n'y a aucun avantage à le faire (ressources fluctuant dans le temps et l'espace).

Dans le cas de sF&h&g, les ressources sont toutefois concentrées dans l'espace et les territoires sont donc plus petits. Il est donc non seulement possible (territoires plus petits et groupes plus grands), mais aussi avantageux et nécessaire (ressources concentrées dans l'espace) de défendre un territoire (territorial defense). Il y a manifestement ici une propriété collective du groupe sur son territoire. En raison de ces ressources spatialement concentrées (et de la sédentarité qui en résulte), il y a aussi des guerres entre les groupes locaux dans ces sociétés, comme Christophe l'a documenté de manière impressionnante, même si ces guerres – pour le souligner encore une fois – ne sont généralement pas menées dans le but de gagner plus de terres ou de s'approprier d'autres ressources rares. En revanche, ce n'est sans doute pas par hasard que les conflits concernant les femmes y sont endémiques et souvent invoqués comme motif de guerre. Dans les sociétés tribales, les femmes en tant que productrices et reproductrices sont plus rare que les terres, même dans les sociétés tribales à très forte densité de population ou à terre rare, comme chez les Maï Enga (Wiessner/Tumu 1998).

Manifestement, il peut aussi y avoir des conflits violents chez mH&G (Tindale 1973, Meggitt 1962, Kimber 1990), mais pas entre les groupes mobiles, mais tout au plus entre des groupements régionaux ou dialectaux, constitués en Australie centrale de groupes reliés par un chemin de migration d'un ancêtre commun (ancestral track, Hamilton 1982). C'est pourquoi le motif du « ritual fault » domine ici, c'est-à-dire l'accès non autorisé à des lieux totémiques, qui sont généralement aussi des points d'eau en Australie Centrale. Ces conflits violents éclatent dans le contexte de déplacements de population à grande échelle dus à des sécheresses persistantes dans les régions semi-désertiques, mais aussi à l'expansion des éleveurs blancs et des sociétés minières.

Dans tous les paragraphes qui précèdent, il y a deux sujets : celui de la propriété et celui de l’économie. Ce sont des sujets difficiles, dont certains aspects ne sont d’ailleurs pas complètement résolus et sur lesquels nous discutons toujours avec Christophe.

Je commence par la propriété. Déjà, de quelle propriété parle-t-on ? Pour ce qui nous concerne, il existe deux formes de propriété : soit on est propriétaire du sol soit uniquement de ce que l’on y cultive ou ramasse. Peut-être à une ou deux exceptions près qui ne sont pas très claires, et de toute façon chez des sH&G, la propriété du sol n’existe pas. Chez les H&G d’une manière générale, on est uniquement propriétaire de sa production : de la proie qu’on a chassée, du sagou qu’on a récolté, du poisson qu’on a pêché, etc. Dit en termes capitalistes, il y a une propriété de la production, mais il n’y a pas de propriété des moyens de production, ici au sens des ressources (le chasseur est propriétaire de l’arc qui a servi à tuer la proie). Avant d’être tué, le lapin n’appartient à personne, avant d’être ramassées, les baies n’appartiennent à personne, avant d’être pêché, le poisson n’appartient à personne. Cette propriété de la production peut être soit individuelle soit collective, y compris chez les mH&G (partage du produit de la chasse, par exemple) sans que cela change quoi que ce soit. À partir de là, en aucun cas on ne peut dire que les groupes sont propriétaires du territoire. De la même manière que je le mentionnais pour les animaux, les chasseurs-cueilleurs occupent un territoire (ils sont territorialisés), mais ils n’en sont pas propriétaires.

