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La guerre, le feud et le problème des « communautés politiques »

Comme il se doit, le débat qui s'est engagé entre Jürg Helbling, Bruno Boulestin, Tangui Przybylowski et l'auteur de ces lignes – et dans lequel tout lecteur qui le souhaite est le bienvenu ! – se ramifie à mesure qu'il avance, faisant surgir à chaque fois de nouvelles questions. À titre strictement personnel, en tout cas, il m'a donné l'occasion d'aller lire, ou relire, sur différents aspects, et de les reconsidérer d'un œil nouveau. Comme on n'a rien sans rien, il en résulte un billet fort long, mais je ne voyais pas comment mener la discussion sérieusement sans entrer (ou avancer plus loin) dans les détails.

Scène de bataille, Sefar, Tassili N'Ajjer (Lajoux 1962: 160-162

Sédentarité, territorialité et guerre

Un premier point est celui du mécanisme par lequels l'accroissement du degré de sédentarité entraîne celui du degré de conflictualité. J'ai le sentiment qu'au cours des discussions, trois hypothèses ont été évoquées :

  1. l'émergence ou le développement d'un nouveau but de guerre, à savoir la volonté d'appropriation des ressources
  2. l'augmentation de la densité de population, qui susciterait des affrontements par des voies restant à expliciter
  3. le découragement de la mobilité, et donc de la possibilité de désamorcer un conflit naissant

L'hypothèse 1, très courante, ne semble être défendue par aucun d'entre nous. Bruno Boulestin, dans son commentaire, prête à Jürg l'hypothèse 2, qui répond n'avoir jamais défendu que la 3.

Pour ma part, je voudrais insister sur le fait qu'avant de se demander comment expliquer un phénomène, il faut s'assurer de sa réalité. La sédentarité entraîne-t-elle réellement une augmentation des conflits entre communautés humaines ? C'est possible, mais il me semble que c'est beaucoup moins évident qu'on ne le considère généralement. À l'appui de cette idée, je ne vois guère qu'une catégorie de preuves : l'accroissement spectaculaire des traces de morts violentes – en particulier de morts violentes collectives – à partir du Néolithique dans les données archéologiques. Mais avant d'en conclure que la néolithisation a signifié une augmentation de la conflictualité, il faut soigneusement vérifier deux points. Le premier est que l'augmentation des victimes soit clairement plus élevée que celle de la population, c'est-à-dire que cette augmentation se formule réellement en termes relatifs, et pas seulement en termes absolus. L'autre question est celle de savoir si l'augmentation observée ne peut, totalement ou en partie, résulter un biais lié à la manière dont les traces des événements sont parvenues jusqu'à nous. Autrement dit, si ce que nous observons relève-t-il d'un changement de l'échelle du phénomène guerrier lui-même, ou de sa meilleure inscription archéologique.

Je ne possède aucune réponse assurée à ces questions, mais j'ai de sérieux doutes sur le fait qu'elles aient été examinées aussi attentivement qu'elles le méritent (une des rares exceptions étant le livre dirigé en 2014 par Allen et Jones, même s'il est loin d'apporter des conclusions définitives). En tout cas, mes données sur l'Australie ne permettent absolument pas d'y répondre. Quant à départager le cas échéant ces trois hypothèses, on ne pourra procéder qu'en les confrontant aux données ethnologiques – qui nous apprennent justement à nous méfier de prêter aux autres des comportements qui nous semblent a priori « naturels », « normaux » ou « raisonnables », et qui ne sont bien souvent que le fruit de notre étroitesse ethnocentriste.

Le feud peut-il être défini par la volonté d'équilibrer les pertes ?

J'en viens au problème central de notre discussion, à savoir l'identification du critère permettant de différencier le feud de la guerre. Deux propositions s'affrontent : celle – traditionnelle – qui situe la réponse du côté de la nature des unités sociales impliquées ; l'autre, qui la situe du côté des objectifs des opérations militaires.

Contre le second critère, Jürg évoque me semble-t-il quatre catégories d'arguments.

