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On ne naît pas chasseur de têtes, on le devient

Pris par diverses obligations, j'ai un peu de mal à suivre le rythme en ce qui concerne mes travaux en cours et, en particulier, une nouvelle contribution au débat sur la guerre avec Jürg et Bruno. En attendant celle-ci, je propose aujourd'hui une tranche de vie (si j'ose dire), glanée dans le témoignage de l'ethnographe William Henry Furness, dont Wikipedia nous apprend qu'il fut en son temps qualifié d'homme le plus artistiquement tatoué au monde (photographie à l'appui).

Quoi qu'il en soit, Furness a livré un livre de témoignage sur les Kayan de Bornéo, dans son livre de 1902, The home-life of Borneo head-hunters (la vie domestiques des chasseurs de têtes de Bornéo). Les Kayan sont un peuple de cultivateurs auxquels il sut se lier et y recueillir des témoignages directs très informatifs. Deux passages, en particulier, qui relatent des échanges avec Aban Avit, un chef de maisonnée, méritent tout particulièrement d'être reproduits.

Pourquoi chasser des têtes ?

Le premier est celui où Furness tente de connaître les raisons d'une pratique qui contraste si étrangement avec la douceur générale de leur mœurs :

J'attendis qu'Aban Avit ait roulé et allumé sa cigarette, puis, m'efforçant de ne pas témoigner de la moindre hostilité, de peur de ne pas réussir à faire ressortir ses véritables sentiments, je demandai : « Ô Sabilah, [frère de sang] pourquoi vous tous, habitants de Kalamantan, vous entretuez-vous et pendez-vous ces têtes ? Dans le pays d'où je viens, on ne fait jamais une telle chose ; je crains qu'on n'en parle en mal là-bas, et qu'on la trouve peut-être même horrible. Qu'en pense Aban Avit ?

Il se tourna vers moi avec une surprise absolue, d'abord les yeux mi-clos, comme s'il doutait d'avoir bien entendu, et laissant la fumée s'échapper lentement de sa bouche pendant un moment, il répondit ensuite, avec une véhémence inhabituelle : « Non, Tuan ! Non ! La coutume n'est pas horrible. C'est une coutume ancienne, une coutume bonne et bienfaisante, léguée par nos pères et les pères de nos pères ; elle nous apporte des bénédictions, des récoltes abondantes, et éloigne la maladie et les douleurs. Ceux qui étaient autrefois nos ennemis deviennent par là même nos gardiens, nos amis, nos bienfaiteurs.

— Mais, interrompis-je, comment Aban Avit sait-il que ces têtes séchées font tout cela ? N'en faites-vous pas une excuse juste parce que vous aimez verser le sang et tuer ?

— Ah, Tuan, vous les hommes blancs, vous n'aviez pas de grand chef, comme Tokong, pour vous montrer ce qui est juste ; n'avez-vous jamais entendu l'histoire de Tokong et de son peuple ? Il était Rajah des Sibops et le père de tous les Kayans, et il a vécu il y a très, très, très longtemps. »

Je ne connaissais pas l'histoire de Tokong, aussi le priai-je de la raconter ; alors, s'accroupissant sur le sol, les avant-bras légèrement appuyés sur les genoux, les mains pendantes devant lui, il ralluma pensivement sa cigarette, et, regardant amoureusement le groupe de crânes, il commença :

Aban Avit

« C'était dans les temps anciens, bien avant que le gouvernement [colonial] ne vienne ici (...), il arriva qu'un jour, le descendant du Katirah Murai né au ciel, Tokong, et ses hommes de la tribu Sibop étaient en expédition en aval de la rivière pour punir une bande de brigands qui avaient volé leur récolte de riz l'année précédente, et avaient chassé les femmes et les enfants de Tokong de la jungle. C'était la période de l'année où les champs venaient d'être plantés et où le riz n'avait pas encore germé ; Tokong a donc emmené ses guerriers pour apprendre à ces voleurs que cette année-là, ils ne devaient plus voler. Lorsqu'ils eurent descendu la rivière jusqu'au grand buisson de bambous où ils devaient traverser la jungle, ils tirèrent leurs canoës sur la rive et, Tokong en tête, commencèrent leur marche furtive. Lorsque l'œil du jour les regarda droit au-dessus de leurs têtes, ils se reposèrent sur la rive d'un petit ruisseau qui courait autour de ce grand rocher (peut-être, Tuan, l'as-tu vu), que nous appelons Batu Kusieng, près de la source des rivières Belaga et Tinjar. Ils avaient cuisiné, mangé et sorti les piquets de bois sur lesquels reposaient leurs marmites de riz, et le Rajah Tokong était en train de glisser sa tête dans son manteau de guerre et de ceinturer son parang, quand il entendit, venant de sous le grand rocher, une voix grinçante et croassante (...). Il s'arrêta et, se retournant pour écouter la voix, vit une grande grenouille avec ses petits assis juste sous le bord du rocher.

