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Aux origines de la guerre : une interview en ligne dans la revue Ballast

J'ai eu récemment le plaisir de répondre aux questions de Pierre Madelin, pour une longue interview dans la revue Ballast qui m'a donné l'occasion d'exposer les principales conclusions de mes recherches sur les guerres en Australie aborigène. Et ce qui ne gâte rien, l'échange se termine par la mise en rapport de la préhistoire et de l'anthropologie sociale avec les raisonnements politiques actuels. Le début de l'interview :
La question de l’apparition de la violence armée et de la guerre dans les sociétés humaines divise les milieux savants — préhistoriens, anthropologues. D’un côté, les « colombes », qui soutiennent que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient plutôt pacifiques ; de l’autre, les « faucons », qui leur attribuent au contraire une forte propension à la violence. Pouvez-vous revenir sur ce débat ?
Depuis les débuts de la science de la préhistoire et de l’anthropologie sociale, au XIXe siècle, le monde savant a longtemps été relativement unanime sur le fait qu’une bonne partie des chasseurs-cueilleurs économiquement égalitaires, sinon tous, étaient tout à fait belliqueux. Dans les premières décennies du XXe siècle, toutes les bases de données qui ont été construites continuaient à s’accorder sur ce point. Ce n’est que récemment, dans les années 1950, qu’une partie des chercheurs, en particulier ceux classés politiquement à gauche, s’est mise à défendre l’idée que la guerre était née seulement avec la révolution néolithique. Voire plus tard encore. Il est difficile de cerner les raisons précises de cette évolution, mais elle s’inscrit manifestement dans un mouvement général d’idéalisation du lointain passé qui a marqué le dernier demi-siècle. Pour parler du cas plus précis du marxisme, courant dont je me réclame, la situation ne manque pas d’ironie : tout « bon » marxiste croit aujourd’hui savoir que la guerre est née avec l’agriculture et l’exploitation de l’Homme par l’Homme. Pourtant, il suffit de relire Engels ou Plekhanov pour réaliser qu’à leurs yeux, si les inégalités de richesse avaient donné de nouveaux motifs à la guerre, celle-ci existait bien avant elles : elle était alors menée « avec la cruauté qui distingue les hommes des autres animaux et qui fut seulement tempérée plus tard par l’intérêt ».

Vous venez de consacrer une recherche extrêmement fouillée sur la place de la violence armée et de la guerre chez les Aborigènes australiens. Quels matériaux vous permettent aujourd’hui d’affirmer que les conflits violents étaient monnaie courante chez les peuples de l’Australie précoloniale ?
L’idée de cette recherche m’est venue car, au cours de mes lectures sur ce continent, je suis tombé sur plusieurs récits très circonstanciés de conflits armés. Je me suis alors fait la remarque que cela ne correspondait guère à l’image traditionnelle des chasseurs-cueilleurs. Soupçonnant qu’il y avait là un filon qui n’avait jamais été véritablement creusé, j’ai entrepris de rassembler systématiquement tous les récits d’affrontements collectifs disponibles. Cela m’a pris quatre ans de travail et, bien sûr, je suis sans doute loin de les avoir tous repérés ! Toujours est-il que j’ai ainsi constitué une base de données, que j’ai d’ailleurs mise en ligne dans son intégralité afin que chacun puisse vérifier sur quelles sources je m’appuie et si les codifications que j’ai employées sont légitimes. En m’attelant à ce travail, je m’attendais à une récolte abondante car l’Australie est le plus grand ensemble de chasseurs-cueilleurs mobiles observés à l’époque moderne. En fait, les résultats ont dépassé mes espérances : j’ai réuni — aidé, entretemps, par quelques contributeurs qui m’ont prêté main-forte —, de la documentation sur plus de 200 événements. Parmi les récits, très peu proviennent d’anthropologues professionnels. L’immense majorité ont été rapportés par des Occidentaux, fonctionnaires coloniaux, explorateurs, agriculteurs, aventuriers, bagnards évadés ou naufragés, qui ont passé quelques mois ou plusieurs années au contact de groupes aborigènes, dont certains vivaient encore de manière traditionnelle. Quelques-uns proviennent d’Aborigènes eux-mêmes, qui ont raconté leurs souvenirs d’enfance.
Cette matière première, il m’a ensuite fallu la traiter. Pour commencer, j’ai dû évaluer la qualité des sources, en particulier pour celles qui rapportaient des événements particulièrement sanglants : quelques-unes m’ont paru invraisemblables ou d’une fiabilité vraiment douteuse. Cependant, la plupart résistent bien à la critique et, à l’arrivée, le faisceau de preuves est suffisamment solide. À partir de là, j’ai commencé à bâtir une typologie de ces conflits, selon leurs motivations, la physionomie militaire des confrontations et, très rapidement, j’ai compris que je devais intégrer tout cela dans un ensemble plus vaste et aussi foisonnant qu’inattendu : celui des procédures judiciaires des Aborigènes — car sur ce plan, ces sociétés étaient extrêmement imaginatives !