  1. Il existe des guerres qui sont menées pour d'autres objectifs que la vengeance
  2. La manière dont la distinction entre feud et guerre s'articule aux formes des procédures judiciaires que j'ai identifiées en Australie n'est pas claire - en particulier, comment situer la bataille régulée ? Notamment, on ne voit pas très bien « comment les belligérants parviennent à comptabiliser les pertes dans le tumulte d'un combat collectif et sanglant où plusieurs centaines de guerriers peuvent être impliqués. En outre, pour l'une des parties, un mort est considéré comme égalisant le nombre de victimes, tandis que pour l'autre partie, c'est le début d'un nouveau cycle de vengeance. Le nombre de guerriers morts ne se révèle qu'à la fin des hostilités. »
  3. En outre, « les deux modalités de guerre se confondent souvent (...). [En Nouvelle-Guinée] les hostilités commencent souvent par une bataille régulée pour tester la force de l'ennemi et pour démontrer sa propre force. Le combat peut prendre fin si les parties se révèlent être de force à peu près égale ou si l'une des parties a vengé un mort (s'agit-il alors d'un feud ou d'une guerre ?). En général, les batailles régulées ne font que peu de victimes. Cependant, il arrive souvent que lorsqu'une partie a soudainement pris le dessus sur le champ de bataille (...), elle passe à la guerre libre en combat rapproché dans le but de tuer autant d'ennemis que possible. Le nombre de morts dépend donc principalement du déséquilibre des forces sur le champ de bataille, et ne correspond pas à un nombre fixé en amont d'une campagne guerrière afin d'égaliser les pertes. Si les hostilités s'éternisent sans qu'une partie espère pouvoir faire pencher la guerre en sa faveur et lorsque de plus en plus de participants en ont assez de la guerre et souhaitent qu'elle cesse, une trêve ou une paix peut être conclue. Ce n'est qu'à ce moment-là, lorsque la guerre doit prendre fin, que le bilan des victimes doit être équilibré (si nécessaire, par une indemnisation) pour que la paix soit durable. »
  4. « Le concept de feud de Christophe obscurcit également la différence entre le feud avec et sans responsabilité clanique, c'est-à-dire la substitution (Kelly 2000). Même lorsqu'elle est le fait d'une famille, la vengeance peut prendre deux formes différentes, selon qu'elle s'exerce sans responsabilité clanique, en visant uniquement l'auteur réel (Darmangeat p. 46, 101), ou la avec responsabilité clanique, contre toute personne du groupe de parenté de l'auteur (Darmangeat p. 47, 140ff.). (...) Cependant, la vengeance peut aussi facilement dégénérer – par le mécanisme de la responsabilité clanique – en une guerre entre les groupes locaux impliqués. (...) Le principal problème avec les concepts de guerre et de feud défendus par Christophe (et Boulestin) est qu'ils considèrent – en rejetant le concept de communauté politique – que la question des protagonistes de ces formes de violence collective n'est pas pertinente : Qui se bat ? Les familles, les groupes de parents, les groupes locaux ou les coalitions de groupes ? »
Une scène de bataille (Kakadu National Park, Territoire-du-Nord)

L'argument 1 procède d'un simple malentendu : ni Bruno ni moi n'avons jamais nié qu'il pouvait exister des guerres menées pour d'autres objectifs que la vengeance. Nous avons simplement dit qu'il pouvait exister des guerres de vengeance – ce qui est fort différent – et que par conséquent, le motif de la vengeance ne peut pas servir à délimiter la guerre du feud.

Les difficultés soulevées par l'argument 2 me semblent clairement ne pas en être. Le feud est une forme de justice – plus exactement, il est le résultat possible de cette forme de justice qu'est l'assassinat de compensation, qu'il soit à désignation personnelle (on tue le coupable) ou synecdochique (on tue un individu réputé socialement équivalent au coupable). Il y a feud lorsque cet assassinat, censé équilibrer les pertes, est considéré comme illégitime du point du vue de la partie visée (ce n'est pas toujours le cas), et que s'enclenche une série de rétorsions mutuelles. Dans ma classification, le feud (du moins, les actions qui le composent) correspond donc aux assassinats de compensation. Les guerres, elles, ne peuvent être composées que de batailles à visée homicide, quelle que soit la forme prise par ces engagements. Après, il y a quantité de procédures qui ne relèvent ni du feud, ni de la guerre. La bataille régulée en est une, et je ne vois pas pourquoi on la convoquerait dans une discussion sur le feud, avec lequel elle n'a tout bonnement aucun rapport.