« Je te salue, Kop [grenouille], dit le Rajah. Que signifie ton coassement ? ». Et Kop répondit : « Hélas, quels idiots vous êtes, vous les Sibyens ! Vous partez au combat et vous tuez des hommes, mais vous ne ramenez avec vous pour orner vos boucliers que leurs cheveux ; alors que, si vous le saviez, si vous preniez la tête entière, vous auriez plus de bénédictions que les mots ne peuvent dire. En vérité, vous, gens de grand cœur, vous ne savez pas prendre une tête. Regardez ici, et je vais vous montrer ».

Ainsi parla Kop, et aussitôt il saisit un de ses petits, et d'un coup de parang lui coupa la tête. Tokong fut extrêmement fâché de l'impudence et de la cruauté de la grenouille, et, n'y prêtant plus attention, ordonna à ses hommes d'avancer immédiatement. Mais certains des hommes les plus âgés parmi eux ne purent s'empêcher de penser que Kop disait peut-être la vérité, et cette nuit-là, alors qu'ils étaient assis autour du feu, tenant un conseil de guerre sur l'attaque de la maison de l'ennemi, toute proche, ils pressèrent Tokong de leur permettre de suivre le conseil de la grenouille. Tout d'abord, Tokong refusa, encore très en colère que Kop ait traité les Sibops d' « idiots » et de « gros lards » ; mais finalement, voyant que beaucoup de ses meilleurs hommes y étaient favorables, il accéda à leur demande.

Le lendemain matin, alors que le ciel commençait à devenir gris et que les oiseaux dans les arbres s'éveillaient à peine, les Sibops portèrent sans bruit des brassées d'écorce et d'herbe, les placèrent sous la maison des voleurs et y mirent le feu, et les flammes coururent rapidement partout. Les hommes et les femmes se précipitèrent, certains sautant dans les flammes, d'autres essayant de glisser le long des poteaux de la maison, mais tous furent accueillis par les coups d'épée et de lance des hommes de Tokong. Beaucoup furent tués ce jour-là, et les têtes de trois d'entre eux furent coupées et emportées par le groupe de Tokong, qui battit en retraite immédiatement, et, avant même de s'en rendre compte, se trouva au point de débarquement sur la rivière. À leur grand étonnement, ils trouvèrent leurs bateaux prêts et lancés ! À peine étaient-ils assis que les bateaux commencèrent à bouger d'eux-mêmes, remontant le courant en direction de la maison. C'était un miracle ! Le courant du ruisseau avait changé et remontait la colline, comme il le fait à l'embouchure d'une rivière à la marée. Ils atteignirent presque immédiatement le débarcadère près de leur maison et furent ravis de voir que les cultures plantées seulement quinze jours auparavant avaient non seulement germé, mais avaient grandi, mûri et étaient presque prêtes pour la récolte. Sidérés, ils se précipitèrent à travers les clairières, jusqu'à leur maison. Là, ils découvrirent des merveilles encore plus grandes ! Ceux qui étaient malades lors du départ du groupe étaient maintenant en bonne santé, les boiteux marchaient et les aveugles voyaient ! Rajah Tokong et tout son peuple furent convaincus sur le champ que c'était parce qu'ils avaient suivi le conseil de Kop, et ils firent le vœu qu'à l'avenir, les têtes de leurs ennemis soient coupées et accrochées dans leurs maisons. C'est l'histoire du Rajah Tokong, Tuan. Nous suivons tous son bon exemple. Ces têtes au-dessus de nous m'ont apporté toutes les bénédictions que j'ai eues ; je ne voudrais pas qu'elles soient retirées de ma maison pour tout l'or du monde ».

Il se tourna vers les gens assis près de lui et tous ceux qui comprenaient le malais hochèrent la tête (...)

