Pages

Quelques nouvelles de Lady Sapiens

On se souvient de Lady Sapiens, une œuvre constituée à la fois par un livre, un documentaire et un jeu video parus à l'automne dernier, et qui entendait rétablir un certain nombre de vérités sur la femme du Paléolithique récent. Avec huit autres collègues, j'avais cru nécessaire d'intervenir publiquement pour expliquer en quoi la vision proposée correspondait moins à l'état réel du savoir scientifique qu'à une version séduisante, mais biaisée, de ce savoir.

Il me faut donc signaler la parution dans Charlie Hebdo de ce jour (n°1541) d'un article d'Antonio Fischetti, sous le titre : « Lady Sapiens – La préhistoire, miroir à fantasmes ». Quelques-uns de mes propos y sont retranscrits, avec un raccourci qui mérite un petit rectificatif. S'agissant de l'étude de R. Haas censée prouver l'existence d'une forte minorité de femmes parmi les chasseurs de gros gibier dans l'Amérique paléolithique, ce n'est pas la méthode de sexage par l'émail dentaire qui serait en elle-même peu fiable, mais les conditions dans lesquelles elle a pu être utilisée pour le squelette péruvien dont l'étude fait état, de l'aveu même de ses auteurs (une fiabilité annoncée de 81 %, là où le seuil de certitude communément retenu est 95 %). Par ailleurs, d'une manière générale, je crois il n'y a pas grand sens à reprocher à un propos sur la préhistoire d'être « trop » ou « pas assez » féministe. Ce n'est tout simplement pas le problème : le reproche que nous faisions à Lady Sapiens n'est absolument pas de prendre le parti des femmes ou de l'égalité des sexes ! Il est de ne pas présenter objectivement les indices qui permettent de reconstituer la situation des femmes durant le Paléolithique, ce qui est tout à fait différent.

Je profite de l'occasion pour signaler qu'un doctorant en anthropologie, Fabien Abraini, qui anime Anthropogoniques, un blog très informé, a produit lui aussi aussi une critique serrée et rigoureuse de Lady Sapiens, postée comme commentaire sur la page consacrée au livre sur Amazon.fr, et que je reproduis ici avec sa permission :

Faire un livre de vulgarisation au format documentaire, incluant des avis d'experts au sein d'une narration pourrait être une bonne idée. Encore faudrait-il que ces experts soient de réels experts du sujet dont ils parlent dans le livre, ce qui ne semble pas toujours le cas. Le manque de sources directes (on n'a qu'une bibliographie indicative en fin d'ouvrage) permet mal la vérification des propos, et si vous n'êtes pas spécialiste des sujets traités, vous devrez admettre les affirmations telles qu'elles sont. Et elles sont parfois problématiques.

Par exemple, au chapitre 5, page 145, on apprend que les !Kung travaillent 12 à 19h par semaine. C'est une donnée intéressante (mais incomplète), tirée du chapitre 4 de Man the Hunter, paru en 1968, et qui a alimenté le travail de Marshall Sahlins (Stone age economics, en français : Age de pierre, âge d'abondance), qui présentait d'ailleurs sa théorie dans Man the Hunter. On comprend mal alors pourquoi, page 146, Lady Sapiens fustige Man the Hunter, dont le livre tire probablement par ailleurs une autre donnée : les femmes San apportent 75% de la nourriture. C'est une vieille erreur qu'on retrouve encore dans le chapitre 4 de Man the Hunter, où Lee, l'auteur, affirmait que les femmes apportaient 2 à 3 fois plus que les hommes. Il a plus tard corrigé cette affirmation, car il avait oublié que les hommes chez les Sans participent aussi à la cueillette. Au final, il donnait 45 % contre 55 %, soit près de 1 pour 1. De même que dans la même publication (The Dobe Ju/'Hoansi, 2013, 1ère édition 1984), il corrigeait les données sur le travail, en donnant 40 à 44h de travail par personne chez les !Kung. Les 12 à 19h ne comptaient pas la fabrication des outils, le travail quotidien ménager, la préparation de l'alimentation... Ces affirmations des années 60 circulent depuis, répétées de livre en livre et d'article en article. Sur la durée du travail, on retrouve des chiffres encore un peu supérieurs dans les travaux de Hawkes sur les Hadza, entre 40 et 50h (« Hadza women's time allocation, offspring provisioning, and the evolution of long postmenopausal life spans », 1997). Hawkes est pourtant abondamment utilisée par Lady Sapiens, mais cet aspect est occulté.