L'argument 3 concerne un autre phénomène, que j'aborde dans le livre, qui est la porosité possible entre la bataille régulée et la bataille qui ne l'est pas – autrement dit, entre une procédure qui relève de la justice et qui est censée se terminer à la fois sans trop de casse et avec une réconciliation, et un affrontement sans limite. Je ne connais pas suffisamment les ethnographies auxquelles Jürg fait allusion pour porter un jugment sur leur interprétation, mais une chose est certaine, ces événements, tels qu'il les rapportent, ne relèvent pas non plus du feud et ne peuvent s'inviter dans une discussion à ce sujet.

L'argument 4 introduit une dimension supplémentaire : celle de la nature sociale des parties en présence. Au passage, je crois que parler de « responsabilité clanique » est une mauvaise idée : toute responsabilité collective n'est pas clanique, et je crois d'ailleurs qu'elle l'est assez rarement. Le plus souvent, les groupes impliqués dans des feuds ne sont pas des clans : ce sont des familles, des lignages, des villages, etc. Mais le problème principal est ailleurs. Il tient au fait de confondre deux questions qui sont analytiquement différentes. Imaginons que nous ayons défini une notion de droit contemporain, par exemple, le prêt à intérêt, en disant qu'il s'agit de la mise à diposition temporaire d'argent en échange de versements définis de manière contractuelle. Sur ce, quelqu'un objecte : « Cette définition ne convient pas. Elle obscurcit le fait que si le prêt à intérêt émane parfois d'un individu, il est le plus souvent le fait d'une banque, c'est-à-dire d'une personne morale ; une définition satisfaisante devrait impérativement souligner que les prêteurs sont avant tout les banques ». On comprend que cette objection n'est pas recevable : soit la nature de l'acteur est consubstancielle à l'acte que l'on souhaite définir – mais en ce qui concerne le feud, c'est précisément ce qu'il faudrait démontrer – soit elle ne l'est pas. Dans ce cas, ce n'est plus une question de définition, mais celui de l'identification d'une loi sociale, c'est-à-dire d'un rapport de causalité entre deux phénomènes distincts (ici, le prêt à intérêt et la nature sociale du prêteur). En l'occurrence, que le feud soit facilité par la responsabilité collective, c'est une évidence : le simple fait que les deux groupes aux prises soient plus larges diminue la probabilité que le conflit s'éteigne faute de combattants. Que pour comprendre une société donnée, il importe de cerner quels groupes sociaux pratiquent le feud ou la guerre, personne ne le conteste. Mais encore une fois, les lois sociales sont une chose, les définitions en sont une autre, et c'est une erreur de mélanger les deux.

Pour terminer Jürg conclut en écrivant que « sur le plan analytique, cependant, le terme de communauté politique est clair et ne pose aucun problème (Otterbein 1985). »

Vraiment ?

Définir le feud par l'unité politique ?

Un double problème

Commençons par discuter de la possibilité de discriminer le feud et la guerre par la nature politique de l'unité sociale impliquée, sans examiner la définition de cette unité politique elle-même – j'y viendrai dans un second temps. Il faut d'emblée remarquer que cette définition procède en quelque sorte par la négative : elle dit qu'une unité politique ne peut pas faire le feud (mais elle peut faire d'autres choses que la guerre), et qu'une unité non politique ne peut pas faire la guerre (mais elle peut faire autre chose que le feud). Si on admet ces prémisses, deux conclusions s'imposent :

  1. Il ne peut y avoir de guerre à l'intérieur même d'une unité politique
  2. Une même unité sociale peut faire soit le feud, soit la guerre, mais jamais les deux

Or, ces deux conclusions soulèvent d'épineux problèmes. Ceux qui se rapportent au premier point ont déjà été relevés par Bruno Boulestin, dans son article de 2020 : il existe au sein des États, qui sont des unités politiques par excellence, des guerres civiles : guerres de religion, guerres de libération nationale, etc. Faut-il considérer que ces guerres n'en sont pas, malgré leur caractère parfois fort meurtrier ?