Je lui demandai s'il ne considérait pas comme un inconvénient que sa propre tête soit coupée, juste pour apporter des bénédictions à la maison d'un ennemi. « Tuan, répondit-il, je ne veux pas davantage mourir que je ne veux bouger de là où je suis ; si on me coupait la tête, mon second moi irait à Bulun Matai, [le champ des morts,] où sans aucun doute je serais heureux ; les Dayongs nous disent, et sûrement ils le savent, que ceux qui ont été courageux et ont pris des têtes, comme moi, seront respectés dans cet autre monde et auront beaucoup de richesses. Quand je mourrai, mes amis battront fort les gongs et crieront mon nom, de sorte que ceux qui sont déjà à Bulun Matai sauront que j'arrive, et me rencontreront quand je traverserai le ruisseau sur Bintang Sikopa [le grand tronc] Je serai assez heureux de les voir. Mais je ne veux pas y aller aujourd'hui, ni demain. »

Sa foi semblait inébranlable, mais je ne pouvais pas résister à la tentation d'instiller le doute, alors je lui demandai ce qui se passerait si les Dayongs avaient tort, et s'il n'y avait pas de Bulun Matai, et que lorsqu'il cessait de respirer, il mourait vraiment et ne savait plus rien. Il me répondit presque avec mépris pour un tel manque de foi.

« Tuan, rien ne meurt vraiment, tout se transforme. Les Dayongs doivent avoir raison, car ils sont allés au champ des morts et sont revenus pour nous le raconter.

— N'avez-vous pas de la peine, demandai-je, pour ceux que vous tuez ? Il est douloureux d'être découpé par un parang ; personne n'aime cela, et ceux que vous découpez pas davantage que vous ; ils ne sont pas plus désireux que vous d'aller à Apo Leggan ou Long Julan [régions de Bulun Matai].

— Ah, Tuan, répondit-il, avec l'esquisse d'un gloussement condescendant dans la voix, tu te sens exactement comme moi, quand j'étais un petit garçon et que je n'avais jamais vu de sang. Mais j'ai dépassé de tels sentiments, comme tout le monde le devrait. »

...Et comment apprendre à le faire

Aban Avit explique ensuite comment son père lui avait appris à tuer :

Mon père, un très grand guerrier, connu et craint par les gens de beaucoup, beaucoup de rivières, voulait que ses fils soient aussi courageux et intrépides qu'il l'était lui-même. Un jour, il traîna dans la jungle la vieille Ballo Lahing [veuve de Lahing] et l'attacha solidement à un arbre par des rotins aux poignets et aux chevilles. C'était une esclave, capturée quand elle était une jeune fille par son grand-père dans le pays de Batang Kayan, et, à l'époque dont je parle, elle était très vieille, faible et très maigre, et ne pouvait accomplir aucun travail car elle était presque aveugle. Mon père dit à mon frère, là-bas, et à moi, ainsi qu'à un ou deux autres garçons, tous des petits gars à l'époque (je me souviens que mes oreilles étaient encore douloureuses après qu'on les ait percées pour y insérer des dents de chat tigré), eh bien, il nous a dit que nous devions sortir avec des lances et apprendre à les enfoncer dans quelque chose de vivant, et ne pas avoir peur de voir du sang, ni d'entendre des cris, alors je me sentais exactement comme vous. De plus, j'aimais beaucoup la vieille Ballo Lahing ; c'est elle qui m'avait noué mon premier chawat [gilet], je m'en souviens bien, car elle riait beaucoup de moi, et j'ai alors vu le peu de dents qu'elle avait, et elle avait souvent l'habitude de m'endormir avec cette chanson sur 'Tama Poyong à la jambe tordue'. Je ne pouvais pas supporter l'idée de lui faire du mal et de l'envoyer à Long Julan, alors j'ai refusé catégoriquement de prendre une lance avec moi. Mais mon père m'a dit que je devais le faire, qu'il n'y avait pas de mal à cela, que c'était bien, et que je devais en prendre une ; il m'a tiré par le bras, et j'ai dû suivre.