Tel que je te comprends, tu es d’accord là-dessus en ce qui concerne les mH&G, mais pas les sH&G, et ton critère c’est que les premiers n’ont pas de raison de défendre le territoire ou ne peuvent pas le faire, alors que les seconds si. Donc, en gros, pour toi c’est le contrôle d’un territoire qui définit la propriété. Mais pas du tout, l’un et l’autre n’ont rien à voir. Certes, la propriété d’un territoire permet juridiquement (au sens large) de le revendiquer et d’en contrôler l’accès. Mais, à l’inverse, il n’y a pas besoin de propriété pour faire cela : il suffit de l’occuper. Je reviens à mes animaux territorialisés : les lions ou les singes contrôlent et défendent des territoires, mais jamais de la vie personne ne dira qu’ils en sont propriétaires. Si ça t’amuse, je t’enverrai un article sur la défense du territoire par les tamarins-lions dorés, dans lequel on peut voir qu’il s’agit clairement d’une défense des ressources. Pour moi, ce problème de confusion entre propriété et territorialité vient de ce que personne ne s’est jamais trop posé de questions et que personne n’y a vraiment réfléchi : on a automatiquement parlé de propriété du territoire à propos d’occupation du territoire, alors que ce n’est pas du tout la même chose.

Pour terminer sur ce sujet, tu dis bien toi-même qu’il peut y avoir des conflits violents chez les mH&G pour le contrôle des lieux dont l’accès n’est pas autorisé (ou soumis à autorisation), type points d’eau ou autres, ce qui est parfaitement vrai. Et je trouve assez amusant que, justement, tu n’en fasses pas des conflits sur le territoire, mais pour faute rituelle. Du coup, pour toi les Australiens ils sont propriétaires de leurs lieux totémiques, ou pas ?

Sur l’économie, il y a deux aspects :

1) La distinction entre ressource naturelle et richesse. L’affaire est loin d’être simple, parce que si l’on sait à peu près ce qu’est une ressource naturelle, la question de la richesse pose de nombreux problèmes. C’est pour cela que je précisais « richesse au sens économique du terme », ce qui est, je l’admets, plus une façon de contourner la difficulté que de la résoudre, mais ce qui correspondrait en gros à des biens de valeur. En réalité, je me base surtout sur les écrits d’Alain Testart, qui définit la richesse de telle manière qu’elle sépare à peu près correctement (avec les réserves dues au « à peu près ») les sociétés simples et les sociétés complexes des Anglo-Saxons (les sociétés simples étant celles sans richesse et les complexes celles avec richesse). Mais ce serait trop long à développer ici, et de toute façon c’est toujours un dossier ouvert. Quoi qu’il en soit, pour la distinction je ne fais que suivre les économistes, ou au moins certains d’entre eux, comme je l’ai expliqué dans l’article. C'est-à-dire que pour eux l’écosystème n’est pas une richesse en soi, mais n‘en devient une que dans certains contextes sociaux. Pour essayer de donner une image, un banc de poissons n’est pas une richesse, mais une ressource naturelle ; il ne devient une richesse qu’une fois pêché pour être vendu. En passant, ce banc de poissons n'est la propriété de personne avant d’avoir été pêché, puisqu’en droit international la mer échappe à toute appropriation, étant « chose commune » et à l’usage de tous. Ce qui rejoint ce que j’ai écrit plus haut et va bien dans le même sens.

2) Est-ce que les conflits autour des ressources naturelles (ou du territoire sur lequel elles se trouvent) relèvent ou non de l’économie ? On peut certainement en débattre, d’autant que les termes « économie » et « économique » peuvent être compris différemment et ne sont pas simples à manier. Il faudrait sans doute les écarter et être plus précis. Néanmoins, si l’on est logique, à partir de l’instant où l’écosystème n’est pas une richesse, un conflit qui vise à s’en emparer ou à le défendre n’est pas de nature économique. Par contre, le pillage du stock de poissons pêché ou de la réserve de glands ramassés le serait, à condition, bien sûr, que ce soit le but du conflit. Là, tu vas me dire que l’on parle parfois de « stock naturel », et même que l’on définit régulièrement les ressources naturelles comme un stock. En réalité, ce sens ne s’entend que dans le cadre de la notion plus large et moderne de « capital naturel ». Mais dans l’absolu, va-t-on parler de pillage d’un stock d’eau à propos d’un conflit pour un point d’eau ? Si on veut vraiment lever ce que l’on pense être une ambiguïté, alors on peut plutôt parler de stockage : on ne parle jamais de stockage naturel, si ce n’est actuellement à propos du CO2. Le stockage nécessite un travail humain. Ainsi, on peut vouloir piller des réserves d’eau accumulées dans des outres, mais on ne va pas piller un point d’eau. Pour moi, c’est une grande différence et ça définit la ligne de partage entre ce qui est économique ou pas.