Quant au second point, pour prendre le cas que je connais le mieux, celui de l'Australie, le groupe agissant est le plus souvent le groupe local, un conglomérat généralement structuré autour d'un groupe de parenté. Parfois, ce groupe local constitue une expédition afin d'éliminer un nombre limité de membres d'un groupe ennemi. Parfois, il part en expédition afin de tuer un nombre indéterminé de membres du groupe adverse. Dans l'esprit des Aborigènes, il s'agit de choses fort différentes – chez les Murngin de la Terre d'Arnhem, ceux sur lesquels nous disposons de l'information la plus détaillée, ces circonstances sont nommées et correspondent respectivement au maringo et au gaingar. Quelle bonne raison pourrions-nous avoir de décider, contre l'opinion des Aborigènes et en dépit de tout ce qui les différencie, que ces deux formes sont en réalité équivalentes ?

Une définition... bien mal définie

Ces premières difficultés découlent en réalité du point le plus épineux : la définition de la communauté (ou de l'unité) politique, ce concept qui « sur le plan analytique (...) est clair et ne pose aucun problème ».

Dévidons la pelote d'Ariane et avançons pas à pas dans le labyrinthe. Keith Otterbein, l'un des meilleurs spécialistes des conflits primitifs, définit la communauté politique comme « un groupe de gens dont l'appartenance est déterminée en termes d'occupation d'un territoire commun et où existe une fonction spécifique consistant à annoncer les décisions du groupe – fonction exercée au moins une fois par an » (2009). Otterbein emprunte cette définition à Raoul Naroll, qui l'avait formulée dans son article publié en 1964. Mais là, premier étonnement : l'objectif de Narroll n'est nullement de rechercher la définition de la communauté politique, en discutant des diverses possibilités et de leurs implications. Le texte, intitulé « Sur la classification des unités ethniques » porte sur un tout autre thème ; il conteste (à juste titre) la pertinence du concept de tribu, et propose à la place un néologisme, le « cultunit » – l'unité culturelle. Et parmi les divers critères de ce cultunit, on trouve celui repris par Otterbein, que Naroll intitule « ensemble territorial » (territorial team). Otterbein ne fait donc pas qu'emprunter une définition : il en change l'objet sans coup férir et sans fournir sur ce point la moindre explication.

Ce n'est cependant qu'un début : Otterbein complète en effet dans la foulée cette définition de plusieurs manières. Il ajoute en effet :

Une condition supplémentaire pour qu'il s'agisse d'une communauté politique est qu'elle constitue une unité territoriale maximale, c'est-à-dire, qu'elle ne soit pas incluse dans une unité plus large.

Cette condition, ainsi que l'écrit Otterbein dans la phrase suivante, concerne la souveraineté, notion qui concerne le pouvoir – le pouvoir de ne pas être commandé – et qui est ici étrangement formulée en termes territoriaux. Après avoir insisté sur le fait que les communautés politiques ne se limitent pas aux États, mais qu'elles comprennent les « systèmes politique non centralisés (...), des bandes aux villages », il ajoute au début du paragraphe suivant : « Toute communauté politique possède un ou plusieurs leaders ». S'agit-il d'un élément supplémentaire de définition ? D'un simple constat ? On ne le saura pas.

Cette étrange impression se renforce dans la discussion qu'Otterbein mène avec un autre spécialiste, Douglas Fry, à propos de l'Australie, et spécifiquement sur le cas bien documenté des Tiwi. Douglas Fry ne partage pas le jugement d'Otterbein sur la présence de la guerre parmi ce peuple, tout en souscrivant lui aussi à l'idée selon laquelle ce qui différencie la guerre du feud est la nature politique de l'unité sociale qui la mène. On s'attend donc en toute logique à ce que la discussion entre ces chercheurs porte sur ce point : qu'Otterbein argumente sur la nature politique des communautés Tiwi, tandis que Fry s'efforcerait de leur dénier ce caractère. Il est donc proprement stupéfiant de constater que ni l'un ni l'autre ne souffle un seul mot sur cette question (en tout cas dans les textes que j'ai pu consulter). Fry s'appuie sur l'existence de batailles régulées pour souligner le peu de victimes et en déduire le caractère judiciaire des affrontements Tiwi ; Otterbein, lui, constate le nombre élevé d'embuscades meurtrières – toutes choses parfaitement justes, mais hors sujet pour le problème censé constituer le sujet du débat.

