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Embrouillaminis chez les Dugum Dani

Les Dugum Dani sont un peuple installé dans la vallée de Baliem, à l'ouest des hautes-terres de Nouvelle-Guinée. Il est relativement célèbre en raison d'une ethnographie assez riche, en particulier sur la question de la guerre. Pour une bonne part, celle-ci provient de l'expédition Harvard-Peabody, en 1961. Parmi les membres figuraient Robert Gardner, qui en tirera le documentaire Dead Birds, Michael Rockefeller, en tant que photographe et technicien, Peter Mathiassen, qui en retracera certains épisodes dans son récit Deux saisons à l'âge de pierre, et l'anthropologue Karl Heider, auteur d'une monographie (The Dugum Dani: A Papuan Culture in the Highlands of West New Guinea) qui traite plus particulièrement des rapports tendus entre deux sous-groupes, les Wilihiman-Walalua et les Widaia. Cette même société Dani est également celle où, bien des années plus tard, les archéologues Pierre et Anne-Marie Pétrequin mèneront une enquête minutieuse à propos du traitement technique et du rôle social des haches de pierre.

En termes économiques, les Dani sont à l'image de leurs voisins de la région : ils vivent d'agriculture (patate douce, banane...) pratiquée au bâton à fouir, d'un peu d'élevage de porcs et de chasse. Ces porcs jouent un rôle spécifique de richesse - de même que les coquillages « cauris », importés des zones maritimes. Sur le plan social, les Dani sont structurés en clans patrilinéaires. Ces clans sont eux-mêmes regoupés en alliances – il en existait une douzaine dans la vallée. Si l'alliance est censée constituer la plus vaste unité s'agissant des conflits armés, elle semble n'avoir qu'une portée assez théorique. En pratique, si je comprends bien ce qu'écrit Heider (certains passages ne sont pas toujours très clairs, et pas uniquement sur ce point), la plus vaste unité combattante est une fraction locale d'alliance, qu'il appelle confédération. Les personnages importants sont les leaders de ces différents groupes. Ils ne détiennent aucun pouvoir politique formel : ce sont des chefs de fait, en raison à la fois de leur assise économique et de leur réputation d'habileté au combat (même si, précise Heider, on leur attribue souvent bien davantage de morts qu'ils n'en ont réellement causé).

En ce qui concerne les conflits armés, Heider établit plusiseurs distinctions, dont il n'est pas aisé de savoir quels rapports elles entretiennent entre elles.

1. Phases « rituelles », « séculaires » et raids

1.1 Phases « rituelles » et « séculaires »

Heider procède à une première opposition entre batailles – plus précisément, « phases » de la guerre – dites « rituelles » et « séculaires ». Commençons par souligner les défauts de ce choix terminologique. Pour commencer, il donne le sentiment que la ligne de démarcation passerait entre des événements à caractère religieux et d'autres profanes. En fait, s'il y a certes bien un peu de cela – j'y viendrai dans un instant – ce n'est sans doute pas l'aspect essentiel, et pas le meilleur angle pour comprendre ce dont il est question. Ensuite, le terme de phase suggère qu'il s'agirait de deux moments nécessaires d'un même phénomène. Or, les données fournies par Heider lui-même ne sont guère probantes à ce sujet. Le fait que certaines phases dites rituelles dégénèrent en phases dites séculaires ne prouve pas, en lui-même, que toute série de phases rituelles doive nécessairement donner lieu à une phase séculaire... et inversement. Heider l'écrit d'ailleurs lui-même : « il est clair que les deux phases ne constituent pas des conditions nécessaires l'une de l'autre. »

