Pages

Feud et guerre : une nouvelle réponse de Jürg Helbling

Bruno Boulestin (BB) et Tangui Przybylowski ayant commenté la dernière intervention de Jürg, celui-ci m'a adressé une réponse, que je publie ci-après. De mon côté, je m'efforcerai de rédiger un texte qui fasse le point sur cette passionnante discussion dans les jours qui viennent.

Réponse à Boulestin et Przybylowski

Un guerrier Nuer

Je ne propose pas une « conception territoriale de la guerre », ainsi que le suppose M. Przybylowski. Je maintiens seulement que les guerres sont toujours menées par des groupes (quelle que soit la manière dont on les définit), et que ces groupes rassemblent des individus qui vivent ensemble en un lieu donné. Que l'on appelle cela « territorial » ou non est sujet à débat. Les mH&G, comme les sF&H&G sont territoriaux, dans la mesure où chaque groupe reste toujours dans les limites de son propre territoire, même si certains son mobiles et d'autres sédentaires, que la taille de ces territoires diffère et indépendamment du fait que ces groupes sont les possesseurs de leurs territoires ou non. Je reviendrai plus loin sur ce point.

Przybylowski glisse d'une conception de la territorialité (les membres d'un groupe vivant ensemble en un lieu donné) à une autre : la territorialité dans le sens de conflits, ou de guerres, « territoriaux ». Cependant, pour souligner ce point une nouvelle fois, je ne prétends pas que les guerres sont des « conflits territoriaux » et qu'elles portent sur des ressources rares, mais que c'est la concentration locale des ressources et l'importance prohibitive des coûts d'opportunité d'une fuite qui rendent les conflits armés entre groupes voisins inévitables.

Même si l'on interprète la différence entre le feud et la guerre comme la différence entre la recherche de l'équilibre des victime et la maximisation des pertes ennemies, cela reste insuffisant. Il faut également répondre à la question des protagonistes de la guerre et du feud, dans la mesure où sur le plan ethnographique, elle est nécessaire et indispensable. De plus, cette question des protagonistes ne représente pas un « élément externe » au feud et à la guerre. Au contraire, le feud et la guerre, comme tous les actes sociaux, sont accomplis par des acteurs spécifiques (des acteurs collectifs) : il n'existe pas d'actes sociaux sans acteurs.

La référence à de supposées « différences fondamentales qui existent dans la façon de raisonner en anthropologie sociale entre l'école anglo-américaine et l'école française » ne me paraît ni correcte (voir, partmi d'autres, Clastres 1974, 1980, 1997, Bazin/Terray ed. 1982 et Descola 1993), ni représenter un argument constructif (s'agit-il à nouveau de la différence des « caractères nationaux », qui cette fois empêcherait toute compréhension mutuelle entre scientifiques ?). Le problème (à mon avis, quelque peu scholastique) peut sans doute être plus facilement résolu en se tournant vers l'ethnographie: par exemple, Greuel (1971) et Evens (1984) sur les Nuer, où les guerres sont menées entre villages, chacun dominé par un patrilignage, mais où les feuds surviennent entre membres des différents matriclans (non localisés). Ainsi, les acteurs impliqués dans le feud et la guerre ne sont clairement pas les mêmes, et la différence n'est pas simplement quantitative (« même si parfois il y a un élargissement », suppose Boulestin), mais qualitatif.

Christophe n'a-t-il pas confirmé ce fait lorsqu'il écrit : « les feuds existent partout en Australie ; ce n'est pas le cas de la guerre, ni dans le Désert de l'ouest, ni chez les Tiwi » ? Malheureusement, les acteurs (collectifs) des feuds et des guerres, documentés dans sa base de données, ne peuvent pas, ou plus, être identifiés. Cela ne signifie pas, toutefois, que cette donnée ne soit pas nécessaire pour parvenir à une compréhension plus fine des conflits armés.

Pour en revenir à la question de la territorialité : c'est une chose, pour des groupes, de demeurer exclusivement au sein d'une zone appelée un territoire. Cela ne fait alors aucune différence. Mais si un groupe défend son territoire, xc'est-à-dire qu'il en revendique et sanctionne l'accès à ceux qui lui sont étrangers, alors il faut certainement parler de propriété collective. Je suis d'accord avec Boulestin sur le fait que les groupes mH&G ne sont pas propriétaires de leurs territoires. La raison en est – et sur ce point, nous divergeons sans doute – soit parce que la défense du territoire est impossible, le territoire étant trop vaste et le groupe trop restreint, soit qu'elle ne soit pas nécessaire, chaque territoire contenant suffisamment de ressources pour toutes les saisons. Chez les sF&H&G, en revanche, les ressources sont concentrées localement et le territoire plus restreint. Par conséquent, il est non seulement possible (territoires plus réduits et groupes plus nombreux) mais aussi profitable et nécessaire (ressources concentrées localement) de défendre ces territoires. Il existe dans ce cas manifestement une propriété collective de la terre de la part des groupes locaux. C'est également la raison pour laquelle les guerres sont menées dans ces ssociétés entre groupes locaux, comme Christophe l'a amplement documenté même si - pour souligner ce point encore une fois – ces guerres ne sont pas menées dans le but dans le but d'acquérir davantage de territoire ou d'autres ressources rares. De plus, ce n'est sans doute pas une coïncidence si les querelles au sujet des femmes sont endémiques parmi les sF&H&G, et qu'elles sont souvent citées comme un motif de guerre (cf. la base de données). Une des raisons en est à mes yeux que dans les sciétés tribales, le travail est généralement plus rare que la terre, même dans les sociétés avec des densités démographiques très élevées (et une pénurie de terres), telles que les Mae Enga (Wiessner).

