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Sur le communisme primitif, un article pour L'Humanité

Pour un numéro spécial de L'Humanité, j'ai eu le plaisir de rédiger un texte sur la notion de communisme primitif, que je reproduis ci-dessous. Je précise que selon les usages en vigueur, le titre qui apparaît dans la publication a été choisi par le journal et par lui seul, et que je décline toute responsabilité à ce sujet.
Le « communisme primitif » désigne la forme d’organisation la plus ancienne des sociétés humaines, marquée par un fort collectivisme, l’absence d’exploitation du travail et d’inégalités de richesse.
Bien qu’il lui soit souvent attribué, le terme n’a pas été réellement employé par Marx lui-même, qui n’a pu véritablement s’intéresser à ces questions qu’à la fin de sa vie. La première tentative majeure de reconstituer l’évolution des sociétés humaines, qui s’appuyait à la fois sur l’archéologie et l’ethnologie, ne fut en effet publiée qu’en 1877. Œuvre de Lewis Morgan, elle fut accueillie avec enthousiasme par Marx et Engels qui voulurent en populariser les résultats auprès du public ouvrier. Morgan défendait notamment l’idée que l’humanité avait évolué à partir d’un stade collectiviste qui ne concernait pas seulement la propriété du sol et des biens, mais aussi, par exemple, la résidence et la famille elle-même : après un état initial de totale liberté sexuelle, l’humanité était censée avoir connu le stade d’un « mariage de groupe » avant d’évoluer peu à peu vers la famille actuelle. Toujours selon Morgan, les institutions communistes héritées de la plus lointaine préhistoire s’étaient perpétuées, sous des formes diverses, jusqu’à l’aube des sociétés de classe ; tel était le cas chez les Indiens d’Amérique qu’il avait étudiés, les Iroquois, et à propos desquels Engels parlait d’une « économie domestique (…) commune et communiste dans une série de familles ».
La découverte de ce stade originel collectiviste heurtait de front tous ceux pour qui, à la suite des penseurs des Lumières du XVIIIe siècle, les institutions du capitalisme naissant étaient en quelque sorte un retour aux aspirations éternelles de l’humanité. Elle démontrait au contraire que ni la propriété, ni la famille, ni le droit bourgeois n’avaient quoi que ce soit de « naturel » : ils étaient le fruit de l’évolution sociale. L’organisation collectiviste primitive était une réponse – la seule possible – aux conditions environnementales, techniques et économiques dans lesquelles les groupes humains avaient vécu durant des centaines de milliers d’années.
À l’époque où ces bases furent posées, l’archéologie et l’ethnologie étaient encore balbutiantes. Les connaissances scientifiques dans ces domaines étaient infiniment moins avancées qu’aujourd’hui. Les raisonnements des fondateurs du marxisme étaient donc, par la force des choses, de simples esquisses, que les éléments recueillis par la suite ont parfois confirmé, mais parfois aussi nuancé ou totalement invalidé. Il revint donc aux marxistes des générations suivantes de considérer ces écrits non comme des dogmes figés, mais comme des hypothèses qui devaient être confrontées, selon les mots-même d’Engels, « comme il se doit, [à] l’état actuel de la science » et, le cas échéant, réactualisées ou abandonnées.
La notion de « communisme primitif » a-t-elle donc résisté au temps ? Décrit-elle encore aujourd’hui de manière satisfaisante ce que nous connaissons des formes sociales pré-étatiques ?
Un premier aspect, fondamental, et que les premières générations de marxistes n’avaient pu qu’effleurer, est que si certaines sociétés pré-étatiques se distinguent effectivement par un très fort égalitarisme, d’autres sont au contraire marquées par des inégalités éclatantes et socialement revendiquées. Parmi les sociétés non encore structurées en classes, on doit donc distinguer deux grandes catégories, selon que la richesse est présente ou non, avec les inégalités qui lui sont liées.
À de très rares exceptions près, la catégorie des sociétés sans richesse correspond aux chasseurs-cueilleurs mobiles ainsi qu’aux cultivateurs de tubercules. Les sociétés à richesse, elles, regroupent les chasseurs-cueilleurs ou pêcheurs villageois, ceux qui utilisent le cheval, ainsi que les cultivateurs de céréales et les éleveurs en général. Mieux cerner les facteurs qui expliquent l’apparition des inégalités de richesse, les diverses formes qu’elles ont pu prendre et la différente vigueur avec laquelle elle se sont développées selon les cas : tels sont quelques-uns des chantiers les plus stimulants qu’une anthropologie sociale marxiste doit continuer à explorer.