Quoi qu'il en soit, les affrontements que Heider appelle séculaires correspondent à première vue (là aussi, j'y reviendrai) à ceux que j'ai appelés des batailles régulées pour l'Australie aborigène. Ce sont eux qui sont filmés de manière spectaculaire dans Dead Birds. On y voit des batailles engageant plusieurs dizaines de combattants de part et d'autre, où l'on emploie exclusivement des armes de jet, mais à relativement courte portée : quelques lances (projetées à la main) et surtout des flèches. Celles-ci, dépourvues d'empennage, sont projetées par des arcs relativement rudimentaires, qui ne semblent pas posséder une grande puissance, ni une grande précision. Si elles ne sont pas empoisonnées, les flèches sont cependant barbelées et entaillées de sorte à se briser aisément dans la blessure, afin de rendre l'extraction encore plus difficile. La bataille, qui survient toujours de jour et par temps relativement clément, dure des heures. La ligne de front ne cesse d'osciller : de temps à autre, un camp délivre une grande quantité de projectiles et avance vers l'ennemi, qui se replie ; puis, quelques temps plus tard, le mouvement s'inverse. Parfois, un homme est touché, par une blessure plus ou moins grave.

L'impression confirmée par Dead Birds, mais aussi par le livre de Mathiasen, est que l'état de guerre est permanent. Aucun groupe ne peut relâcher son attention un seul instant, et la meilleure preuve en sont ces spectaculaires tours de guet, de 7 à 10 mètres de haut, situées près des frontières, au sommet desquelles des hommes passent la journée à surveiller le moindre mouvement suspect tandis que les femmes travaillent aux champs.

La phase séculaire, pour sa part, ainsi qu'Heider l'écrit lui-même, elle avait bien failli échapper à son attention ; il ne dut qu'à un second voyage de l'avoir observée. Ne serait-il pas retourné sur les lieux quelques temps plus tard, il aurait conclu à la quasi inocuité de la guerre dani, en la croyant limitée aux formes dites rituelles. Or, « la phase non rituelle de la guerre en est l'exact opposé : brève, traître, sanguinaire et avec des effets économiques majeurs » (p. 125). En l'occurrence, le 4 juin 1966, une attaque surprise menée au petit matin fait, en une heure, 125 victimes ; les assaillants détruisent par le feu des douzaines de maison et pillent les troupeaux de porcs. Dans les jours suivants, les vaincus tentent des représailles, mais ne parviennent à tuer qu’une vingtaine de personnes. Ce type d'événement, bien que rare, n'était pas exceptionnel, et Heider mentionne quelques autres épisodes du même ordre qu'on lui avait rapportés.

Selon Heider, outre les dimensions strictement militaires (avec leurs conséquences en termes de bilan humain), les phases rituelles et séculaires se distinguaient sous deux aspects.

a) Éléments surnaturels (religieux)

Pour commencer, la phase rituelle était empreinte de croyances autour de la nécessité de conjurer certaines forces surnaturelles :

Les Dani eux-mêmes expliquent la phase rituelle de la guerre en termes de fantômes : « Nous devons tuer un ennemi, sinon les fantômes seront en colère ». Le cérémonialisme Dani vise principalement à apaiser les fantômes omniprésents de leurs propres morts, qui constituent une menace constante pour leur santé, leur bien-être économique et leur vie elle-même. La phase rituelle de la guerre peut être considérée comme une extension du cérémonialisme. Pour paraphraser Clausewitz, « la guerre rituelle Dani est simplement la continuation de la religion par d'autres moyens ». C'est particulièrement évident dans les deux jours de danse qui suivent la mise à mort d'un ennemi. La danse ne célèbre pas une victoire mais attire l'attention des fantômes sur la mort d'un ennemi (...). Pour les Dani, la fonction de la phase rituelle de la guerre est, pour leur sécurité, de maintenir les menaces des fantômes à un niveau tolérable. Lorsque l'ennemi tue l'un des leurs, la menace des fantômes augmente ; plus la menace ressentie est grande, plus les gens s'efforcent de tuer un ennemi, acte qui à lui seul réduira la menace. (p. 130)