Finalement, si l’on résume il n’y a pas de propriété du territoire ; les ressources naturelles ne sont pas des richesses économiquement parlant ; ce ne sont pas des stocks qui résultent d’un stockage humain. A contrario, il y a une propriété de ce que l’on chasse ou cueille ; ce que l’on chasse ou cueille peut être considéré comme une richesse ; cela peut être stocké. Mais pas de stockage, pas de pillage, pas de conflit de nature économique. Quand on prend du recul, tout cela me paraît avoir une grande cohérence d’ensemble, ce pour quoi je maintiens que chez les chasseurs-cueilleurs égalitaires, non stockeurs, simples, on ne peut pas parler de conflit économique. Cela dit, je ne considère pas ce dossier comme clos, ne serait-ce que parce qu’il faudrait définir mieux certains concepts avant de pouvoir le faire ; je justifie ma position, mais la discussion reste ouverte.

6. raisons et causes de la guerre

Il y aurait des exemples ethnographiques de guerres chez les chasseurs-cueilleurs égalitaires. Mais de quels groupes de chasseurs sauvages s'agit-il ici ? Boulestin affirme en outre que les guerres chez les J&S ne sont menées ni par des raisons politiques ni par des raisons économiques (2020 : 270, 2021 : 10), mais qu'elles sont menées : premièrement pour exercer une vengeance, deuxièmement pour s'approprier des « substances nécessaires à l'identité des agents sociaux ou à la continuation du monde » (2020 : 267, 2021 : 10), et troisièmement pour défendre ou s'approprier un territoire (2020 : 269). Pourtant, cette troisième raison est surprenante, car il s'agit d'une raison économique, que Boulestin a pourtant exclue a priori comme motif possible de guerre.

Je viens de répondre.

Les raisons des guerres (Otterbein 1989 : 146, 148f.) me semblent par ailleurs toujours un peu arbitraires : pourquoi ne pas mentionner le vol de femmes et le butin, que Christophe a identifiés comme des raisons de guerre chez les Aborigènes Australiens ? De plus, les motifs de guerre peuvent évoluer au cours d'une guerre et les personnes impliquées dans une guerre donnent des motifs différents pour une guerre (voir critique par Koch 1974). C'est pourquoi je m'intéresse ici moins aux raisons de la guerre qu'aux causes structurelles de la guerre dans les sociétés simples.

Du butin en Australie ? Je te renvoie simplement à la partie du bouquin de Christophe qui s’appelle « Des guerres sans butin » (p. 106 de la VF, p. 81 de la VA) : ça n’existe pas ! Quant aux vols de femmes, je ne vois pas non plus. On se bat en Australie pour des droits sur les femmes, pas pour voler des femmes. Les seuls « vols » de femmes sont les rapts, ils ne rentrent pas dans le cadre des conflits, par contre ils sont susceptibles d’en être à l’origine, ce qui tombe dans la case se faire justice/se venger. Sinon, on peut toujours ramener une femme d’un raid déclenché pour autre chose si elle est de la bonne moitié et la bonne section. D’ailleurs, tu auras sans doute remarqué que même Christophe n’a pas intégré les droits sur les femmes dans les motifs de conflits dans son tableau sur son blog : on peut tout rentrer dans la vengeance (ou au moins le judiciaire de façon plus large).