J'avais peur qu'elle ne me voie, alors je me suis faufilé derrière l'arbre et je l'ai piquée avec la pointe du fer. Elle a alors deviné pourquoi mon père l'avait attachée là et a crié aussi fort qu'elle le pouvait : « Oh, non ! Oh, ne faites pas ça ! Oh, ne faites pas ça ! » Je l'ai piquée un peu plus fort la fois suivante pour entendre ce qu'elle allait dire, mais elle a continué à hurler les mêmes mots. Puis un des autres garçons, plus petit que moi, lui a planté sa lance dans la cuisse, comme ça, et les vieux ont ri et ont dit que c'était bien ; le sang coulait sur les rides de ses genoux ; et moi, je voulais le faire couler de la même façon, alors j'ai poussé et enfoncé ma lance en elle ; Et après cela, je ne me suis jamais demandé si c'était Ballo Lahing ou pas, j'ai juste regardé le sang ; et nous avons tous couru autour d'elle en la transperçant ici et là jusqu'à ce qu'elle s'effondre sur le sol, les mains dans les boucles de rotin au-dessus de sa tête, qui a basculé sur le côté, et qu'il n'y ait plus de sang qui sorte d'elle. Mon père nous félicita alors bruyamment, et moi en particulier, et dit que nous avions été de bons garçons et que nous avions bien agi ! Comment pouvais-je alors me sentir désolé pour cette vieille chose ? Je pensais seulement que j'avais obéi à mon père et que j'étais un grand guerrier et que je pouvais porter des plumes de bec de corne et des dents de chat tigré. C'est ainsi que l'on devient un homme ; un bébé a peur du sang, Tuan. Mon père avait raison. Aucun homme ne peut être courageux s'il n'aime pas voir sa lance faire couler le sang.

7 commentaires:

  1. Un lien statistique quelconque entre chasse aux têtes et esclavage ou c'est purement fortuit ?

    Cela dit, je saisis pas parfaitement le lien, même chez les Kayan. Dans le second récit il apprend à devenir un guerrier, pas un chasseur de tête. Est-ce qu'ils prélèvent la tête de l'esclave ensuite ? Ou bien est-ce qu'être chasseur de tête et guerrier c'est consubstantielle ? Même si ça l'est, est-ce qu'on peut dire que le fait de tuer une esclave a un rapport avec le fait de chasser des têtes - juste parce qu'il y a manifestement dans les deux cas un mépris de la vie humaine ?

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    1. J'aurais dû être plus explicite et ajouter un commentaire, mais le billet était déjà long. Non, je ne crois pas qu'il y a de quelconque lien entre chasse aux têtes et esclavage ; il y a des sociétés où l'on fait les deux, d'autres où l'on ne fait ni l'au ni l'autre, d'autres encore où l'on fait l'un mais pas l'autre. La seule régularité que je vois, c'est que les têtes chassées ne sont a priori pas celles d'esclaves (à confirmer).
      En l'occurrence, ce que le gars raconte, ce n'est en effet pas comment on lui apprend à chasser spécifiquement les têtes, mais à être, de manière générale, un tueur.

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    2. Hello,

      De mémoire, au moins chez les Naga ont coupait parfois les têtes des esclaves pour éviter d'aller se frotter à l'ennemi. Je crois qu'assez généralement, ce qui prime c'est d'avoir une tête, et s'il faut on coupera celle du premier pékin qui passe par là. En tout cas, la chasse aux têtes ce n'est pas que les raids, ce qui la distingue bien de la violence armée intergroupe.
      Sinon, Downs raconte que couper une tête ou tuer un esclave sont substituables dans l'accompagnement (je n'ai plus la référence en tête, mais je peux la retrouver).

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    3. Oui, il faut que j'aille regarder cela de plus près. Ce qui brouille la chose, c'est comme toujours que deux choses peuvent aller volontiers ensemble tout en étant analytiquement différente. En l'occurrence, il y a pas mal de cas où la chasse aux têtes se superpose au règlement d'hostilités préexistantes (on s'en prend à des gens avec qui on avait un compte à régler, et on fait ainsi d'une pierre deux coups), ce qui ne veut évidemment pas dire que les deux phénomènes sont du même ordre.
      Quant à savoir à qui on peut prendre une tête pour en ressentir les effets bénéfiques, j'ai l'impression que c'est assez variable selon les cas.

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    4. Du coup, j'ai relu l'article de Downs. Sur le fait que chez certains, on puisse zigouiller un esclave pour accomplir les rites à défaut d'avoir une tête, je ne vois quand même pas très bien ce qu'on peut en conclure. Sur l'idée générale de l'article (le fait que la chasse aux têtes s'inscrive en Indonésie dans une opposition rituelle entre moitiés), ça me laisse assez perplexe – peut-être parce que l'article accumule des éléments tirés de mythes et que je ne vois pas forcément très bien ce que c'est censé démontrer.

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  2. Du coup, je me demande à quoi ressemble ce fameux « coup de parangon » asséné par une grenouille.

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