la suite sur le site de la revue Ballast 

18 commentaires:

  1. Salut Christophe,

    Très bel article !

    Du coup, en tant que pur néophyte de l'ethno, je me pose quelques questions :

    Quelle est la place de la croyance, de l’idéologie dans tout ça ?
    • Y-at-il des traces de conflits chez les aborigènes australiens en raison de croyances différentes ?
    • Au-delà même du cas des aborigènes, trouve-t-on des traces de croyance dans la période paléolithique ?

    Parce que, à la lumière des conflits qui ont eu lieu durant les deux derniers millénaires, les divergences idéologiques sont, il me semble, un carburant indémodable pour produire des guerres. Et s’il est avéré que les croyances, et surtout différentes croyances étaient présentes au paléolithique. Alors, on pourrait supposer que des guerres ont pu éclaté pour ce type de motivation. Ainsi, il serait d’autant plus difficile de considérer que la guerre n’est apparu qu’à partir néolithique.

    A+

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    1. Hello Anonyme (qui n'en est pas tout-à-fait un)

      Tes questions, comme toutes les bonnes questions, appelle des réponses à plusieurs niveaux. Je vais essayer de faire au mieux, n'hésite pas à revenir à la charge si besoin.

      Pour commencer, clairement non, on n'a aucun exemple d'Aborigènes qui auraient mené des expéditions religieuses pour châtier des gens considérés comme déviants par leurs idées, ou pour leur imposer les leurs. Il n'y a pas en Australie de guerres de religions, ni même de guerres inspirées par un (pseudo ?) principe moral qu'il faudrait faire adopter de force à l'adversaire. Après, cela n'empêche pas du tout que les peuples honnis soient considérés comme des sous-hommes, ou comme des hommes possédant des mœurs indignes (j'avais par exemple écrit ce billet sur les manifestations locales de la xénophobie : http://cdarmangeat.blogspot.com/2018/06/xenophobie-primitive.html. Mais, encore une fois, ce ne sont pas ces différences culturelles qui étaient invoquées pour les opérations militaires ; je dirais plutôt que le même facteur (la distance et l'hostilité sociale) provoquait à la fois le mépris culturel et les opérations punitives.

      Pour ce qui est du Paléolithique, j'imagine que tu parles de croyances religieuses ? Il est en même temps très difficile d'imaginer qu'il n'y en ait pas eu (toute l'ethnologie milite contre cette idée) et extrêmement difficile d'apporter la preuve formelle de leur existence (comment être certain qu'un objet ou un lieu dénote une pratique religieuse ?).

      Après, sur le fond, il y a un débat à un autre niveau : en tant que matérialiste, j'ai tendance à penser que les idéologies ne sont jamais des facteurs ultimes dans les événements sociaux importants et que derrière les idées et les croyances, se cachent toujours des intérêts sociaux et matériels, avoués ou non. Et en fait, derrière les guerres duites idéologiques ou de religion de l'époque moderne, je crois qu'on peut infailliblement mettre au jour des motivations beaucoup plus terre-à-terre...

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    2. D'accord merci, c'est exactement le type de réponse que je cherchais !! Je m'y attendais un peu pour ce qui est relatif aux croyances durant le Paléolithique. Je reste néanmoins surpris du côté des aborigènes, mais après tout c'est pour ça que je posais la question.

      Pour ce qui est de ton dernier paragraphe, je ne peux pas le nier. Cependant, je ne serais peut-être pas aussi catégorique, mais à défaut d'avoir des preuves infaillibles, je considère que ce n'est qu'une intuition à l'instant t. Je suis convaincu que des conflits motivés par des différences largement dissociées de toutes considérations matérialistes ont existés. Après tout, est-ce que dans le fond, ce n'est pas qu'une histoire d'échelle (celle de groupe d'humains en l’occurrence) ? Quand on regarde l'individu à son niveau, des agressions, des meurtres sont parfois commis pour des motifs idéologiques, et semble-t-il uniquement pour ceux-ci (c'est l'impression que j'en ai du moins). De ce fait, j'aurais bien envie de croire qu'un collectif puisse faire de même. En tout cas, je ne manquerais donc pas de chercher l'exemple parfait dans les jours qui suivent (à condition qu'il existe !).