On est donc en droit d'éprouver quelque perplexité face à une définition qui ressemble davantage à un échafaudage qu'à un escalier triomphal, et dont ses partisans ne font aucun cas en traitant du problème dont elle est censée fournir la clé. Peut-être ce sentiment vient-il du fait que je me focalise sur deux auteurs et sur quelques pages ? Je suis au contraire convaincu qu'un examen plus vaste de la littérature ne ferait que le renforcer, et que le concept de « communauté politique » révèle de plus en plus de problèmes à mesure que l'on tente de cerner sa signification de près, au lieu de la tenir pour acquise.

Même si ce billet est déjà bien long et que sur ce point, je ne peux pour l'instant que me hasarder à une esquisse, qu'est-ce en effet qu'une communauté (ou une unité) politique ?

S'agissant de sociétés étatiques, la réponse est à peu près triviale : ce sont les communautés qui se trouvent sous l'autorité d'un État. Plusieurs auteurs ont cependant fait remarquer que dans le cas d'une fédération, il y a bel et bien un emboîtement objectif des communautés politiques, et qu'on ne peut réduire la réponse à une proposition simple : l'Etat fédéral, aussi bien que les États qu'il fédère, constituent bel et bien des communautés politiques.

Mais s'agissant de sociétés non étatiques, il faut trouver d'autres critères – et c'est là que le bât blesse. Une première possibilité, retenue par Otterbein, est celle du territoire. Alain Testart a consacré à ce point de belles lignes dans son manuscrit sur le politique, malheureusement dépublié de son site web à sa mort et pour l'instant indisponible (sauf sur demande auprès de l'auteur de ces lignes !). Il faisait remarquer que le territoire est considéré depuis longtemps comme un attribut de l'État, ce qui l'opposerait aux organisations fondées sur la parenté. Pourtant, le territoire concerne a priori une dimension très différente de celle qui est au centre du concept d'État, à savoir le pouvoir, c'est-à-dire le pouvoir de contraindre par la force. Il a existé des États nomades, où les rapports sociaux se déplaçaient sur la surface du globe. On retrouve donc là ce qu'on disait sur le prêt à intérêt : que la très grande majorité des États aient été territoriaux ne se rapporte donc pas à leur définition, mais à une loi sociale : il est bien plus aisé de contrôler des populations sédentaires que mobiles. Toujours est-il que la territorialité, déjà problématique en tant que critère de l'État, le devient encore plus lorsqu'on en fait un critère de la communauté politique en général : chez les peuples de cultivateurs, n'existe-t-il pas un certain nombre de situations où les relations de parenté, en particulier l'apartenance à des groupes nommés unilinéaires qui traversent les villages, est beaucoup plus déterminante que la résidence dans ledit village ? Dans le cas des tribus australiennes divisées en un certain nombre de groupes locaux, quel est le bon niveau de territorialité qui doit être retenu ? Celui du groupe local, ou celui de la tribu ?

À cela, bien des auteurs ont jadis répondu que la tribu australienne ne constituait nulle part une unité politique, et que seul pouvait être considéré comme tel le groupe local. Pourquoi ? Parce que leur critère n'était pas celui de la territorialité, mais celui de l'action collective - et en particulier, celui de l'action collective obligatoire. Cela nous amène à nous tourner vers l'autre critère évoqué par Otterbein, celui de la souveraineté : une communauté politique est nécessairement souveraine, dans la mesure où elle dispose de sa propre violence et ne peut être contrainte par aucun pouvoir qui soit placé au-dessus d'elle. Le problème, c'est qu'en Australie (comme dans bien d'autres endroits du monde), il n'est pas impossible qu'une telle définition dynamite l'espoir même de découvrir quelque communauté politique que ce soit. Tout individu semble disposer de sa force, l'utiliser comme bon lui semble et n'être jamais obligé de le faire par un autre. Ce n'est pas pour rien qu'on a souvent qualifié les Aborigènes d'anarchistes, incapables de se plier à quelque hiréarchie que ce soit.