On perçoit sans trop de difficultés dans ce système de représentations une forme fantasmée de l'impératif de vengeance – forme qui, à son tour, joue dans une certaine mesure un rôle actif dans les rapports sociaux. Inversement, souligne Heider, les phases dites séculaires étaient dépourvues de toute considération de cet ordre : on massacrait et on pillait pour écraser l'ennemi, et les forces surnaturelles n'avaient rien à voir avec cela :

Lorsqu'ils expliquent la phase séculaire de la guerre (...) les Dani ignorent les fantômes et évoquent seulement leurs griefs envers l'ennemi. Les informateurs étaient parfaitement explicites quant au fait que l'attaque de 1966 n'avait rien à voir avec les fantômes ou même avec les meurtres, mais qu'elle venait en représailles pour une longue histoire de torts moins graves.

b) Périmètre social

L'autre dimension qui distingue les deux phases touche aux unités sociales impliquées. Les phases dites rituelles se déroulent dans le cadre de l'hostilité entre deux alliances, mais ne mettent physiquement aux prises que des confédérations :

La guerre est conduite au niveau de l'alliance, une alliance se battant pendant plusieurs années contre une autre. Mais les batailles ponctuelles d'une journée sont menées principalement par les confédérations. Une bataille est initiée par les hommes importants d'une confédération, qui mettent leurs homologues de la confédération ennemie voisine au défi de s'affronter sur l'un des champs de bataille du no man's land qui sépare les deux territoires. La plupart des hommes et des adolescents les plus âgés de chaque confédération se joindront alors au combat, ne serait-ce qu'en restant dans les lignes arrières, en tant que spectateurs. Ils seront fréquemment rejoints par des individus ou des groupes d'autres confédérations de leurs alliances respectives, mais la bataille reste la responsabilité de la confédération initiatrice. (p. 80)

Inversement, la dévastatrice phase dite séculaire correspond à une reconfiguration des alliances :

Mais chaque alliance constitue un regroupement fondamentalement instable de confédérations. Après plusieurs années, peut-être dix ou vingt, l'alliance éclate en une bataille majeure, de nouvelles alliances se forment, et la guerre rituelle reprend le long des nouveaux contours. (p. 105)

Heider ne donne en réalité guère de détails sur cet aspect. De ses decriptions de cas précis, on déduit que les batailles séculaires correspondent à des trahisons, des retournements de solidarité au sein des alliances. Mais les raisons pour lesquelles ces retournements interviennent restent assez floues.

1.2 Le raid

À ces deux types de combats s'en ajoute un troisième : le raid, dont les opérations se déroulent semble-t-il parallèlement aux phases rituelles. Il implique des effectifs plus restreints : de douze à cinquante combattants recrutés parmi les proches de leur initiateur. Selon Heider, tandis que les batailles rituelles sont « essentiellement sportives, les raids constituent le moyen effectif de tuer l'ennemi » (p. 111). On vise des personnes isolées, qui vont boire ou quelqu’un seul dans un jardin non protégé. Bien que le texte de Heider reste peu loquace sur ce point, le commentaire de Dead Birds suggère explicitement que raids et batailles rituelles participent en fait tous deux de la volonté de venger ses morts, en équilibrant les pertes. Le film montre comment, suite à l'assassinat d'un ennemi, le groupe adverse tente à plusieurs reprises de répliquer lors de batailles rituelles, sans succès, et finit par tuer un jeune garçon en lui tendant un guet-apens alors qu'il allait s'abreuver à la rivière. Si l'on adopte les définitions proposées par Bruno Boulestin, phase rituelle et raid sont donc deux moyens tactiques qui s'inscrivent dans une même configuration, celle du feud.

2. Une classification émique

Ce terme technique désigne une classification qui exprime le point de vue interne (subjectif) d'une société (par opposition au point de vue externe ou objectif, dit étique). Heider donne quelques indications en ce sens, qui soulèvent malheureusement bien des questions qui restent sans réponse. Son texte évoque trois termes dani :

  1. umaï'im, « ce que j'appelle feud » (p. 100)
  2. wim, « ce que j'appelle guerre » (ibid.)
  3. mugoko, « les informateurs dani insistent sur le fait que mugoko est différent de wim (la guerre). Cependant, les ressemblances comportementales semblent plus pertinentes que les distinctions lexicales, aussi ai-je choisi de passer outre les catégories indigènes et d'inclure le mugoko dans la discussion sur la guerre.