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    3. Hello

      Sur deux aspects :

      1. Je m'avance sans doute un peu (beaucoup) parce que je ne connais pas d'assez près l'immense littérature qui serait nécessaire pour avoir des certitudes, mais à y réfléchir, je me demande si ce que nous pouvons appeler des guerres de religion, ou au moins en partie motivées par la volonté d'imposer sa religion, ont existé avant les États. En y réfléchissant, je ne retrouve aucun exemple de société non étatique qui ait fait la guerre pour cela, ni même qui ait eu cette préoccupation. Mais encore une fois, c'est peut-être tout simplement parce qu'il existe des cas que j'ignore. En tout cas, si j'ai raison, cela veut dire que l'idée même de conversion forcée n'a germé que dans un contexte social précis, et à l'échelle de l'histoire humaine, assez tardif.

      2) Pour ce qui est du rôle des idées, entendons-nous bien, je sais que les nuances existent (même si ici, en deux phrases, j'ai tapé sur un seul clou). Je sais que les idées existent, et que les gens et le groupes sociaux sont animés par des idées. Donc, en un sens, toutes les actions (et toutes les guerres) sont motivées par des idées ! Ce que je dis en tant que matérialiste et marxiste, c'est que ces idées sont-elles-mêmes déterminées par des facteurs sociaux, et se comprennent beaucoup mieux comme l'expression de nécessités très terre-à-terre que comme le pur fruit d'une culture, d'une morale ou de raisonnements éthérés. Après, là aussi, c'est d'autant plus vrai qu'on raisonne au niveau social, et d'autant moins pertinent qu'on se place au niveau des individus où n'importe quelle lubie peut passer par la tête de n'importe qui !

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  2. Bonjour,
    J'ai découvert cet article sur Ballast, et suivant le lien je suis ravie de trouver ici un espace d'échange.
    Je suis désolée d'en profiter à ce point, mon commentaire est très long! :-/

    Concernant la question de la violence, je suis toujours étonnée qu'on ne fasse pas plus appel à la psychologie, ou à la psycho-sociologie. Pour ma part, mais je n'ai aucune autorité dans le domaine, j'aurais plutôt tendance à penser que Homo Sapiens n'a guère évolué au niveau de sa structure affective depuis ses débuts, et que toutes les pulsions qui nous habitent aujourd'hui, pour archaïques qu'elles sont, devaient certainement nous habiter à l'époque de l'apparition de l'espèce.
    Il me semble qu'une psychanalyste comme Mélanie Klein (L'amour et la haine, Envie et gratitude) apporte un éclairage très important sur ces pulsions qui habitent le nourrisson et la manière dont elles s'expriment. L'humain naissant non fini du point de vue psycho-affectif, c'est la dépendance à son environnement matériel et affectif qui le mène à des éprouvés cataclysmiques, question de vie ou de mort. Mais pourquoi nous ne galopons pas sur nos 2 pattes dès la naissance comme tant d'autres mammifères? Peut-être est-ce dû au rapport dimension de la tête du nouveau-né / bassin de la mère, ou à la durée de la gestation s'il fallait attendre que nous soyons finis… Toujours est-il que nous trimballons selon moi depuis des millénaires ces pulsions de violence qui débouchent sur ce que vous savez, et il me paraît impossible que nous puissions être une espèce paisible, à part à évoluer encore.
    Ce qui m’amène au second volet de mon commentaire: le penseur indien Jiddu Krishnamurti a beaucoup parlé de la question de la violence. Il met souvent en lumière ses germes : la manière dont elle s'exprime dans des aspects infiniment plus subtils que des massacres ou la guerre (dans la manière même que nous avons de nous définir par la séparation: de tel pays, de telle confession, de telle opinion politique etc.); d'autre part il rend l’auditeur / lecteur responsable de la suite de notre évolution en tant que Sapiens (mériterons-nous cet adjectif un jour?): voir la violence en soi et l'éradiquer.
    Pour conclure, je suis de ceux qui pensent que sans se pencher sérieusement sur ces questions, quelles que soient nos belles intentions nous continuerons encore et toujours à faire le lit de la violence, chacun et collectivement.