A. Radcliffe-Brown, déjà...

Voilà ce qu'écrivait Albert Radcliffe-Brown en 1940 dans sa préface à un classique de l'anthropologie politique consacré aux sociétés africaines :

Il nous faut cependant reconnaître que dans certaines sociétés, une telle communauté politique reste indéterminée. Ainsi, parmi les Aborigènes australiens, le groupe indépendant, autonome, ou si l'on préfère, souverain, est la horde ou le clan local, qui comprend rarement plus de 100 membres et souvent pas plus de 30. Au sein de ce groupe, l'ordre est maintenu par l'autorité des hommes âgés. Mais pour la célébration de rites religieux, un certain nombre de ces hordes se regroupent dans un camp. Dans la communauté ainsi rassemblée il existe une sorte de mécanisme reconnu pour traiter des blessures infligées par un invidu ou par un groupe à un autre [il donne alors l'exemple du châtiment corporel pour un vol d'épouse]. Le point qui doit être noté est que de tels rassemblements à des fins religieuses ou cérémonielles regroupent selon les occasions des hordes différentes, chaque rassemblement constituant durant ce laps de temps une société politique. S'il existe un feud entre deux des hordes participantes, soit il doit être soldé et la paix doit être conclue, soit il doit être suspendu le temps de la rencontre, quitte à reprendre par la suite. Ainsi, en différentes occasions, une horde appartient temporairement à des groupes politiques temporaires plus vastes. Mais il n'existe aucun groupe permanent de ce type auquel on puisse dire d'une horde qu'elle lui appartient.

Il y a dans ce passage datant de plus de 80 ans au moins deux aspects essentiels. Le premier est qu'en cherchant à identifier les communautés politiques, on se heurte à des difficultés qui, selon lui, rendent la question indécidable. Je ne dis pas que Radcliffe-Brown a raison – en l'occurrence, je pense même qu'il se trompe sur ses conclusions. Mais il a le grand mérite d'identifier un problème, et de ne pas se méprendre sur la complexité de la tâche. On pourrait certes penser qu'aujourd'hui, si ce problème n'est plus posé, c'est qu'il a été résolu. J'ai la faiblesse de penser que ce n'est pas le cas, et que si l'on en parle plus, c'est au contraire parce qu'on a même oublié que ce problème existait. Ainsi que l'écrivait A.Testart dans son manuscrit :

Le terme « d’organisation politique » est devenu dans une grande part de la littérature anthropologique un substitut équivalent, un peu plus chic (...) pour « organisation sociale ».

Au passage, on ne peut s'empêcher de relever dans la même préface de Radcliffe-Brown le passage suivant, à propos de la délimitation entre feud et guerre :

Il est très difficile de tracer une ligne de démarcation exacte, valable pour toutes les sociétés, entre le feud et la guerre. (...) Il est une catégorie de feud dont l'importance doit être reconnue par toute tentative de définir la structure politique de certains sociétés simples, à savoir l'institution d'une vengeance régulée en cas d'homicide. Là où elle existe, lorsqu'un homme est tué, ses parents, ou les membres de son clan ou de son groupe, ont par la coutume le droit, et dans certaines sociétés, le devoir, de prendre la vie de son meurtrier ou d'un membre de son clan ou de son groupe. L'opinion publique considère une telle vengeance comme juste et légitime dans la mesure où la loi du talion est respectée, c'est-à-dire, que le dommage causé est équivalent à celui reçu, et qu'il ne lui est pas supérieur. Les feuds, ou les actions collectives mettant en œuvre la force ou la menace de la force, du type de celles dont relève cet exemple ne peuvent pas être considérés comme la même chose que les guerres.

Évidemment, une citation n'est pas un argument, et ce n'est pas parce que cette définition du feud est formulée par Radclife-Brown plutôt que par Boulestin qu'elle est plus fondée pour autant. Mais cela montre à tout le moins qu'on a remarqué depuis longtemps ce point essentiel : le feud est une succession d'assassinats de compensation, ce que n'est pas la guerre.