Lady Sapiens reproche à certains auteurs de s'être trop focalisés sur certaines populations, notamment les Inuit, et de ne pas donner de statistiques précises. Ce n'est certes pas le cas de Man the Hunter, qui s'intéresse à une soixantaine de populations, donne des statistiques détaillées, et que les auteurs auraient mieux fait de lire. En revanche, c'est le cas de Lady Sapiens qui axe son argumentaire principalement sur les San et les Hadza, qui ne sont pas plus représentatifs que les Inuit. Quant aux statistiques précises, on les cherche vainement dans Lady Sapiens.

Page 134, on apprend que les femmes du paléolithique pouvaient procréer jusqu'à 30 ans. C'est très loin de ce que donnent les études sur les San, justement, dont les femmes ont des enfants jusqu'à plus de 40 ans (voir Gurven & Hill, 2009, « Why do men hunt ? »). Il n'y a pas de raison de penser que le paléo sup ait été très différent de ce point de vue, ou alors c'est le reste de l'argumentaire de Lady Sapiens sur l'espérance de vie et plus généralement l'extrapolation de constatations ethnologiques au paléo sup qui tombe avec.

Page 149, on affirme que Lady Sapiens n'est pas une femme au foyer. Mais depuis Man the Hunter (« women would not have been idle », chapitre 32), plus personne de sérieux ne dit ça. On présente Lady Sapiens comme une chasseresse, puis on admet (avec bon sens) dans le passage sur les hottes pour bébé que « rester éloignée des activités du camp ne devait pas être envisageable . Pas très compatible avec une pratique de chasse aux grands animaux, et finalement très proche de ce qui est dit depuis longtemps par les auteurs que Lady Sapiens fustige et que confirme l'ethnographie (les femmes font beaucoup d'activités, mais s'éloignent en moyenne nettement moins que les hommes, et notamment chez les Hadza, par exemple : « Hadza Hunter-Gatherers Exhibit Gender Differences in Space Use and Spatial Cognition Consistent with the Ecology of Male and Female Targeted Food », Wood, 2019).

Lady Sapiens présente à plusieurs reprises ses affirmations comme les résultats de son enquête. Ex: « Nos investigations pour retrouver les gestes et les activités des femmes ont révélé une palette d'activités insoupçonnées » (page 146). Pourtant, à quelques détails près, les activités présentées par Lady Sapiens étaient déjà connues dès les années 60-70. Même le décrié article de Murdock & Provost de 1973 (« Factors in the division of labor by sex: A cross-cultural analysis ») en présentait déjà la majorité. Ou encore, page 153, « notre enquête dévoile que les femmes de la préhistoire étaient douées d'une forte musculature », qui vient quelques années après la retentissante étude de Macintosh et al. en 2017 (« Prehistoric women’s manual labor exceeded that of athletes through the first 5500 years of farming in Central Europe »), qui a fait les gros titres (tapez « femmes néolithique athlètes » dans un moteur de recherche, ça avait fait du bruit), et a été reprise de multiples fois, notamment par Patou-Mathis dans L'homme préhistorique est aussi une femme, et avait bénéficié à cette occasion d'une nouvelle grosse exposition médiatique. On utilise aussi « Femmes chasseuses des Amériques » (là encore, voir dans un moteur de recherche pour le buzz), « Female hunters of the early Americas », Haas et al., 2020, sans aucun recul, parce que ça arrange le propos, bien que les sépultures étudiées ne puissent en aucun cas apporter de certitudes sur ce que faisaient les personnes inhumées (on a par exemple des enfants mort-nés avec des armes de chasse, on ne peut pas en conclure qu'ils étaient honorés pour leur talent de chasseurs).

Au final, l'accumulation de propos de spécialistes donne une crédibilité au livre qui ne m'est pas parue évidente en le détaillant. Certains intervenants sont en revanche de véritables spécialistes de la question dont ils traitent, mais souvent les propos extraits semblent soigneusement choisis, et des données comme celles de Sébastien Villotte, qui sont un indice de chasse masculine sont minimisées (ce ne serait pas un problème si toutes les études étaient traitées avec la même prudence, mais ce n'est pas le cas, il y a clairement deux poids deux mesures).