Manifestement, des guerres peuvent égalemet survenir chez les mH&G, mais rarement et non entre des groupes mobiles, mais entre des coalitions régionales, formées de groupes voisins liés par les itinéraires de leurs ancêtres du Temps du Rêve (c'est pourquoi le motif de la « faute rituelle » comme raison des conflits armés domine ici). Ces conflits, qui ne surviennent pas dans des populations de mH&G établies sur un territoire, sont probablement liés à des déplacements de population à grande échelle, en raison de l'expansion des éleveurs occidentaux et des compagnies minières, mais aussi aux sécheresses récurrentes des régions semi-désertiques de l'Australie centrale et occidentale.

5 commentaires:

  1. Merci à lui pour sa réponse. Il me semble cependant qu'il y a une petite confusion : je ne dis pas que Helbling a une définition territoriale de la guerre. Ce qui impliquerait que la guerre ne pourraient être que territoriale. Je dis qu'il a une définition territoriale du politique d'où il tire son approche des conflits en générale en fonction du niveau auquel ils apparaissent.

    J'insistais seulement sur cet élément présent dans ces raisonnements car il semble sous-tendre l'emphase qu'il met sur les conflits territoriaux ou de ressources (ce qui revient au même) dans le phénomène guerrier.

    Nonobstant, j'ai l'impression que le débat s'arrêtera là où Helbling et toi-même l'avez laissé tant qu'on aura pas une base de données supplémentaire compilant les conflits dans d'autres sociétés (y compris de petits cultivateurs). Dit moi si je me trompe, mais hors mis quelques sociétés citées en exemple, pour ainsi dire, en passant, comme supplément, on ne discute là sur rien d'autre que ta base de données Australienne ?

    D'autres sociétés, comme celle des Dida de Côte d'Ivoire, étudié par Terray, montrent explicitement des conflits du type de ceux que Helbling pense trouver chez les Aborigènes : le contrôle des territoires de chasse à l'éléphant (dans le cadre du commerce de l'ivoire).

    Helbling fait ce raisonnement (concentration de ressource => guerre) sur la cause potentielle des guerres aborigènes sur la base de la plus grande importance des guerres dans les zones de plus forte densité démographique. Mais il reste que presque rien dans la base de données Australienne n'indique d'origine du type "conflit sur des ressources" aux guerres constatées. Ça reste donc une hypothèse. Intéressante certes, mais une hypothèse étayée par peu de faisceaux de faits.

    Une base de données supplémentaire aurait le mérite de donner une perspective plus large au phénomène guerrier. Elle permettrait d'approcher - sur la base de cas de guerre avec un origine territoriale/ressource avérée - l'impacte de la densité démographique et/ou du développement de la richesse.

    RépondreSupprimer
  2. Le débat est intéressant, et merci à Jürg de prendre le temps de « batailler » avec nous. Je reste persuadé qu’il y a un certain degré d’incompréhension entre les différentes écoles des sciences sociales, au moins dans certains domaines. C’est clairement le cas dans le mien (l’archéothanatologie, c’est-à-dire plus ou moins l’archaeology of death des auteurs anglais), où il y a des concepts que l’on n’arrive vraiment pas à partager. Dans le cas présent, nos différences ne sont peut-être pas aussi fondamentales, mais la forme du dialogue (partie de ping-pong via les commentaires du blog) n’aide pas. Quoi qu’il en soit, je ne prétends évidemment pas qu’il s’agit d’un argument constructif, mais juste une constatation !

    Que la guerre (et le feud !) soit menée par des groupes, c’est une évidence sur laquelle nous sommes tous d’accord : c’est un conflit armé intergroupe. Que ces groupes rassemblent nécessairement des individus qui vivent ensemble en un lieu donné, je ne suis déjà plus de cet avis. C’est souvent vrai, les lieux pouvant, comme les groupes, avoir des échelles différentes (depuis un même village jusqu’à un même pays), mais à l’unité des groupes ne correspond pas toujours une unité de lieu. Il y a d’abord des États qui ne sont pas définis par des bases territoriales (khanats ou autres), mais sans aller jusque-là, la plupart des guerres ethniques et de religion mettent aux prises des groupes non localisés précisément. Donc non seulement la conception territoriale de la guerre n’est pas possible, mais c’est aussi le cas de celle de lieu donné. Quant à la question de la différence entre territorialité et propriété, je renvoie là encore aux animaux (territoriaux, mais certainement pas propriétaires) : ce sont deux concepts totalement différents, et je crois que la possibilité et/ou la nécessité de défendre un territoire n’ont rien à voir dans la distinction (on n’est vraiment pas au même niveau de réflexion). Jürg estime que « si un groupe défend son territoire […], alors il faut certainement parler de propriété collective », mais je crois qu’il y a vraiment là un malentendu, avec la jouissance qui est assimilée à de la possession, alors que ce n’est évidemment pas la même chose. Je ne m’étendrai pas là-dessus : c’est Tangui le spécialiste de ces questions et il pourra rebondir s’il le souhaite.