La différence la plus visible entre umaï'im et wim semble se situer au niveau des unités sociales impliquées. Pour bien la situer, il importe de souligner que les conflits collectifs chez les Dani sont toujours, ou presque, des conflits individuels qui s'élargissent par des mécanismes de solidarité – ce ne sont pas les groupes qui entrent directement aux prises en tant que tels. Ce trait rappelle avec insistance la situation australienne. Le niveau le plus élementaire de l'exercice de la violence intervient entre deux individus du même clan. Même si le passage manque de détails, Heider évoque l'existence de procédures telles que des châtiments corporels duels régulés et des châtiments corporels, dans des lignes qui là aussi évoquent de très près le cas :

L'affrontement physique entre deux personnes peut prendre la forme d'une punition, qui est unilatérale, ou d'un échange mutuel de coups. Les deux formes sont rares. [elles existent donc, CD]. Mais les agressions impliquant deux personnes se produisent surtout entre coépouses. La punition physique est ambiguë et peut être considérée à la fois comme une résolution et un conflit. Il s'agit d'une tentative de résolution du conflit, de normalisation d'une situation génératrice de conflit. Mais, à moins que la punition ne soit acceptée, elle représente elle-même un autre épisode conflictuel qui doit être résolu. Un affrontement entre deux hommes dégénère souvent en affrontement entre deux groupes. Il peut se limiter à une rixe, c'est-à-dire à un bref combat circonscrit aux limites de la confédération. Il peut devenir un feud, si les deux hommes appartiennent à des confédérations différentes, ou une guerre, si les deux hommes appartiennent à des alliances différentes. (p. 104)

La même idée est exprimée ailleurs :

Le conflit entre hommes de différentes confédérations de la même alliance peut impliquer les deux confédérations, mais même s'il éclate en un affrontement ouvert et que des hommes sont tués, il s'agit seulement de ce que les Dani appellent umaï'im, et que j'appelle le feud. Enfin, le conflit entre hommes d'alliances différentes peut engager ces alliances dans des hostilités prolongées que les Dani appellent wim, et que j'appelle la guerre. (p. 100)

Selon un schéma très classique, il y aurait donc gradation des hostilités avec la distance sociale des groupes impliqués – ce que j'ai appelé le principe de modulation. Reste à savoir si les dénominations utilisées sont réellement les bonnes - ce qui est appelé ici le feud correspond-il à la volonté d'équilibrer les pertes de part et d'autre, et la guerre à une volonté de rompre cet équilibre ? Un élément supplémentaire donné par Heider permet d'en douter : ce n'est qu'en cas de guerre, dit-il, que l'on invoque l'aide des fantômes de l'alliance ; ceux-ci « ne sont pas concernés par les feuds, qui ne possèdent aucune des implications surnaturelles de la guerre » (p. 105). Or, répétons-le, la guerre (dite rituelle) que montre Dead Birds est bien une affaire de morts qui doivent en compenser d'autres. Si donc, ce que Heider appelle la guerre (en tout cas, sa phase rituelle), est en réalité un feud, à quoi correspond ce qu'il appelle le feud ? Selon toute probabilité, les termes dani sont en réalité intraduisibles. Ils expriment à coup sûr les unités sociales aux prises et, éventuellement, la dureté du conflit qui lui est corrélée – la discussion sur le mugoko, qu'on abordera dans un instant, plaide dans le même sens. Mais il est probablement impossible de tracer une équivalence entre ces catégories et la distinction feud / guerre. Cette erreur procède manifestement de la conviction classique (revendiquée d'ailleurs par Heider) que ce qui est le fait de l'unité sociale la plus large ne peut être qu'une guerre, et que ce qui est le fait d'une unité plus restreinte ne peut être qu'un feud.