Deux conditions structurelles sont essentiellement à l'origine de la guerre dans les sociétés tribales (mésolithiques et néolithiques) (cf. Helbling 2006, 2019) :

Premièrement, l'absence d'une instance de pouvoir centrale supérieure (par exemple un État) qui pourrait empêcher et supprimer la violence collective autonome des groupes locaux et sanctionner les accords bilatéraux des groupes locaux pour régler leurs conflits de manière pacifique. C'était d'ailleurs l'argument principal de Hobbes, qui n'est toutefois pas suffisant, car il s'applique également aux chasseurs-cueilleurs. S'y ajoute donc :

Deuxièmement, la dépendance vis-à-vis de ressources concentrées dans l'espace (en raison de conditions naturelles ou d'investissements en travail). Cette dépendance fait que les groupes locaux ne peuvent pas se soustraire aux conflits avec les groupes voisins en déménageant, car ils perdraient alors l'accès à ces ressources concentrées dans l'espace (coût d'opportunité prohibitif de la mobilité).

L'absence d'une instance de pouvoir centrale supérieure (un État) et la dépendance des groupes locaux vis-à-vis des ressources concentrées dans l'espace mettent en mouvement l'interaction guerrière entre les groupes locaux. C'est la méfiance mutuelle et la crainte d'être attaqué qui poussent chaque groupe local à s'armer et d'attaquer en premier pour anticiper une attaque des autres, à attaquer au moment opportun, avant d'être attaqué au moment défavorable.

Déjà, qualifier les sociétés mésolithiques de tribales (un terme qui en passant est lui aussi quelque peu vague), je ne vois pas pourquoi : je renvoie à tout ce que j’ai dit plus haut à propos de l’emploi de « mésolithique ».

Comme tu le notes bien, la première condition ne distingue pas les sociétés simples des sociétés complexes, uniquement l’État des autres sociétés (elle renvoie à Weber et à sa définition de l’État). Tu la juges donc insuffisante pour expliquer l’apparition de la guerre, mais moi je ne vois tout simplement pas en quoi elle est nécessaire à quoi que ce soit.

Ta deuxième condition n’est pas autre chose que l’explication environnementaliste de l’apparition de la guerre que l’on rencontre régulièrement. En effet, elle revient à affirmer que les Hommes ont inventé la guerre parce qu’ils ne pouvaient plus bouger de leur territoire, en raison des ressources qui s’y trouvaient et dont ils étaient devenus dépendants. Il a donc fallu qu’ils se mettent à le défendre. D’abord, je ne dis pas ça pour toi, mais j’ai toujours pensé qu’il y avait une certaine naïveté à croire que l’environnementalisme pouvait expliquer les comportements des sociétés et les rapports sociaux. Mais surtout, avec cette condition il y a deux grands trous dans la raquette.

  1. Si l’on suit le raisonnement, avant cela (avant le Mésolithique dans ton modèle) les ressources n’étaient pas concentrées dans l’espace, mais largement réparties, et il suffisait de bouger quand quelqu’un d’autre arrivait, pour aller s’installer ailleurs. C’est juste la contraposée de ta proposition : « les ressources sont concentrées, donc on ne peut pas déménager » devient « on peut déménager, car les ressources ne sont pas concentrées ». Alors, soit c’est vrai et il faut quand même expliquer par quel curieux mécanisme environnemental des ressources jusqu’alors diffuses se seraient concentrées en certains endroits seulement. Soit c’est faux, de tout temps il y a eu des endroits avec des conditions naturelles favorables et d’autres qui en étaient dépourvus (ce qui est de loin le plus probable), et du coup on n’explique plus rien du tout.
  2. Tu parles beaucoup d’empirisme, mais cette condition ne tient compte, au mieux, que d’une partie des données. Elle n’expliquerait au mieux qu’un motif de guerre : la captation/défense d’un territoire. Or, personne ne peut nier qu’il y a d’autres motifs de guerre. Ne prenons que la vengeance, cause on ne peut plus classique : comment la dépendance vis-à-vis des ressources pourrait-elle expliquer les conflits pour vengeance ? Et, surtout, même si ta proposition était bonne, en quoi empêcherait-elle que les conflits pour vengeance aient préexisté aux conflits sur les ressources ?

