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Sur les écrans : « Dames et princes de la préhistoire »

Ce documentaire réalisé par Pauline Coste, et en ce moment disponible sur Arte.tv, ne traite pas, comme son titre pourrait le laisser penser, de la préhistoire en général, mais plus spécifiquement de la période dite du Gravettien, qui concerne un territoire allant de la péninsule ibérique à l'actuelle Russie, d'environ 33 000 à 22 000 ans avant notre ère. Malgré son intérêt – j'y ai personnellement appris bien des choses – on en ressort avec une impression mitigée, à commencer par celle de ne pas savoir au juste quel est le message qu'il essaye de faire passer.

Ce billet s'attachera au cœur de la démonstration elle-même : je ne commenterai donc pas longuement le choix très discutable d'avoir fait figurer les gravettiens par des figurants aux phénotypes actuels très divers. Je n'insisterai pas non plus sur quelques effets de manche dispensables, comme celui qui ponctue la découverte de la Dame du Cavillon, censée « changer à tout jamais notre perception des hommes et surtout des femmes de la préhistoire » – la suite du documentaire se charge elle-même de tempérer quelque peu cette annonce tonitruante.

Un documentaire scientifique peut s'emparer d'une question de deux grandes manières. Soit celle-ci est légitimement considérée comme résolue (la théorie de la relativité, la tectonique des plaques...) et alors, le documentaire peut exposer une thèse unique, en déroulant les arguments ou en retraçant l'historique et la conclusion du débat. Soit aucune réponse ne fait consensus, et le mieux est alors d'exposer clairement les arguments et les thèses contradictoires, quitte à laisser ouvertement la question sans réponse. Mais dans tous les cas, la question doit être clairement identifiée dans l'esprit du spectateur – et donc, a minima, dans celui du réalisateur.

Or, dans ce cas, plus le documentaire avance, moins on voit précisément de quelle question il traite, et par conséquent quelle réponse il lui apporte ou non. Toute la première partie, de même que son titre (curieusement, beaucoup plus neutre en allemand, où il n'est question que de « femmes et hommes »), semble avoir pour objet d'accréditer l'idée qu'au Gravettien existaient des inégalités marquantes de statut et/ou de richesse, qui se sont imprimées dans les sépultures. La question, de même que la thèse, ne sont pas nouvelles : en particulier, les tombes de Sungir en Russie, avec les milliers de perles d'ivoire qui ornaient les vêtements de leurs défunts, ont depuis longtemps intrigué les préhistoriens. Loin d'être illégitime, la question d'éventuelles inégalités dès cette période reculée de notre préhistoire est au contraire d'un intérêt scientifique de premier plan. Mais là, impossible de savoir au juste ce que défend le documentaire.

Tient-il ces inégalités pour acquises ? C'est ce que suggère la première partie. Quelques éléments pourtant classiques, tels ceux de la vraisemblable sédentarité de certaines de ces populations, sont curieusement oubliés ; la thèse de l'inégalité est en revanche appuyée par divers arguments, dont certains appellent des réserves qui font défaut, et d'autres sont franchement contestables. Ainsi, les grandes lames de silex, démontrant sans aucun doute une expertise technique poussée, mais qui sont sans ambages interprétées comme le travail d'artisans spécialisés. Plus grave, dans la discussion sur les morts violentes et les tombes multiples, l'idée de « sacrifice » est évoquée à plusieurs reprises sans que l'on voie sur quels éléments elle s'appuie, et sans même que soient évoquées des hypothèses alternatives et largement plus plausibles : d'éventuelles « morts d'accompagnement », pour commencer, mais aussi et surtout, de manière très banale, la guerre ou la vendetta. Quant aux développements autour de l'absence de déséquilibre entre les sexes à cette époque, où au présupposé implicite que la religion de ces gens relevait nécessairement du « chamanisme », s'ils sont un peu périphériques par rapport à la thèse centrale, ils apparaissent comme hautement sujets à caution.

La « Dame du Cavillon »

À côté de cela, quelques contre-arguments sont certes présentés : on fait ainsi remarquer que les coquillages qui composaient la coiffe de la « Dame du Cavillon » n'étaient « pas très rares » et ne représentaient donc pas un investissement remarquable. Un parallèle ethnologique avec les Sioux (peut-être pas le plus heureux, étant donné la nature de cette société) souligne de surcroît combien il est imprudent d'interpréter un fort investissement dans la parure funéraire comme le signe infaillible d'inégalités de richesse. Ces éléments ne font-ils qu'apporter une réserve à la thèse de l'inégalité ? Ou alors, permettent-ils de l'écarter avec plus ou moins de certitudes ? Le commentaire ne donne aucune indication sur ce point central et le spectateur devra donc se forger sa propre opinion sans y être beaucoup aidé.