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais ça va faire lourd pour une critique sur Amazon.

Pour terminer, je ne peux m'empêcher de relever avec une certaine perplexité que l'auteure a elle-même écrit un commentaire sur le même site à propos de son propre livre. On y lit entre autres qu'un signataire de la tribune de Lady Sapiens l'aurait critiqué sous couvert d'anonymat – je ne vois pas bien ce qui conduirait un universitaire ayant signé un texte public sur le sujet à se dissimuler derrière un faux nez pour écrire quelques lignes de plus. Mais surtout, sur le fond, elle affirme que notre tribune adresserait à Lady Sapiens un double reproche contradictoire :

  1. de livrer une version outrageusement féministe de la féminité préhistorique en sélectionnant des informations valorisant la polyvalence des talents féminins sur les sites archéologiques
  2. MAIS aussi de ne pas nous montrer assez féministe en n'ayant pas soutenu la thèse de Priscille Touraille qui suggère que le dimorphisme sexuel est le fruit d'une maltraitance des femmes par les hommes sous forme de privations alimentaires dès le Paléolithique... (et donc de "couvrir" une sorte de complot masculiniste mondial de l'âge de pierre.)

Laissons de côté le point 1, même si cette formulation ne reflète pas exactement la nature de nos critiques. Il est simplement stupéfiant de lire ce qui est écrit au point 2, alors que notre texte ne fait aucune allusion à la question du dimorphisme sexuel en général, et pas davantage à la thèse de Priscille Touraille en particulier – au passage, je peux même ajouter que les signataires, à commencer par moi-même, sont loin de tous souscrire à cette thèse. Cela signifie que l'auteure de ces lignes soit n'a pas lu notre critique mais qu'elle écrit comme si c'était le cas, soit qu'elle l'a lue, mais qu'elle lui attribue sciemment des propos sortis de son imagination afin de la disqualifier. Dans les deux cas, cela donne une idée du sérieux avec lequel la discussion est menée. Et cela rappelle furieusement la sentence avec laquelle Pierre Desproges concluait ses réquisitoires au Tribunal des flagrants délires : « Ainsi, l'accusé est coupable, mais son avocat vous en convaincra mieux que moi ».

4 commentaires:

  1. Non seulement l’auteure a écrit sur Amazon un commentaire à propos de son propre livre (et à cette occasion s’est généreusement autoattribué cinq étoiles, tant qu’à faire…), une première, mais il faut savoir que la grande majorité des commentaires positifs a été postée après que l’intéressée a passé un appel pour ce faire sur sa page Facebook (raison pour laquelle une bonne partie est datée du même jour).