Je ne vois donc pas comment tes conditions structurelles peuvent prétende expliquer l’origine de la guerre. En réalité, et ce n’est pas une critique, juste une constatation, pour moi ta deuxième condition est une illustration type du raisonnement à l’envers que l’on retrouve fréquemment à propos de la guerre. C'est-à-dire que l’on part du principe que les guerres n’apparaissent qu’à un certain moment de l’histoire de l’humanité, et on essaye ensuite d’expliquer pourquoi elles apparaissent, avant d’essayer de comprendre pourquoi on fait la guerre. Mais à partir du moment où l’on estime ne pas pouvoir classer les motifs de guerre, on ne peut plus faire ce travail de compréhension…

8 commentaires:

  1. Horreur glauque, il y a une faute monstrueuse ! Troisième § avant la fin, dernière phrase du 1., "étaient" et non pas "été"... Si tu peux corriger, pour les courageux qui arriveraient jusque là...

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    1. Il ne sera pas dit qu'une conjugaison défaillante soit venue ternir l'éclat de ta pensée. C'est corrigé !

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  2. Je n'ai peut-être pas tout compris, mais je trouve bizarre de dire qu'un conflit visant à s'emparer d'une ressource naturelle ne serait pas de nature économique sous prétexte qu'une ressource n'est pas une richesse.

    Si je transpose dans le monde présent, un conflit visant à s'emparer d'un gisement de pétrole ne serait économique que si le gisement est déjà exploité (avec des machines et des stocks dont on pourrait s'emparer), sinon ce serait... autre chose (quoi ?).

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    1. C’est une bonne remarque, et elle montre que le sujet n’est ni simple ni définitivement clos. Les comparaisons avec le monde présent sont difficiles, parce que nous baignons dans un système et que nous avons du mal à penser autrement que par rapport à ce système. Et je crois d’ailleurs que c’est de là que vient une grande partie des difficultés. En passant, la remarque peut s’étendre à l’anthropologie sociale dans son ensemble : quel que soit le domaine considéré, nous avons du mal à penser les sociétés qui sont très différentes de la nôtre ; ça s’appelle l’ethnocentrisme. Cela n’enlève rien à l’intérêt de la question à propos du gisement de pétrole, à laquelle il faut malgré tout trouver une réponse.

      Le concept de « ressource naturelle » n’est simple ni économiquement ni juridiquement. Si vous voulez avoir une idée sur la question, je vous renvoie à cet article à propos de l’eau des cours d’eau internationaux, qui donne un aperçu de l’étendue du problème : https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_2012_num_58_1_4687. Ce que j’ai essayé de dire, dans mes commentaires et dans le papier de 2020 (mais je ne sais pas si j’y suis bien arrivé et si j’ai été très clair), c’est que, déjà, une ressource naturelle n’est pas une richesse. C’est l’avis à la fois d’un certain nombre d’économistes et de juristes. Pour reprendre un passage de l’article susmentionné (p. 410) « Pour qu’une res dans son état naturel devienne un bien, une certaine intervention humaine est requise ». Et plus loin (même p.) en parlant de l’eau : « L’eau ne devient donc un bien que lorsqu’elle est extraite de son état naturel et entre dans le commerce en tant que bien marchand ». Dit autrement, la valeur économique d’une ressource naturelle découle de son utilisation et non de la ressource elle-même. En droit international moderne, ça vaut aussi pour le pétrole. Donc, premier point, lorsque l’on s’empare d’un territoire dont le sous-sol possède un gisement de pétrole non exploité, techniquement on s’empare d’un territoire qui possède la ressource naturelle pétrole et non le bien pétrole.

      (.../...)

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    2. (.../...)

      Une fois cela posé, une bonne partie de la confusion vient, à mon avis, d’un raccourci qui est souvent fait en économie entre ressource naturelle est ressource économique. Si l’on s’en tient à ce qui vient d’être dit, le pétrole en sous-sol est une ressource naturelle, mais il est aussi une ressource économique potentielle (je souligne « potentielle »), puisqu’il est susceptible de devenir un bien. Mais il ne deviendra une ressource économique effective que lorsqu’il sera exploité. Du coup, le conflit visant à s’emparer du gisement, économique ou pas ? Ma réponse (discutable et qui, je n’en doute pas, sera discutée) est la suivante : s’il s’agit de s’emparer du gisement pour l’exploiter, le but est économique et le conflit peut être qualifié d’économique ; mais s’il s’agit de s’emparer du territoire qui contient le gisement pour une autre raison, sans intention d’exploiter ce dernier, eh bien le conflit n’est pas économique ; sa qualification (politique ou autre) dépend de cette autre raison.