    En vous remerciant de m’avoir lue

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    1. Si votre commentaire est très long, que devrait-on dire de mes articles et de mes bouquins... Pas de souci, au contraire, le blog est fait pour discuter.

      Je vous répondrai deux choses. D'abord, mes recherches ne traitent pas de la violence en général (sujet parfaitement légitime au demeurant), mais de la guerre et de la justice en Australie, autrement dit, des formes sociales sous lesquelles s'organise la violence légitime. Et c'est très différent. Bien sûr, si l'être humain ne possédait aucune aptitude à la violence, il n'y aurait pas de guerres (ni de meurtres). Mais étudier comment, pourquoi, telle société organise collectivement la violence d'une certaine manière et dans certains buts spécifiques, c'est très différent que de comprendre pourquoi un individu est plus violent qu'un autre (ou pourquoi l'être humain possède cette aptitude en général).
      Et c'est mon deuxième point : en sciences, on ne peut jamais expliquer des phénomènes divers et spécifiques par un facteur général. La guerre n'existe pas dans toutes les sociétés, et là où elle existe, elle ne possède ni les mêmes règles, ni les mêmes logiques d'une société à l'autre. On ne pourra jamais comprendre cette diversité en partant de l'aptitude générale des individus à la violence – de même, dans un autre domaine, qu'on ne peut rien comprendre à la spécificité de l'organisation capitaliste de l'économie en partant du fait que de tous temps, les Hommes ont dût produire leur nourriture, leurs vêtements et les supports matériels de leurs constructions symboliques.

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  3. Bonjour Christophe,

    Merci pour ce blog que je suis assez régulièrement de temps à autre et que je trouve très instructif et passionnant.

    Je pense être plutôt compréhensif vis à vis de la démarche matérialiste et marxiste, mais reste aussi toujours sur ma faim en certains points. Et le commentaire de Annik et ta réponse me donnent peut-être l'occasion de mieux cerner (car vous en avez écrit l'essentiel de la problématique) ce qui manquerait selon moi.

    Tu sembles bien accepter l'idée d'une certaine aptitude à la violence de l'être humain. Pour moi justement (et d'après ce que je comprends des propos de Annik sur la question d'une primo structure affective de homo sapiens) je ne conçois pas cette violence comme une chose abstraite et générale, elle doit bien avoir des caractéristiques et des modalités d’occurrence en rapport avec l'environnement: tel l'instinct de survie, la lutte pour l'existence, l'affirmation de soi, la recherche de prestige ... Derrière toute violence ne se cache t-il pas une forme d'angoisse ?

    Une démarche matérialiste et marxiste doit-elle nécessairement faire l'impasse sur toute description, hypothèse, d'une nature affective de l'être humain, et ne se concentrer que sur les traits globaux à l'échelle collective ? Pour moi il y a deux bouts, deux "conditions au limites", dans le problème du déterminisme social: l'échelle individuelle et l'échelle collective. S'il me parait clair que le global contraint et influence pour beaucoup des traits individuels, l'inverse doit aussi avoir une part de vérité, les "propriétés de départ" à l'échelle individuelle doivent bien avoir une conséquence sur l'ensemble social.

    Toute proportion gardée, en physique, la description d'un gaz par une équation d'état, renvoie à des hypothèses sur les caractéristiques propres des particules qui le constitue. C'est ainsi que j'ai reçu le commentaire d'Annik, comme un effort à faire vers une prise en compte de certains aspects affectifs de l'être humain qui joueraient un rôle important dans le basculement d'une pratique sociale spécifique pour un environnement donné.

    J'ai lu il y a quelques jours ton l'article "De la guerre chez les Eskimo ..." (http://cdarmangeat.blogspot.com/2020/09/alliance-and-conflict-world-system-of.html) et les questions qu'il pose. N'y a t-il pas un lien avec le sujet que l'on discute là ?

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    1. Bonjour Thomas

      Ce que tu soulèves est un vieux et lancinant problème de méthode des sciences sociales, que je ne prétends évidemment pas régler par la réponse qui suit.