Si diverses qu’elles aient pu être, les sociétés sans richesses, qui ont perduré durant des dizaines de milliers d’années, possédaient des traits communs remarquables. Non seulement tout individu avait librement accès aux ressources du territoire tribal, ou d’une portion de celui-ci, mais des coutumes parfois très contraignantes limitaient les possessions individuelles et répartissaient entre tous le produit de la chasse et de la cueillette. Ainsi, l’un des premiers observateurs britanniques des îles Andaman, dans le golfe du Bengale, notait que chez ces chasseurs-cueilleurs, « si un homme demande à un autre de lui donner quoi que ce soit qu’il possède, celui-ci s’exécutera immédiatement », de sorte que « presque chaque objet que possèdent les Andamanais change constamment de mains ». Chez les Inuits du Groenland, l’explorateur Knud Rasmussen rapportait que « celui qui tenterait de se soustraire aux règles de partage collectif du gibier serait appelé ‘le cupide’, ce qui est une injure que personne ne saurait supporter. » Quant aux San du sud de l’Afrique, lorsqu’une ethnologue évoqua devant eux la possibilité qu’en période de disette, un chasseur soit tenté de se rassasier seul à l’abri des regards, cette pensée « suscite cris et rire gênés. ‘Ce sont les lions qui pourraient agir ainsi, disent-ils, pas les êtres humains’ ».
Les ethnologues ont été si frappés par le peu d’importance accordée aux possessions matérielles qu’ils en ont parfois conclu, à tort, que ces peuples ignoraient toute propriété privée. Quoi qu’il en soit, ces sociétés étaient bel et bien communistes – un communisme qui prenait des formes très différentes d’un cas à l’autre. Pour autant, elles ne doivent pas être idéalisées : l’égalité matérielle ne signifiait pas l’aisance partout et toujours. Et, contrairement à une idée tenace, elle pouvait très bien s’accompagner de dominations féroces, en particulier des hommes sur les femmes, ou d’une violence pouvant se traduire, entre autres, par d’authentiques guerres.
Les sociétés primitives marquées par la richesse, quant à elles, posent d’autres défis à la théorie marxiste. Tout en conservant certains traits des sociétés précédentes, en particulier l’absence d’une propriété de la terre permettant d’y exploiter des paysans, elles développent mille formes nouvelles de domination des riches. Dans la plupart d’entre elles, l’esclavage apparaît, tout aussi brutal que celui des sociétés antiques ultérieures. Les femmes, jadis souvent dominées, peuvent dorénavant être de surcroit exploitées. Les paiements en biens matériels apparaissent, afin de conclure un mariage ou éteindre une dette de sang, et avec eux la monnaie, sous diverses formes : porcs, coquillages, lames de pierre polie, etc. Les riches font édifier des mégalithes ou des tombes monumentales pour glorifier leurs accomplissements. La guerre, autrefois menée pour venger une offense ou se procurer des substances réputées vitales, change sinon d’échelle, du moins d’objectifs : le pillage, la mise sous tutelle et l’exploitation économique des vaincus font leur apparition.
Comment caractériser ces organisations sociales dans lesquelles, sans qu’existent de véritables classes, l’héritage communiste s’efface peu à peu devant des inégalités de richesse croissantes ? L’anthropologie sociale, qu’elle se réclame ou non du marxisme, n’a jamais pu en élaborer une classification et une appellation satisfaisantes, et ce problème fait également partie de ceux qu’elle doit s’efforcer de résoudre.
Le fait que le communisme ait caractérisé, durant une très longue période, les premières sociétés humaines, ne constitue évidemment pas, en lui-même, une preuve qu’il en incarne l’avenir. La conviction marxiste que le capitalisme devra laisser place à une forme supérieure de communisme, aussi éloignée du communisme primitif qu’une machine de découpe au laser l’est d’une lame de silex, se fonde sur son analyse de la marche générale des sociétés humaines – dont celles, bien sûr, de la lointaine préhistoire. Elle se fonde également sur les tendances spécifiques du capitalisme, inscrites dans ses gènes, qui préparent sa disparition tout en jetant les bases d’une réorganisation sociale planétaire. Les sociétés du lointain passé éclairent toutefois d’une lumière particulièrement crue la relativité de nos propres institutions et de la morale aujourd’hui dominante. L’être humain n’est pas davantage né pour être égoïste et obsédé par l’accumulation de richesses qu’il ne l’est pour être altruiste et indifférent aux possessions matérielles. En produisant des formes d’organisation extrêmement variées, les sociétés humaines ont toujours produit en même temps les valeurs et les mentalités qui les légitimaient. Valeurs et mentalités que, par une myopie universellement partagée, elles n’ont jamais manqué d’attribuer à un ordre naturel ou cosmique.