      Maintenant, le point fondamental dans tout ça, c’est que la valeur économique d’une ressource découle de son utilisation, non de la ressource elle-même. Ou, formulé comme dans l’article de 2020 où je citais Boude et Chaboud (1995) : l’écosystème en lui-même n’est pas une richesse, il ne constitue que sa condition d’existence, et un élément de l’écosystème n’en devient une que dans des contextes sociaux bien déterminés. Or, si l’on en revient aux chasseurs-cueilleurs du monde I de Testart (les « simples » des Anglo-Saxons), le contexte social fait que les ressources naturelles ne peuvent pas devenir une richesse et qu’un conflit ne peut pas être économique par nature. Cela se conçoit peut-être mieux en disant que ces chasseurs-cueilleurs peuvent être dépendants de leur territoire pour leur sécurité alimentaire, mais pas économiquement, car leur territoire n’est pas source de biens économiques. Cela renvoie à la différence entre ce qui est utile et ce qui est de valeur.

      Pour terminer, une autre lecture pour ceux qui voudraient approfondir ces questions complexes ; un document des Nations Unies sur les conflits liés à la terre et aux ressources naturelles : https://www.un.org/fr/land-natural-resources-conflict/pdf/publications/land-conflict.pdf. Ça ne parle évidemment que des contextes contemporains, mais on y constate tout de même qu’il y a de nombreuses raisons aux conflits territoriaux, et pas seulement économiques, et c’est très intéressant.

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  3. Si je comprends bien, les "droits sur les femmes" constituent un important (sinon le principal) motif de conflit entre groupes. La rivalité entre hommes pourrait en être un autre (peut-être lié, adultère, jalousie,etc). Je me demande si la tension induite d'une part par les règles matrimoniales en vigueur (pas forcément les mêmes dans les deux groupes d'échange) et d'autre part par les désirs (sexuels,amoureux...) réprimés ou occultés par ces règles ne pourraient pas être un facteur sous-jacent de la violence (comme ils peuvent l'être dans diverses sociétés actuelles)? On retrouve par là cette vieille opposition nature/culture (qu'à mon avis résoudre par " la culture participe de la nature de l' homme" ne dit pas grand chose du processus) qui enflammait les débats il y a quelques décennies.
    Je ne prétends pas pointer qqchose de nouveau, mais vu les remous actuels sur les places respectives du féminin , du masculin et de tout ce qui peut exister entre ou à coté de ces deux pôles, on peut se poser la question.Et bien sûr, voilà la répartition sexuelle des rôles(ou du travail) qui revient...
    J'ai suivi avec un très grand intérêt tous les échanges avec Jürg Helbling .Je me demande juste si les réponses de B.B. ne sont pas un tout petit peu agressives...Même si je les trouve pertinentes.

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    1. Je réponds juste sur le dernier point. Je comprends que la forme de mes réponses puisse laisser penser à une légère agressivité de ma part envers Jürg. Mais, et j’insiste, ce n’est évidemment pas du tout le cas, et je ne voudrais pas que quiconque se méprenne sur ce point. En réalité, cet échange n’était pas destiné à être publié sur ce blog : il était entre Jürg et moi, Christophe étant en copie. Ce n’est qu’a posteriori que Christophe nous a demandé si nous étions d’accord pour le rendre public, de sorte que tout le monde puisse en profiter. Nous avons donné notre aval, mais il est resté en l’état. Or, entre nous nous n’avons pas pour habitude de débattre à fleuret moucheté : le consensus mou ce n’est pas notre truc ! Et ça vaut dans les deux sens. Mais ce ne sont en aucun cas des attaques ad hominem, et, bien au contraire, nous nous respectons.

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  4. Toutes mes excuses à Bruno Boulestin.

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