Pour en revenir à la communauté (ou à l'unité) politique, une fois écartée la piste territoriale et celle de la souveraineté, dans quelle direction pourrait-on rechercher la solution ? Il me semble que la seule voie qui reste à explorer est précisément celle qui se trouve au cœur de l'idée de « politique », à savoir la possibilité légale de recourir à la force ou l'obligation de s'en servir dans certaines circonstances. Les deux aspects ne sont d'ailleurs pas équivalents – là encore, le fait de vivre dans une société étatique, où ils sont confondus, nous trompe : dans notre propre société, il est à la fois interdit d'user de violence en-dehors du cadre fixé par l'Etat et obligatoire (sous peine de sanction) de l'utiliser lorsqu'il l'exige. Mais dans le monde non étatique, ces deux aspects sont découplés, et mon intuition est que si, nulle part, il n'y a contrainte juridique à utiliser sa force, il peut en revanche exister des restrictions à son libre usage, et que c'est du côté de ces restrictions qu'il faut chercher les contours du groupe politique.

Conclusion (très provisoire...)

Pour finir sur une note un peu provocatrice, il me semble qu'en définissant le feud comme un processus typique d'une communauté non politique, non seulement on fait erreur, mais on commet un contresens presque total. Cette définition apprécie en effet le feud du point de vue de sa survivance en tant que processus illégitime au sein d'un État constitué. Mais un tel point de vue est très partiel – et, disons le mot, ethnocentriste. Le feud, dans son origine et dans son essence même, traduit de la part du groupe qui le met en pratique la disposition légale de sa propre violence, qu'il peut mobiliser sans frein afin de faire valoir ses droits. En ce sens, le feud – plus exactement, l'assassinat de compensation – exprime donc au contraire le caractère éminemment politique du groupe qui y recourt. Et je me demande donc si une définition acceptable d'une communauté politique ne serait pas quelque chose comme : « l'ensemble maximal au sein duquel l'assassinat de compensation ne peut être librement et légalement mis en œuvre, à titre interne comme externe ».

À suivre...

2 commentaires:

  1. Excellent récapitulatif pour essayer de repartir sur des bases un peu consolidées tout en mettant l’accent sur les difficultés qu’il reste à surmonter.

    Une remarque de forme : pour guerre/feud, tu dis que Jürg évoque cinq catégories d’arguments, mais tu n’en listes que quatre.

    Sinon, pas grand-chose à dire, je suis d’accord avec à peu près tout. Juste une remarque sur le premier point, « Sédentarité, territorialité et guerre » : je suis pleinement convaincu (et je l’ai écrit dans le bilan sur les violences mésolithiques) que l’augmentation des cas de violence archéologiquement reconnus chez les sédentaires correspond essentiellement à une augmentation de la visibilité de la violence et non à celle de la violence elle-même. Le mécanisme de cette augmentation de la visibilité est simple : à partir du moment où ils sont sédentaires, les gens inhument (quand ils inhument) dans des cimetières, lesquels ont bien plus de chance d’être retrouvés par les archéologues que des sépultures isolées. Ça ne répond évidemment pas à la question de savoir si dans l’absolu la sédentarité augmente les conflits, mais ça veut au moins dire que l’archéologie ne peut pas de façon simple répondre à cette question. Une remarque cependant : quand on rapporte le nombre de traces de violences aux nombres de personnes retrouvées, l’incidence semble plus élevée au Mésolithique qu’au Néolithique, le problème étant que trace de violence ne signifie pas nécessairement conflit intergroupe…

    Quant à ta proposition finale de définition, c’est une piste à méditer. J’y vois cependant déjà un problème pour les États : à partir du moment où, par définition, tu ne peux plus y faire justice toi-même, qu’est-ce qui permet de les séparer les uns des autres (ton ensemble maximal devenant de fait l’ensemble des États) ?

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    1. Bonne remarque. Il faudrait sans doute reformuler la proposition d'une manière plus générale, avec quelque chose du genre « la libre disposition de la violence homicide » (sans restreindre au cas spécifique de l'assassinat de compensation). Le truc, c'est de tenter d'arriver au but via les restrictions à l'usage de la violence, et pas via l'obligation de s'en servir (voie qui se révèle être une quasi-impasse dès que l'on sort des États).

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