    [à suivre]

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne vois pas bien en quoi, si une propriété collective d'un territoire était avérée, cela changerai quoi que ce soit à notre problème.

      Dans les quelques histoires de conflit un peu important de la région où je bosse on m'a notamment raconté un litige entre les villages de Diapléan et Béoué qui a dégénéré en affrontement armée dans les années 80. Il y a eut 2 morts par arme à feu dans des affrontements. C'est leur religion commune (culte de masques) qui a réglé le litige et mit fin aux affrontements. Le litige avait démarré sur un problème de propriété privée individuelle. Mais ça ne l'a pas empêché de prendre ensuite une forme d'affrontement collective entre deux villages. Peut-on pour autant en déduire que les villageois avaient une forme de propriété collective sur la parcelle litigieuse ? Bah je crois que si qui que ce soit d'autre c'était avisé de venir prendre possession du coin - même s'il appartenait au même village ou à la même famille que le propriétaire - il se serait aussi écharpé avec le proprio.

      Donc là encore, se focaliser sur des éléments extérieurs à la forme du conflit ça n'apporte que de la confusion à une pelote déjà bien emmêlée. On peut toujours se demander si tel ou tel élément peut provoquer telle ou telle forme de conflit ; mais le fait qu'il y ait propriété collective ou non, qu'il y ait des lignages, des royaumes ou des théocraties, ça n'a rien a faire dans des définitions qui serviraient à distinguer le feud de la guerre.

      Supprimer
    2. On est bien d'accord...

      Supprimer
  3. [suite]

    Sur la différence entre territorialité des groupes et conflits territoriaux, bien sûr. Il peut évidemment y avoir des conflits entre groupes territorialisés qui ne portent pas sur le territoire, et c’est d’ailleurs bien le cas de l’immense majorité des conflits australiens. Cela étant dit, je crois qu’il faut grandement se méfier de la relation entre conflits territoriaux et ressources naturelles. Même s’il écarte le fait que les guerres portent sur des ressources rares, Jürg écrit tout de même « que c’est la concentration locale des ressources [qui rend] les conflits armés entre groupes voisins inévitables ». Ce n’est peut-être pas faux, mais la vraie question, c’est par quel mécanisme ? Parce que ce n’est pas du tout la même chose si c’est que chacun veut piquer les ressources de l’autre (auquel cas lesdites ressources sont la motivation de la guerre ; dit autrement, la guerre est une conséquence directe des ressources) ou si c’est que parce que les territoires étant « riches » en ressources naturelles, ils concentrent des groupes et des personnes et que la promiscuité est facteur d’hostitilté pour telle ou telle raison (auquel cas les ressources ne sont qu’une cause très indirecte de la guerre, en tant qu’elles ont conduit à densifier l’occupation de la région). En passant, j’invite à noter que même dans les guerres modernes on peut avoir des conflits territoriaux non motivés par les ressources, et il y en a un bel exemple d’actualité : si les Russes veulent mettre la main sur le Donbass, ce n’est certainement pas pour ses richesses…

    Sur la différence entre guerre et feud, je ne vois pas en quoi la différence entre vengeance équilibrée et volonté d’infliger le plus de dégâts possible serait insuffisante. Je suis bien d’accord que derrière guerre et feud il y a des acteurs sociaux, mais c’est justement parce que ces acteurs peuvent être différents selon les cas (groupe villageois, cités, lignages, etc.) qu’une distinction se basant sur eux n’est pas possible. Chacune de ces entités peut faire soit le feud soit la guerre, et c’est là encore deux choses très différentes de définir la relation sociale d’hostilité entre groupes (feud ou guerre selon la volonté d’équilibrer les pertes ou non) et de définir la nature de ces groupes. Il ne faut pas confondre l’action et les acteurs qui la font, et c’est bien parce que cette confusion a été faite pendant très longtemps que les choses sont restées bloquées.

    Voilà pour le gros, même s’il y a d’autres points que j’aurais pu discuter. En tout cas, encore merci à Jürg, car outre que la discussion est effectivement passionnante, il est important de mettre les idées à l’épreuve, et c’est bien parce que tout le monde n’est pas d’accord sur tout que la science peut avancer. Et pour Christophe, bon courage pour synthétiser tout ça !

    RépondreSupprimer