Heider lui-même doit bien reconnaître que le wim possède bien des airs de feud :

On pourrait émettre l'objection que le wim des Dani est simplement une vengeance de groupe, une série d'assassinats alternés, chacun étant suivi d'un autre. Cependant, le wim représente clairement un modèle de comportement institutionnalisé sur le long terme entre des groupes indépendants, dont la dynamique est caractérisée par une alternance stricte des meurtres, mais qui n'en dépend pas. (p. 124)

Et, plus loin :

Il est significatif que dans la phase rituelle des guerres Dani il n'y a jamais de vainqueur, car les assassinats individuels alternent de façon à maintenir les deux camps relativement en équilibre". (p. 128)

Quant au mugoko, pour sa part, il se définit ainsi :

Sur la forme, il s'agit d'une attaque massive typique de la phase non rituelle de la guerre. Toutefois, il n'implique pas des confédérations d'une même alliance, précédemment pacifiques, mais différentes alliances engagées dans la phase rituelle de la guerre.

Ce terme – comme les deux précédents – met donc moins l'accent sur les objectifs du conflit ou sa forme tactique, que sur les protagonistes qui sont aux prises.

Deux points supplémentaires de discussion

Une scène de bataille du film Dead Birds

Pour terminer ce billet déjà copieux et ajouter quelques points d'interrogation à un texte qui n'en manque pas, deux points supplémentaires peuvent être abordés.

Le premier concerne les motifs de ces conflits. Sur ce point, Heider s'exprime de manière tout à fait nette. Écartant l'idée qu'ils pourraient surgir de pénuries de nourriture et/ou de surpopulation – il n'existe aucun signe en ce sens, ni dans l'observation (superficielle) des corps, ni dans les propos des intéressés –, il écrit :

Parmi les causes de conflits, les porcs et les femmes arrivent en premier, et les droits sur la terre comptent pour une maigre troisième place.

Les porcs ne sont pas particulièrement volés, encore moins par troupeaux entiers. En revanche, ils se perdent, vagabondent, causent des dommages, ce qui entraîne de multiples occasions d'accusations. En ce qui concerne les femmes, il y a fort peu d’adultères, de viols ou de rapts. En revanche, les épouses quittent librement maris en cas de différends, et l'époux aura tendance à s'en prendre à ceux chez qui elle est allée habiter. Quant à la terre, on constate tout au plus quelques très rares conflits de voisinage, et aucune revendication au niveau des groupes.

Les Dani, dans ce qu'ils en disent eux-mêmes, n'évoquent jamais la terre comme un motif de guerre. (p. 132)

Ces motifs n'ont rien pour soulever l'étonnement. En revanche, on ne peut qu'être frappé par l'absence de toute mention de vengeance, qu'il s'agisse de crimes directs ou de sorcellerie, dans les causes des conflits. Le texte d'Heider donne en effet le sentiment que seuls des différends économiques suscitent des affrontements (quitte à ce que ceux-ci, dans un second temps, s'autoalimentent par une série de représailles). Or, on a bien du mal à imaginer que de tels crimes, réels ou supposés, soient totalement absents en tant que causes premières.

Le deuxième point est particulièrement épineux, car il remet en cause une bonne partie de ce qui précède. Il a été soulevé par Paul Roscoe, dans un article (« Dead Birds: The “Theater” of War among the Dugum Dani », American Anthropologist 113-1, pp. 56–70) où il défend l'idée que la phase dite rituelle de la guerre procède pour une large part d'une illusion d'optique : celle qui a bâti un raisonnement en oubliant un facteur majeur, la conformation du terrain et ses conséquences sur les opérations militaires.