L'enquête, intéressante même si un peu confuse, avance ainsi durant une première moitié du film. C'est alors que celui-ci nous fait pénétrer dans la grotte de Cussac, découverte en 2000, et qui présente l'association fort rare d'œuvres artistiques et de plusieurs sépultures. Les images sont inédites, le moment émouvant. On ressent évidemment un certain vertige à découvrir ces gravures et ces dépôts funéraires multimillénaires, pour la première fois dévoilés de manière aussi détaillée au grand public.

Sur le fond, cependant, l'exposé change alors totalement de voie. Il n'est désormais plus question de richesse ou de hiérarchie – rien n'évoque cette éventualité à Cussac. En revanche, ce site soulève le problème de la variété des traitements funéraires, minutieusement décrits, mais dont rien n'autorise à penser, comme le rappelle à juste titre Dominique Henry-Gambier, qu'ils traduisent une quelconque inégalité. Et au bout du compte, hormis une saine prudence sur l'interprétation de données archéologiques aussi parcimonieuses et anciennes, on ne sait plus guère ce que l'on est censé conclure.

Pour les informations qu'il contient et certaines des images qu'il nous livre, Dames et princes de la préhistoire mérite sans conteste d'être regardé. Toutefois, ceux qui en attendront une présentation rigoureuse du dossier de la stratification sociale à cette époque reculée resteront quelque peu sur leur faim.

Le documentaire en ligne (disponible jusqu'au 19 juillet).

8 commentaires:

  1. Merci pour cette analyse de ce documentaire que j avais zappé à cause du titre qui me paraissait par trop caricatural.

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    1. En effet, sans être parfait (tant s'en faut), le documentaire vaut mieux que son titre très racoleur.

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  2. Je suis globalement d’accord avec toi, mais je te trouve encore trop bon public. Le film est intéressant pour la présentation brute des faits pour ceux qui ne les connaissent pas. Et encore, la façon de les retranscrire est hautement discutable (gènes de la peau sombre ne signifie pas phénotype africain !). Pour le reste, il n’y a pas grand-chose à sauver : c’est un méli-mélo mal digéré, sans aucun fil conducteur (en tout cas, on ne le voit pas), où toutes les interprétations possibles (qui, rappelons-le, ne sont que des hypothèses) sont traitées sur le même plan et sans discernement. La palme va effectivement au « sacrifice » : tout d’un coup on prend vingt ans d’avancées scientifiques dans la vue ! Bref, nous on peut encore faire la part des choses, mais ce film est destiné au grand public qui la plupart du temps n’en est pas capable, et là, le bât blesse sérieusement…

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    1. Je reconnais bien là la ligne dure du parti. Bon, quoi qu'il en soit, si on diverge éventuellement un peu sur le goût final du plat, je crois qu'on s'accorde sur les ingrédients.

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  3. Merci pour ce billet et la discussion! Je me considère disons, public averti et le documentaire me laisse confus.
    Moi aussi j'ai appris des choses, je savais déjà que les chasseurs-cueilleuses n'étaient pas si "sauvage", mais que des grottes pouvaient avoir plus d'un kilomètre, non et qu'elles étaient habitées de bout à l'autre. Que les femmes avait le muscle de l'humérus développé, non plus; est-ce que ça en faisait des chasseuses de gros gibier comme le suppose un intervenant? Je pense pas, tout le monde qui travaille manuel développe ces muscles (biceps/triceps).
    Sur la structure sociale de cette époque, je pense que le documentaire aurait eu besoin de l'avis d'ethnologues de la préhistoire ou de sociologue de la préhistoire pour expliquer les fameuses parures mortuaires. C'est là je crois la faiblesse du documentaire.

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  4. Bonjour, l'auteur du documentaire, Pauline Coste a un double parcours en étant à la fois réalisatrice et a obtenu un master à l'Université de Paris 1 sous la direction de Boris de Valentin : la parure dans les sépultures d'époque gravetienne, un indice pour la reconstitution du vêtement. Elle a le mérite de connaître le sujet. Effectivement le sujet est délicat à traiter et le format imposé par les chaînes de télévision d'un 52 minutes pour passer aux heures de grandes écoutes est à fois long et court en fonction des sujets traités. Le passage par les reconstitutions de scènes de la vie quotidienne est prisé des producteurs, reste effectivement en fonction d'un budget contraint et limité à trouver les solutions les meilleures.
    https://www.academia.edu/34772506/LA_PARURE_DANS_LES_S%C3%89PULTURES_D%C3%89POQUE_GRAVETTIENNE_UN_INDICE_POUR_LA_RECONSTITUTION_DU_V%C3%8ATEMENT_PAL%C3%89OLITHIQUE

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  5. Je signale cette critique plutôt positive du documentaite par Boris Valentin : https://www.lhistoire.fr/m%C3%A9dias/des-aristocrates-pr%C3%A9historiques%C2%A0

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