6 commentaires:

  1. "Le fait que le communisme ait caractérisé, durant une très longue période, les premières sociétés humaines, ne constitue évidemment pas, en lui-même, une preuve qu’il en incarne l’avenir".
    C'est d'une grande sagesse d'écrire cela.
    Ce sur quoi je m'interroge, c'est en quoi peut-on aller vers une société communiste avec la division du travail (une caractéristique du capitalisme en plus de la propriété privée des moyens de production).
    Quel en serait l'intérêt de savants, des sachants de toute sorte, que globalement nous sommes toutes et tous ?
    Y a-t-il des ersatz d'explication dans les sociétés du passé ?

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    1. Vous posez là une question bien intéressante, et il faudrait sans doute des pages pour y répondre comme elle le mérite. En deux mots : je ne crois pas que les sociétés du passé nous apprennent grand chose sur la manière dont pourrait être organisée une future société communiste. Celle-ci serait fondée sur le fait que les ressources intéressant la collectivité appartiendraient à la collectivité et seraient gérées par elle (ça, on a on des exemples), mais aussi que le travail pénible pourrait être, grâce au machinisme, réduit au minimum tout en fournissant de quoi assurer aux humains de quoi vivre sans s'inquiéter du lendemain (et cela, c'est absolument nouveau !)
      L'idée de Marx, c'est que dans une telle situation, ce travail pénible pourrait être réparti entre tous, en laissant justement le temps à chacun pour les loisirs, ou pour toute occupation plus productive.
      Et au passage, je crois que ce serait une erreur de croire que même aujourd'hui, les scientifiques sont animés par l'appât du gain. Dans l'immense majorité des cas, ils gagnent bien moins d'argent que s'ils avaient monnayé leurs talents comme cadres dans le secteur privé. Dans une société libérée de l'argent et de l'exploitation, il ne manquera pas de gens voulant apprendre, découvrir et améliorer la vie collective en faisant progresser les connaissances de tous, tout simplement parce que c'est quand même plus gratifiant que rester dans une banquette toute la journée à ne rien faire !

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  2. Loin de moi l’idée de renvoyer les intellectuels au champ : on connaît la funeste histoire récente du peuple khmer.
    La société d’abondance, là est une question intéressante.
    Théoriquement, nous n’en avons jamais été aussi proches. Et pourtant, elle se dérobe sans cesse en inscrivant de nouveaux besoins dans nos têtes.
    Ainsi, le machinisme répond plus aux besoins de capital qu’aux besoins des populations.
    Pourra-t-il un jour répondre à un socle de besoins élémentaires, laissant le superficiel aux imaginations libérées ?
    Espérons-le.

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    1. Renvoyer les intellectuels aux champs, en effet, on sait ce que cela a voulu dire. En revanche, faire en sorte que les intellectuels (et d'une manière générale, tout individu valide dans la société) soient astreints à quelques heures de travail crétin, cela changerait bien des choses.
      Si dans une université telle que la mienne, des tâches exaltantes telles le ménage et la restauration étaient assurées à tour de rôle par tous les usagers, étudiants, administratifs et enseignants-chercheurs, la qualité du travail intellectuel n'aurait guère à en souffrir (j'oserai même dire « au contraire ») et bien des comportements se modifieraient radicalement. Et accessoirement, les gens qui y occupent aujourd'hui à plein temps tous ces emplois merdiques auraient enfin le temps pour s'instruire et se cultiver !
      Amitiés

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  3. Bonjour ! Etant marxiste moi-même, j'utilise souvent l'argument du communisme primitif pour légitimer mes orientations politiques. Je sais bien que l'argument "c'était fait avant, donc c'est bien" ne fonctionne pas, mais le fait qu'il semble exister une constante dans le fait que l'humanité se soit plu des dizaines de milliers d'années dans le communisme primitif ne doit-il pas nous pousser à considérer que ce communisme a eu un impact durable sur notre biologie ? Si c'est le cas, le fait que le communisme soit "en nous" n'explique-t-il pas une partie du mal-être que nous ressentons dans le monde contemporain (sans pour autant que ce raisonnement ne nous fasse sombrer dans l'essentialisme) ?

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    1. Bonjour

      Sous la forme où vous l'écrivez, j'ai bien peur que votre argument ne soit pas du tout recevable. A priori, les rapports sociaux n'ont aucun « impact sur la biologie ». D'abord, parce que les évolutions biologiques ne dépendent pas de notre vécu (on n'engendre pas un enfant très musclé quand on a fait soi-même beaucoup d'haltérophilie) ; ensuite, parce que jusqu'à preuve du contraire, il n'existe aucun gène de l'altruisme ou de l'égalité.
      Pas besoin d'aller chercher une nature communiste fantasmée pour expliquer pourquoi beaucoup de gens ressentent du mal-être. Cela s'explique fort bien par le fait que la société repose sur l'exploitation, et qu'elle est par conséquent injuste, oppressive et source de multiples souffrances.
      Et au passage, je me garderais bien de dire quelque chose comme "les chasseurs-cueilleurs étaient plus heureux que nous", parce que je n'en suis pas du tout certain, même si leurs malheurs étaient très différents.
      Ce que le communisme primitif montre, mais c'est déjà beaucoup, c'est que les sociétés humaines peuvent fort bien fonctionner sur de tout autres bases que l'individualisme forcené et la course aux possessions matérielles. Et que la plupart des comportements que l'on pense aujourd'hui naturels, simplement parce que nous ne connaissons que ceux-là, sont en réalité le fruit d'une évolution et d'une éducation millénaires.

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