      La première chose, je crois, c'est que la métaphore qui compare la société à un gaz rencontre vite ses limites : en effet, les propriétés des molécules sont ce qu'elles sont, et ne sont (à ma connaissance) pas déterminées par l'état général du gaz. Il est donc possible (et nécessaire) d'expliquer l'état général du système par les propriétés de ses composants élémentaires. Mais le cerveau humain est plastique, et il est éduqué par l'environnement social : c'est la raison pour laquelle, dans la toutes les sciences sociales, des penseurs ont soutenu que c'est bien davantage la psychologie individuelle (et ses traits qu'on qualifiera imprudemment de « naturels ») qui s'explique par les structures globales que l'inverse. En l'ignorant, on confond carrément la cause et la conséquence.

      Alors, on pourrait se dire que certes, tout phénomène social présente une certaine diversité culturelle, mais que cette diversité est contrainte par des structures a priori du cerveau humain (et donc que si le biologique ne détermine pas le social, il le circonscrit). Je ne trouve pas cette idée absurde par principe, mais en réalité, je ne connais aucun domaine dans lequel elle ait donné d'autres résultats que des explications tautologiques ou des généralités creuses (le sujet a déjà été abordé sur ce blog à propos de la religion - le résultat a été qu'avec mon collègue Jean-Loïc Le Quellec, je me suis collé à la rédaction d'un long article qui paraîtra dans les prochains mois pour développer tout cela).

      En tout cas, sur la guerre, j'ai lu plusieurs auteurs qui prônaient cette approche, en voulant notamment ancrer le raisonnement sur des observations faites chez les singes et ramener les conflits humains à des motivations sélectionnées par l'évolution biologique. Très franchement, j'ai invariablement eu le sentiment qu'ils n'aboutissaient à rien d'autre qu'à des banalités creuses (cela dit, si tu as une référence qui montre le contraire, je suis évidemment preneur. Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, c'est ce que j'ai toujours dit).

      Encore une fois, avec la violence comme avec l'économie ou la religion, ce qui est intéressant et qui donne des clés de compréhension, c'est de relier la diversité des formes à celle des structures et des logiques sociales (c'est ce que j'ai essayé d'étudier pour l'Australie aborigène, et à présent chez les Inuits, comme tu l'as remarqué). En s'intéressant aux universels, on n'arrive au mieux qu'à quelques truismes.

      Amitiés

      PS : une question scientifique de la plus haute importance me brûle les lèvres. As-tu un lien de parenté avec l'actrice qui porte ton nom ?

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  4. Bonsoir Christophe,

    Merci de ta réponse elle m'aura bien fait réfléchir et fait avancé dans mon questionnement. Au risque d'être un peu long voici ce que cela m'a fait penser.

    J'avais écrit "toute proportion gardée" car, certes, la situation d'une société humaine est infiniment plus complexe que celle qui prévaut pour la description d'un gaz. Cependant, me semble-t-il, l'idée de plasticité de l'entité microscopique qui compose un ensemble macroscopique peut également avoir sa place dans la description d'un système physique. Ne serait ce qu’avec le fait que la matière s'observe sous différentes formes, à l'état gazeux, liquide ou solide, selon son état général. Avec une équation d'état propre pour chacune des ces formes, déterminée par les propriétés de la matière en question dans l'état général donné. Exemple plus exotique, la notion de matière dégénérée lorsque sa densité est suffisamment élevée. Situation qui se rencontre dans certaines étoiles où la relation qui relie P, V et T n'est plus celle d'un gaz habituel. Qu'est ce qui détermine ici le nouvel équilibre entre les grandeurs macroscopiques, c-à-d, la nouvelle équation d'état ? Il est question du principe d'exclusion de Pauli qui, grosso modo, interdit à deux états microscopiques de se superposer (pour être plus précis interdit à deux fermions d'être dans le même état quantique).

    Cette digression en fait juste pour illustrer comment dans un système beaucoup plus simple que celui des relations humaines, on trouve déjà une relation complexe entre le microscopique et le macroscopique, ces deux pôles se conditionnant mutuellement. Et qu'il n'est pas évident de dire d'emblée que l'un explique l'autre. En réalité, me semble-t-il, on est face à un système bouclé où un terme conditionne l'autre et inversement: d'un coté, la réalité microscopique (élémentaire) détermine les conditions sous lesquelles une réalité empirique (macroscopique) peut évoluer, et de l'autre coté, cette réalité macroscopique conditionne les possibles au niveau microscopique. On est donc face à une totalité où l'observation de lois générales (macroscopiques) permet d'induire des "propriétés minimales" que devrait posséder l'échelle microscopique. C'est d'ailleurs par là-même une manière d'appréhender le microscopique.

