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Les Aborigènes, ces anarchistes impénitents

« L'Aborigène Benelong, tel qu'il fut peint
en colère après que Colebee
de Botany Bay fut blessé »
Les écrits du XIXe siècle sur l'Australie fourmillent de descriptions des Aborigènes, d'un intérêt inégal selon la connaissance qu'avaient les témoins (occidentaux) du sujet, leurs capacités d'observation ainsi que leurs talents d'écrivains. Quelques-unes retiennent l'attention par leur aptitude à saisir sur le vif et à restituer en quelques lignes des traits significatifs de ces sociétés dépourvues de hiérarchie politiques et d'inégalités économiques. Elles croquent ainsi des comportements qui, à leur manière, en disent aussi long que bien des traités d'anthropologie sociale. Je viens de découvrir l'une d'elles, due à l'explorateur Charles Wilkes, qui fit un tour du monde au début des années 1840 et consigna ses souvenirs, et je ne résiste pas à la tentation d'en traduire quelques paragraphes, aussi informatifs sur la société aborigène elle-même qu'en miroir, sur nos propres rapports sociaux et la manière dont ils orientent nos jugements.
Sur l'égalitarisme économique et les valeurs qui étaient enseignées aux jeunes gens, Wilkes écrit – sans doute avec un peu d'irénisme concernant le pouvoir des anciens :
Au moment où commence l'initiation des jeunes gens, on exige de ceux-ci qu'ils témoignent une obéissance implicite à leurs aînés. Il semble qu'il s'agisse du seul contrôle qu'ils connaissent, et il est tout à fait nécessaire pour préserver l'ordre et l'harmonie dans les relations sociales, de même que pour suppléer à l'absence de distinctions de rang parmi eux. De la même manière, les jeunes se voient imposer des restrictions alimentaires, les œufs, le poisson, ou les meilleurs morceaux de l'opposum et du kangourou leur étant interdits. Leur régime est par conséquent d'une piètre qualité, mais avec le temps, ces restrictions sont levées, bien nous n'ayons pas appris à quel âge c'était le cas. En tout cas, devenus des hommes mûrs, ils peuvent s'en alimenter en toute liberté. Le but de tout cela n'est pas seulement de les accoutumer à un mode de vie simple et rude, mais aussi de leur apprendre à fournir le nécessaire aux anciens, et à leur interdire de tout garder pour eux. Leur caractère ignore l'égoïsme, et tous les observateurs sont frappés par leur habitude de diviser entre eux toute chose qu'ils reçoivent, un désintéressement rarement observé parmi les nations civilisées. (p. 125)
Quant à l'attitude des Aborigènes vis-à-vis de la hiérarchie, elle ne saurait être mieux exprimées que dans ces quelques lignes où l'officier de marine Wilkes paraît aussi admiratif qu'indigné :
Les indigènes de Nouvelles-Galles du Sud sont une race fière et de fort tempérament ; chaque homme est indépendant de son voisin, ne reconnaissant aucun supérieur et ne témoignant aucune déférence ; leur langage ne contient aucun mot qui signifie un chef ou un supérieur, ni commander ou servir. Chaque individu pourvoit à son propre confort et fabrique ses propres ustensiles domestique et ses armes ; et, si ce n'était pour l'amour de la compagnie, il pourrait vivre à l'écart avec sa famille, isolé des autres, sans sacrifier aucune espèce d'avantages. Cette indépendance leur confère un air d'arrogance et d'insolence, et rien ne peut les amener à reconnaître quiconque comme leur supérieur, ou à témoigner quelque marque de respect. Pour illustrer cela, le missionnaire Mr Watson est « le seul homme blanc dont ils font précéder le nom par Mister », et il pense que c'est principalement en raison de l'habitude acquise lorsqu'enfants, ils sont sous son autorité. À tous les autres, quel que soit leur rang, ils s'adressent par leur nom chrétien ou par un surnom. Cela ne provient pas d'une ignorance de leur part, car chacun sait qu'ils comprennent les distinctions de rang parmi les Blancs, et qu'ils sont continuellement témoins de la subordination et du respect qui sont exigés parmi eux. Leur sentiment d'indépendance les conduit en toute occasion à traiter même la personne la plus haut placée sur un pied d'égalité. Quand on leur demande de travailler, ils répondent généralement : « Les Blancs travaillent, pas les Noirs » ; et lorsqu'ils entrent dans une pièce ils ne restent jamais debout, mais s'asseoient immédiatement. (p. 124)

3 commentaires:

  1. bon, ben je viens d'apprendre un nouveau mot, irénisme. Sinon toujours un peu surpris de l'anarchisme préhistorique :-)

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  2. Idem, j'ai aussi découvert le mot irénisme. Merci Christophe pour ces traductions très intéressantes et très instructives. Qui sont d'aujourd'hui les barbares et les arriérés ? À quand un retour aux valeurs originelles ? Certainement pas pour demain. Encore merci Mister Christophe pour cette leçon.

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    1. Un retour aux valeurs originelles des Aborigènes, j'espère bien que ce n'est pas possible, parce que cela voudrait dire revenir à leurs structures sociales (et rayer de la carte 99,99% de la population). Cela dit, je ne sais pas di c'est le sens de la remarque de Daniel ci-dessus, mais n'ayons pas trop de regrets. Le partage des biens matériels et l'absence de déférence, ce la fait rêver. Mais quand cela s'accompagne d'une omniprésence des âneries religieuses, d'une infériorisation systématique des femmes et d'une insécurité permanente, déjà un peu moins...

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