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De la zizanie chez les Huli

La prochaine étape de mon tour du monde des modalités de la justice et de la guerre m'amène chez les Huli, ce peuple des hautes-terres de Nouvelle-Guinée aux décorations corporelles si spectaculaires, dont j'avais croisé un représentant il y a quelques années. Les informations de ce billet sont tirées d'un court article de Robert Glasse (« Revenge and Redress among the Huli: A Preliminary Account », Mankind V-7, 1959).– apparement la retranscription d'une conférence – qui ne donne pas toujours des détails très précis, mais qui fixe très bien les caractéristiques principales du phénomène.

Le premier point à noter est qu'on retrouve chez ce peuple les deux principes fondamentaux identifiés pour l'Australie :

  1. le recours à la violence s'effectue dans un cadre général de représailles
  2. ces représailles sont sujettes à modulation (atténuation ou surenchère), selon le degré de proximité entre les unités sociales impliquées

Il existe cependant deux différences majeures avec le cadre australien. La première, qui ne surprendra guère, est que les rapports sociaux des Huli sont pénétrés par la richesse. Toute mort, alliée ou ennemie, doit donc ultimement être dédommagée par un paiement en porcs (entre 30 et 150 animaux selon les circonstances, sachant qu'un individu moyen possède environ 10 porcs, un riche jusqu'à 100 ou davantage). La seconde particuliarité des Huli, plus inattendue, veut que la compensation ne soit jamais équivalente.

Si le délit est interne au groupe local, la rétorsion sera atténuée :

Les infractions internes sont généralement résolues par des combats à mains nues ou avec des bâtons ; après quoi, on verse généralement une compensation pour apaiser tout ressentiment qui pourrait subsister.

Nous n'avons pas plus de détail sur les modalités de ces combats internes, manifestement des duels régulés. Nous en avons davantage, en revanche, sur les rétorsions intervenant entre groupes locaux, et qui devaient donc, selon la morale en vigueur, impérativement dépasser le tort initial. IL existait trois modes de rétorsion.

L'empoisonnement

Il s'agit de la méthode la plus secréte et la plus discrète. Je ne résiste pas au plaisir gourmand de citer intégralement les lignes de Glasse à ce sujet :

Normalement, le poison est administré par un seul individu, qui peut toutefois faire appel aux services d'un spécialiste pour préparer la potion. On attribue l'efficacité du poison à sa nature physque et non aux sorts ou aux rituels, comme dans le cas de la sorcellerie. Les techniques d'empoisonnement menstruel sont employées courramment par les femmes ; lorsqu'une femme a un différend avec une homme, elle l'incitera à avoir un rapport seuel avec elle durant les derniers temps de sa période menstruelle. Cette méthode d'empoisonnement effraye les hommes, qui sont ainsi réticents à accepter les invitations de cette nature s'ils sont quelque raison de se méfier. On croit qu'un homme empoisonné par cette méthode tombera malade et mourra dans les trois mois, à moins que des contre-mesures efficaces ne soient prises. (...) La croyance veut que l'écoulement menstruel entre par le pénis, puis pénètre les organes internes.

Non seulement les femmes emploient cette méthode pour leur propre compte, mais leurs propres parents masculins les engagent parfois à cette fin. L'écoulement menstruel d'une vierge est considéré comme particulièremment puissant, mais on l'administre par d'autres moyens. Un frottis, mélangé au nombril d'un enfant mort depuis moins de six semaines ainsi qu'à une série d'autres ingrédients répugnants, et considéré comme particulièrement efficace. À en juger par les détails de sa composition et de sa préparation, il est bien possible que cette mixture soit réellement toxique.

La sorcellerie

Glasse donne fort peu de détails sur ce point, mais il précise qu'elle intervenait exclusivement entre groupes locaux : c'est à titre collectif qu'on la pratiquait, manifestement comme un succédané d'un affrontement physique.

Le combat armé

L'article est peu disert sur les tactiques ou les armes employées. Il insiste en revanche sur l'opposition entre « feud » et « guerre », qui selon lui se déployait à plusieurs niveaux (les éléments du tableau sont des extraits de l'article).

FeudGuerre
Butdestruction limitée : représailles pour un dommage spécifiquedestruction générale : on brûle les maisons, on détruit les jardins, et on abat sans merci hommes, femmes et enfants
Combattantsgénéralement, seulement deux groupes locaux de filiation situés dans des zones relativement distanteslorsque des alliés viennent à la rescousse d'un des protagonistes d'un feud, celui-ci devient une guerre. La guerre mobilise des hommes de nombreux régions
DuréeInterminable et progressif (...) peut s'éteindre durant plusieurs semaines, mois ou même années, pour resurgir lorsque l'opportunité se présenteculmine d'ordinaire dans une confrontation prolongée qui peut durer plusieurs semaines, ou même plusieurs mois
Tactiqueraid et embuscade : incursion rapide et furtive suivie d'une retraite rapide après que les dommages ont été infligésattaques frontales et par le flanc patr des groupes d'archer poussant des cris sauvages
Finlorsque les pertes des deux camps se seront équilibrées pour une paix formelle et négociée.
Victimesgénéralement faibles : un ou deux morts, quelques cochons, une femme violentée, une maison brûléedes témoignages font état de troupes de 700 à 800 combattants de chaque côté au plus fort des combats ; ceux-ci durèrent presque six mois et firent 18 morts de chaque côté, de même que de nombreux blessés par flèche.