    RépondreSupprimer
  2. Cher monsieur Darmangeat,

    Je lis avec délectation votre blog, qui confirme (de façon savante) certaines intuitions que j’avais eues (de façon naïve). Vos articles justifient aussi un agacement que je ressentais d’instinct... Je m’explique :
    Je viens de publier un livre sur les mises en scène inspirés par la Préhistoire depuis le XIXe siècle, intitulé Le Roman préhistorique : essai de définition d’un genre, essai d’histoire d’un mythe (Bordeaux : Fedora, 2021). Malheureusement, je n’ai découvert votre livre Le Communisme primitif n’est plus ce qu’il était que dans les denières semaines avant la publication. Je n’ai donc pu vous citer que très brièvement. Il aurait fallu tout reprendre, tellement vos remarques m’ont semblé corroborer les miennes... Avec beaucoup plus d’autorité scientifique, certes !
    En effet, je ne suis ni anthropologue ni préhistorien, mais j’étudie la littérature, le cinéma, la BD, les arts plastiques. Ma thèse centrale est que ces fictions (prototype : La Guerre du feu) ne décrivent aucunement la Préhistoire, ou si peu, mais les rêves de l’époque qui les produit. Les préhistoriens d’aujourd’hui s’en aperçoivent, mais seulement quand ils jugent les oeuvres du passé. Celles d’aujourd’hui leur semblent plus “scientifiques”, ce qui de mon point de vue est absurde. Par exemple, on voit très bien aujourd’hui les aspects “dix-neuviémistes” de La Guerre du feu, et on s’en gausse (alors que ce roman est subtil et ambigu, mais c’est un autre sujet) ; et on ne voit pas la lourde idéologie qui encombre les fictions contemporaines et une large part de la vulgarisation, voire peut-être de la recherche.
    Ce qui m’agace, c’est un certain anti-racisme et une certaine écologie consensuels, un pseudo-féminisme mièvre... Je suis très loin de nier l’importance de ces enjeux : l’anti-racisme, l’écologie, féminisme. Mais ces causes n’ont rien à gagner quand on répand des sottises, même si elles sont au goût du jour.
    Je vais faire un petit florilège tiré de mon livre, juste pour vous montrer combien mes idées sont proches des vôtres ; du moins, je le crois. (Je ne cherche pas à “vendre ma soupe”, à utiliser votre blog pour faire de l’auto-promotion ! Si vous jugez que mon message n’est pas à sa place ici, supprimez-le : je trouverai cela tout à fait normal).
    - p. 386 : De l’existence de statuettes féminines (les “vénus” paléolithiques), Jean M. Auel et d’autres auteurs de [fictions préhistoriques] ou de vulgarisation ont tiré l’idée “féministe” d’un culte de la Grande Mère, c’est-à-dire de la Nature divinisée, et par une extrapolation supplémentaire, celle d’une société quasi-matriarcale… pourquoi pas, en effet ? Mais le baroque jésuite ou le XIXe siècle bigot, qui multipliaient les images mariales, exaltaient-ils le matriarcat ? Et notre société est-elle matriarcale, qui affiche tant d’icônes féminines dans la publicité ou la pornographie ? On peut aussi bien argumenter l’existence du phénomène suivant : lorsque se multiplient les images de femmes idéales, qu’elles soient très désirables ou très saintes, souvent le respect pour les femmes réelles diminue. Ainsi, peut-être, l’existence de ces vénus manifeste au contraire le violent “machisme” qui animait le chasseur paléolithique ! [etc. … p. 387 :] les ethnologues évitent de confondre matrilinéarité, matrilocalité et matriarcat.
    … … …

    RépondreSupprimer
  3. ... ... ...
    - p. 205 : Wiktor Stoczkowski remarque que les scénarios surévaluent alors le rôle de la cueillette (ou de la chasse, suivant le scénario “machiste“ inverse). Remarquons pour notre part que les deux scénarios reposent sur des postulats et des généralisations très discutables (les femmes cueillent, les hommes chassent ; la chasse est toujours violente, la cueillette est toujours méticuleuse) et sur les présupposés d’une grossière sociologie mécaniste, selon laquelle le pourvoyeur (cueilleuse ou chasseur) imposerait ses valeurs à toute la société… La société féodale, dont l’économie reposait sur l’agriculture, exaltait-elle les valeurs paysannes ?
    - p 205 : Selon une autre théorie, les différences sexuées de la taille s’expliquent par la spoliation subie et “ne sont donc pas le fait de la sélection naturelle” mais d’une injuste différence d’alimentation ; TOURAILLE 2017, 84-87. Mais Touraille ne mentionne jamais la sélection sexuelle darwinienne. Il est vrai qu’elle rendrait “fautive” de la plus grande taille des hommes, non pas la goinfrerie de ces derniers, mais… la préférence des femmes ! Cette recherche en culpabilité est recherche d’un péché, originel en l’occurence. En 2017, certains discours “scientifiques” et “féministes” baignent encore dans une catéchèse implicite.
    Vous le voyez, monsieur Darmangeat, l’anthropologie et la préhistoire m’intéressent ; mais ce n’est pas ma spécialité, et je fais surtout dans mon livre un travail de littéraire, en analysant les romans, les films, les images et la vulgarisation. C’est là qu’on voit se produire le travail idéologique : ils captent les idées et les images provenant des sciences, les déforment à plaisir, les adaptent au goût du jour et, écartant sans scrupule tout ce qui pourrait provoquer le doute, ils réactualisent de très anciens récits et des figures mythiques pour réécrire une “épopée de l’espèce” qui se prête à toutes les exploitations… Même les pires !

    J'espère que ces très immodestes auto-citations vous auront intéressé. Au palisir de vous lire, Monsieur Darmangeat, et de lire vos articles pleins d'humour et de sérieux, de science... et de conscience (politique).
    Marc Guillaumie.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour

      Merci pour les compliments, et aucun problème pour cette autopromotion qui n'est absolument pas hors sujet. Je jetterai un oeil curieux à votre livre dès que possible !
      Bien à vous

      Supprimer