    Deux paragraphe devraient encore suivre ...

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  5. Ce sont de ces "propriétés minimales" en quelque sorte dont je voulais parler lorsque, à la suite du propos d’Annik, je questionnais le rôle éventuel d'une primo structure affective de homo sapiens. Cet échange me fait réaliser que même avec la psychologie dite individuelle (et a fortiori la religion) nous sommes déjà du coté du système social global, du social qui l'a façonnée (donc bien d'accord avec ta remarque à ce sujet). Ma question est donc en amont de cette psychologie, vise une proto psychologie dont les ressorts seraient réellement élémentaires. Je me trompe peut-être mais cela me semble distincte de ce que tu évoques par les "universels". Car oui je ne suis pas dans l'idée de la sociobiologie où plusieurs gènes coderaient des comportements dit primitifs mais déjà ... sociaux.

    Tes travaux te conduisent à dire que "la guerre aborigène est d’abord et avant tout une guerre de nature judiciaire". Je m'avance peut-être, mais cela semble induire l'idée que les aborigènes sont, dans certaines conditions, des êtres doués d'une sensibilité éthique (notion d'injustice, d'offense) avant d'être des êtres motivés par l'appât du bien matériel. N'est ce pas là une indication d'une "propriété minimale" de homo sapiens qui peut prévaloir dans certaines conditions sur des détermination d'ordre socio-économique? Je ne veux pas te faire dire ce que tu n'as pas dit/écrit mais voilà ce à quoi une partie de tes travaux me donne à penser. La manière dont tu arrives à relier les différentes formes de production de l'humain à ses structures sociales, ne dit-elle vraiment rien sur la primo structure affective de homo sapiens ?

    Amicalement

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    1. Je suis bien embêté avec tout cela, parce que je sens bien qu'il y a un vrai enjeu scientifique, mais je ne suis pas certain d'être armé pour l'affronter (et je suis même certain du contraire). Encore une fois, nous serons d'accord pour enfoncer un crâne ouvert : le cerveau humain n'est pas une table rase, et il est en quelque sorte "pré-câblé" par l'évolution biologique. Mais tout le problème, encore une fois, est de savoir 1) en quoi consiste au juste ce pré-câblage 2) dans quelle mesure il explique les faits sociaux.

      Par exemple, j'ai peut-être mal compris ton argument, mais je ne vois pas très bien ce que tu conclus de la primauté historique des notions d'éthique sur celles liées à la possession des biens. L'anthropologie sociale montre effectivement que l'un s'est manifesté avant l'autre dans les sociétés humaines. Elle peut aussi s'interroger sur les raisons qui ont fait qu'à un moment donné, celles-ci se sont mises à considérer qu'un bien matériel pouvait être tenu comme équivalent à une vie, ou au transfert d'une femme. On peut certes dire que pour que cette équivalence s'impose, il fallait que le pré-câblage du cerveau l'autorise. C'est certes vrai, mais dire cela nous fait-il beaucoup avancer ? Quant au sentiment éthique ou à celui de la justice, je ne suis pas éthologue, mais j'ai l'impression qu'on pourrait sans doute en déceler les prémisses chez nos cousins les singes.

      Amitiés

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    2. Bonsoir Christophe,

      Si tu veux bien, je suis reparti pour t'embêter encore un peu :)

      Je suis d'accord tout le problème pourrait être de savoir 1) en quoi consiste précisément la spécificité de homo sapiens (son pré-cablage ou sa "propriété minimale") et 2) dans quelle mesure cela participe à expliquer les faits sociaux. Cependant, si je comprends bien, de ton coté tu penses que même si on savait bien répondre à la première question cela ne servirait pas vraiment à expliquer les fait sociaux. De mon coté, je penche pour dire que l'explication des faits sociaux porte en elle-même des éléments de réponses à la première question, formant une totalité conceptuelle cohérente. Donc même si heuristiquement une connaissance "intime" minimale de homo sapiens n'aura pas été nécessaire pour expliquer tels faits sociaux, mon intuition me dit que intégrer cette (nouvelle) connaissance dans cette première explication, contribuerait à la rendre encore plus claire. Et permettre par la suite à la théorie "augmentée" d'expliquer d'autres faits sociaux qui ne pouvait pas l'être avant. Ce serait un critère de vérité ... Je suis peut-être un doux rêveur mais voilà j'ai une autre métaphore toute prête: j'espère ne pas me tromper, les premiers principes de la thermodynamique (macroscopique) ont été découverts et énoncés sans aucune notions de particules élémentaires. Quand les atomes ont été reconnus pour de bon par la communauté scientifique cela a fait avancé les choses ...