Que nous apportent ces éléments ? Pour commencer, une confirmation : lorsqu'il dérive en guerre, le feud tend à changer à la fois d'objectifs et d'échelle. Cette tendance très générale, sinon universelle, a beaucoup contribué à obscurcir le critère pertinent pour le définir ; elle explique la volonté récurrente de rechercher la solution du côté de la taille de l'unité sociale impliquée. Le cas des Huli, même s'il ne tranche évidemment pas le débat à lui seul, jette toutefois une pierre dans le jardin de ceux qui voient dans la guerre, contrairement au feud, le fait d'une « communauté politique ». Ce sont en effet les mêmes unités fondamentales, les groupes locaux de filiation, qui font l'un et l'autre. Objectera-t-on que dans le cas de la guerre, ces unités font alliance, et que ces alliances constitueraient ainsi des communautés politiques plus larges ? On ne voit guère en quoi : le texte de Glasse n'évoque la réunion des divers groupes locaux que comme une agglomération de forces militaires, sans mentionner la moindre institution commune. Ces alliances étaient de surcroît aussi fragiles qu'éphémères : présentant ce qu'il considère comme sa « thèse centrale », il affirme :

La vengeance définit les ennemis et les alliés, mais lorsque le conflit est terminé, le principe des représailles divise les alliés qui combattaient ensemble. Le résultat est que des factions puissantes ne sont jamais capables de se développer pleinement.

Reste, pour terminer, la question des causes de ces conflits. L'article n'est guère disert sur ce point, se contentant d'écrire que les plus communes sont, sans surprise : « l'insulte, l'adultère, la séduction des jeunes filles, le vol, les dégâts aux jardins ou à d'autres propriétés, le manquement à certaines obligations, telles que le paiement d'une compensation, et finalement le meurtre ou la tentative de meurtre ».

4 commentaires:

  1. Je ne sais pas s'il s'agit d'une erreur dans ton tableau. Mais je m'étonne que tu ne relève pas le fait que le principe qui régit leur guerre semble être la limitation de la violence. Tu parle bien d'équilibrer les pertes. Est-ce que ce n'était pas justement un élément central du feud ? Qu'on le retrouve ici dans la guerre est loin d'être anodin.

    Ou bien c'est un principe du feud qui ressurgit dans la guerre. On part à la guerre pour se faire des dégâts sans limites. Mais une fois la guerre lancée, aucun des deux camps n'accepte la paix à moins d'avoir équilibré les pertes.

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    1. Bien vu, tu mets le doigt sur un problème auquel je n'avais pas accordé l'attention qu'il mérite. En fait, dans toute la Nouvelle-Guinée semble-t-il (à confirmer), il y a cette coutume étrange qui consiste, à l'issue d'un conflit même dur, à conclure la paix par l'indemnisation des victimes. Comme remarquait déjà Testart, ce sont des guerres qui coûtent cher... à ceux qui les gagnent. Il y a toutefois deux points qui ne sont pas très clairs :
      1. Dans certaines circonstances, la guerre est si violente qu'elle conduit à l'anihilation physique ou sociale de l'ennemi. On le'extermine, on le déblaye, on occupe ses terres, et là, plus d'indemnisation qui tienne (cf. la discussion en parallèle avec C. Jeunesse sur un autre billet).
      2. Quand on conclut la paix, je n'arrive pas bien à discerner si on équilibre forcément ou préférentiellement par les morts, et subsidiairement par les paiements, ou si les paiements sont considérés comme une solution également valable.
      Toujours est-il que dans le cas présent, je pense que la différence entre feud et guerre intervient lors du lancement des opérations. Pour le feud, on cible des objectifs limités, correspondant à un équilibrage des dommages en quelque sorte ex ante. Pour la guerre, on cherche à dégommer un maximum, et c'est seulement au moment de conclure la paix que l'équiibre doit être rétabli ex post.

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    3. C'est ça. En gros c'est avant tout un élément caractéristique de la conclusion d'une paix. Avec pour différence essentielle avec le feud que dans le feud... il n'y a pas de paix et qu'aucun des camps n'est théoriquement prêt à admettre au même moment que les comptes sont justes

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