Premièrement, (...) les terres proches des Widaia était en grande partie dépourvues de couverture, leur végétation se composant principalement d'herbes, de roseaux et de broussailles éparses. La conséquence militaire était que durant le jour, ni les Wilihiman-Walalua ni les Widaia ne pouvaient s'approcher facilement les un des autres en grand nombre sans être vus. (p. 62)

La deuxième caractéristique critique était la nature du terrain entre les deux confédérations ennemies. Dans sa partie médiane, le fond de la Grand Vallée forme une large étendue de terre plane, dont une grande partie se trouve en fait sous le niveau de la rivière Baliem. (...) Il s'agit donc d'un sol boueux et gorgé d'eau. (...) À la frontière entre les Wilihiman-Walalua et les Widaia, en effet, le seul sol sec où une troupe importante de guerriers pouvait avancer sans se mettre en danger (...) étaient (...) deux bandes de terre étroites s'élevant au-dessus des marécages et des jardins. (p. 62)

Compte tenu du terrain central du Baliem, en somme, seul un petit nombre d'assaillants pouvaient espérer approcher le territoire ennemi sans être vus, et ils ne pouvaient pas se permettre d'y pénétrer profondément. (p. 64)

Si la tactique militaire prenait une forme "ritualisée", ce n'est pas parce que les guerriers faisaient preuve de retenue les uns envers les autres. Leurs intentions étaient létales, mais le terrain sur lequel ils étaient obligés de se battre rendait la poursuite de formes d'action plus agressives trop difficile et trop dangereuse. (p. 65)

On pourrait dès lors s'interroger sur l'objectif de ces batailles condamnées, par essence, à ne faire qu'un nombre de victimes limitées. Selon Roscoe, il s'agit avant tout de montrer sa force combattante afin de dissuader l'adversaire d'entreprendre une attaque « séculaire ». Celui-ci conclut en écrivant :

Il est regrettable que la bataille ouverte parmi les Dugum Dani soit devenue si iconique de la pratique guerrière dans les Hautes-terres de Nouvelle-Guinée dans la mesure où, en réalité, elle était extrêmement atypique. (p. 66)

Par ailleurs, si Roscoe a raison, il n'y a donc pas chez les Dani de phénomène qui regrouperait, selon ses « phases », des formes relevant de la guerre (authentique) et du feud, de l'affrontement avec et sans modération : il y aurait simplement la guerre, dont seules les forces en présence déterminerait l'ampleur et la létalité. Quant au feud, il faudrait envisager soit que Heider soit passé à côté de son existence, ce qui est un peu étonnant, soit que ce phénomène serait absent de cette société, ce qui le serait encore plus. Reste tout de même un problème de taille, que Roscoe n'aborde que trop succinctement : le fait que la phase dite rituelle s'accompagne de croyances concernant les exigences des fantômes, qui l'apparente au feud, dandis que ces croyances sont totalement étrangères à la phase dite séculaire. Dans l'hypothèse d'une absence d'une différence de nature entre les deux phases, comment rendre compte de ce fait ?

Conclusion (quelque peu désenchantée)

De cette longue enquête, une seule certitude se dégage : malgré la richesse de la documentation dont on dispose à leur sujet, la guerre et la justice Dani sont sans doute parmi les plus mal comprises (et peut-être décrites) de cette aire culturelle. Une saine prudence doit donc dicter l'élaboration de tout raisonnement, a fortiori de portée générale, à partir de ce que l'on sait – ou de ce que l'on croit savoir – de ce peuple.

2 commentaires:

  1. Ce qui m'impressionne ce sont les miradors, supposant des frontières très précises.

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    1. Oui, les délimitations des territoires des différentes unités sociales sont nettes (avec le plus souvent un no man's land entre les différents territoires occupés). Cela dit, on trouve une telle territorialisation dès les chasseurs-cueilleurs : chez la plupart d'entre eux, le nomadisme ne signifie absolument pas l'absence de territoire, même si celui-ci n'est évidemment pas aménagé par des édifices défensifs comme c'est le cas chez certains cultivateurs.

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