      Les paiements dans les sociétés humaines, d'après tes travaux, font leur apparition avec la richesse. Avant, dans le monde sans richesse (le monde I) les compensations se faisaient en nature (une vie par une vie, le sang par sang, « sœur contre sœur », prestation en travail pour le compte de futures beaux-parents ...), c-à-d, sans transfert de biens. Avec l'apparition de la richesse (monde II), et plus précisément par l'apparition de ce que tu as appelé des « biens W », c-à-d, "la production, sur une échelle relativement large, de biens tout à la fois durables, meubles, et ayant nécessité une importante quantité de travail individuel". Je n'ai rien à redire à cela et je trouve saisissant de voir l'évolution historique des faits que tu décris ainsi. Quant à dire que c'est explicatif, oui et non; il y a peut-être à ce niveau là aussi une tautologie (dans ma compréhension des choses): on ne pourra jamais compenser par des biens si on a pas de biens. Mais le problème n'est-il pas aussi de comprendre pourquoi il doit y avoir compensation? Pourquoi dès le monde I il y a des obligations sociales structurantes? Une réelle notion de dette envers l'autre? Je trouve ces faits là saisissant aussi et tu ne semblent pas en faire cas plus que ça comme si cela était une évidence.

      Amicalement

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    3. A me relire, il manque un petit bout de phrase:
      Avec l'apparition de la richesse (monde II), ..., le paiement par du travail passé, cristallisé dans des biens matériels, pouvait faire office de compensations.

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    4. Bonsoir Thomas

      Et, pour commencer, toutes mes excuses pour avoir tardé à répondre – j'ai été happé par diverses autres obligations. Je crois que je vois ce que tu veux dire, mais au risque de me répéter, je continue à penser qu'entre les molécules et les individus, il y a une différence majeure, c'est que les molécules possèdent (au moins dans les états les plus courants des corps) des propriétés qui préexistent à celles du corps global (ou, en d'autres termes, qui sont sous-jacentes à celles du système global). Or, si la propriété fondamentale du cerveau humain est d'être plastique, cela veut dire que ces traits individuels dépendent beaucoup plus des structures et des valeurs sociales que l'inverse... et qu'en croyant mettre le doigt sur la cause, on aura en réalité identifié un effet.

      Pour les autres questions que tu poses : bien sûr qu'on ne peut pas compenser par des biens si l'on ne produit pas de biens. Mais la question se pose dans l'autre sens : pourquoi la production de biens amène-t-elle les sociétés à considérer que l'on peut compenser une vie par des biens matériels ? C'est cela qui n'a rien de spontanément évident, et qui en tout cas représente un basculement dans les structures sociales.

      Quant au fait de savoir pourquoi il doit y avoir compensation, j'avoue que je me borne à le constater sans vraiment me poser la question que tu soulèves. Cela ne veut pas dire qu'elle est sans intérêt ! Mais j'ai choisi, pour diverses raisons (et pour le moment) de me concentrer sur le fait que ces compensations (ou ses obligations) sont de nature différentes d'une société à l'autre ou, ce qui revient un peu au même, dans une même société au cours du temps. Cela dit, la compensation n'est qu'un des modes des relations sociales. Il y a aussi bien des situations où les flux sont unilatéraux, et où cela ne pose de problème à personne – là aussi, il faut se méfier des généralités !

      Amitiés

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  6. Bonjour,

    L'entretien est très intéressant. L'idée selon laquelle les chasseurs-cueilleurs seraient pacifiques par nature est-elle vraiment partagée par tout le monde selon les terrains d'étude ? Dans le cas de l'Amérique du Nord, il me semble qu'il est admis depuis longtemps que les groupes algonquiens n'était pas particulièrement tendre. À la fin du XVIIe siècle, le marchand de fourrure et explorateur Nicolas Perrot raconte ce qui serait l'origine des premières guerres entre Algonquins et Iroquois. L'histoire, qui a tout l'air d'une allégorie, voudrait qu'elles soient parties d'une jalousie des Algonquins envers des Iroquois qui s'étaient montrés plus habiles qu'eux lors d'une chasse commune (alors qu'ils sont horticulteurs).
    Voire les mémoires de Perrot (pp. 9-12) : https://archive.org/details/mmoiresurlesmo00perr/page/8/mode/2up
    (Précisons que, comme le remarque les notes de l'édition ci-dessus, la forme "mythique" du récit est peut être trompeuse et les faits rapportés pourraient dater du début du XVIIe s.)

    Autre remarque, en forme de taquinerie. Si la guerre n'est pas née avec la richesse et l'exploitation de l'Homme par l'Homme, comme tend à le montrer ton étude, pourquoi disparaitrait-elle avec ainsi qu'avec une mondialisation non-capitaliste plus poussée ? ;)

    Cordialement,

    MT

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    1. Vous avez parfaitement raison (je le rappelle dans l'interview, même si c'est en deux mots) : la thèse d'un pacifisme universel des chasseurs-cueilleurs n'a pas du tout existé de tout temps et aujourd'hui, elle est très loin de faire l'unanimitén, notamment aux Etats-Unis. En revanche, en France, cette idée que la guerre n'a pu apparaître que comme le fruit pourri des inégalités socio-économiques est peu à peu devenue hégémonique à partir des années 1950, surtout dans les milieux de gauche. Mais il suffit de relire ce qui s'écrivait auparavant sur la base des témoignages ethnologiques tels que ceux que vous citez, pour comprendre que ce qui est considéré comme une vérité incontestable ne l'était autrefois pas du tout (y compris chez les fondateurs du marxisme !)

      Même si c'en est une, je ne prends pas du tout votre remarque finale comme une taquinerie, mais comme une question essentielle, à laquelle les marxistes doivent répondre sérieusement, sans se contenter d'associations d'idées un peu paresseuses et souvent fausses.

      Un premier argument très simple est que si la guerre est née avant l'exploitation économique et pour d'autres motifs, cela fait belle lurette que l'existence des Etats a fait disparaître ces motifs judiciaires originels et que les causes directes ou indirectes de la guerre sont immanquablement liées à l'exploitation. Dans l'interview, j'insistais surtout pour invalider le raisonnement inverse : les gens qui pour se débarrasser du capitalisme, veulent se débarrasser de ses accomplissements économiques ne se rendent pas compte qu'en restaurant les relations économiques passées, on restaurerait nécessairement les rapports sociaux – fort peu pacifiques – qui en découlaient.

      Pour ce qui est de l'avenir, et même s'il est toujours difficile d'apporter des preuves définitives sur ce qui n'existe pas encore, il me semble assez évident qu'une disparition des Etats nationaux et de leurs rivalités (sur la base d'une organisation économique assurant à tous la sécurité, l'éducation et un certain niveau de bien-être) conduirait, à l'échelle de toutes l'humanité, à un résultat du même ordre que la disparition du morcellement féodal en son temps...

      Bien cordialement

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  7. Du coup, je me demande si vous avez un avis sur Napoléon Chagnon? Il me semble, de ce que j'en ai lu, qu'il a été sans doute pas mal ostracisé pour être à contre-courant des idées convenues sur les "bons sauvages" qui avaient pris le devant de la scène dans les années 60-70 (et peut-être aussi à cause de son caractère de chien). Qu'en pensez-vous? Voilà un sujet d'anthropologie intéressant: étudier les guerres idéologiques chez les anthropologues :D

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    1. Bonjour

      Il y a plusieurs dimensions dans l'œuvre de Chagnon (je ne parle pas des accusations semble-t-il un peu délirantes dont il a été l'objet). Jusqu'à présent, je connaissais surtout ses raisonnements inspirés de la sociobiologie, qui me paraissent pour le moins critiquables. Mais je suis en train de lire (pour la première fois, je dois l'avouer) son best-seller sur les Yanomamö, et j'y trouve des éléments très intéressants de comparaison avec l'Australie.
      En tout cas, il me semble absolument certain qu'il n'a pas inventé ou exagéré les faits qu'il rapporte. Sur la même région, on dispose du témoignage extraordinaire d'Helena Valero, très tôt kidnappée par les Indiens et qui passa la majorité de sa vie parmi eux. Les opérations guerrières se succèdent tout au long du récit, et l'atmosphère générale d'insécurité saute aux yeux.
      Quant aux guerres idéologiques entre anthropologues, suggéreriez-vous qu'il s'agit d'une forme à peine raffinée de chasse aux têtes ?
      Amitiés

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