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L'ordalie et le pénalty

« Le procès », John Clark, 1814
Une des coutumes emblématiques de l'Australie aborigène consiste, pour punir un fautif, à exiger qu'il se place, muni d'un bouclier, face à un ou plusieurs exécuteurs qui lui projetteront des lances qu'il tentera d'esquiver. Pour le condamné, la procédure peut avoir des conséquences fort variables, et aller jusqu'à la mort, comme c'est le cas dans le film 150 lances, 10 canoës et trois épouses.
La dénomination de cette procédure a toujours été problématique. Peinte par John Clark dès le tout début du XIXe siècle sous le titre « Le procès », elle fut ensuite couramment désignée dans l'ethnographie sous le nom d'ordalie, par référence à notre coutume médiévale. Bien des gens ont souligné à quel point ce choix était impropre : d'abord, parce qu'il véhiculait une connotation religieuse (le fameux « jugement de Dieu ») totalement absente dans le cas australien. Ensuite, et peut-être surtout, parce que l'ordalie avait pour but de déterminer la culpabilité de l'accusé, alors que la coutume australienne suppose que la culpabilité soit établie. Au sens strict, elle n'est pas une peine mais une compensation, un « dommage et intérêts » dans notre vocabulaire moderne, dont la collectivité reconnaît le droit légitime à la partie lésée (celle qui projette les lances). Quoi qu'il en soit, mes efforts pour trouver une dénomination plus satisfaisante sont restés vains.
Mais il y a pire encore, peut-être. Non seulement on ne sait comment appeler cette procédure, mais sur le fond, on ne sait qu'en penser. Ces gens décidément étranges admettent en effet que le résultat effectif dépende de l'habileté des uns et des autres. Nulle issue automatique à l' « ordalie » : on lit parfois que le nombre de lances dépendra de la gravité de la faute mais dans tout les cas, bien qu'avec des probabilités variables, la cible peut aussi bien en mourir qu'en sortir sans une égratignure. Imaginerait-on une seule seconde un de nos tribunaux prononcer une sentence où, par exemple, le condamné n'aurait rien à payer s'il réussissait quelque épreuve contre la partie civile ?
Il m'est cependant venu à l'esprit que ce type de sanctions ne nous est pas si étranger. S'il est depuis longtemps banni de notre droit pénal ou civil (en admettant même qu'il y ait jamais figuré), il inonde en revanche ce qu'on pourrait appeler notre « droit sportif ». Nombreux sont en effet les sports où une pénalité ne se traduit pas par un résultat automatique (un nombre déterminé de points, par exemple, ou une disqualification) mais par l'organisation codifiée d'une situation plus ou moins déséquilibrée, dont l'issue dépend de l'aptitude des deux parties à la gérer. En ce sens, « l'ordalie » australienne se rapproche, par exemple, du penalty du football, avec laquelle elle partage sa nature fondamentale (même si le destinataire des missiles s'efforce dans un cas de les intercepter et dans l'autre de les éviter !).
Un sport dans lequel les sanctions seraient toutes, ou majoritairement, de type automatique, serait sans doute vite ennuyeux. Les Australiens auraient-ils estimé que pour que la justice soit attrayante, il fallait la rendre un peu sportive ?

21 commentaires:

  1. Salut, Christophe.
    Ton rapprochement entre cette procédure judiciaire aborigène et le pénalty du football me paraît tout à fait pertinent, mais tu invertis les choses, me semble-t-il. En tant que jeu, le sport est une imitation (au sens de simulation) d'un certain type de comportement finalisé, en l'occurrence, de la compétition. En ce sens, on devrait voir le pénalty comme l'imitation de ce type de procédure judiciaire. On pourrait d'ailleurs le voir aussi comme un indice de l'existence passée de cette procédure. Quoi qu'il en soit, c'est cette procédure judiciaire qui explique le pénalty plutôt que l'inverse.
    Depuis Huizinga, Homo ludens, on a tendance à voir les faits sociaux (y compris la guerre) comme des manifestations ludiques, mais cela me paraît une grave erreur. Cette thèse est même très idéologique: la lutte des classes n'est pas un sport...
    Bonne journée,
    Claudio

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    1. Hello Claudio

      Je crois qu'il y a une méprise, qui vient entièrement de ma petite plaisanterie finale, que tu as sans doute prise au premier degré. Mais non, je ne pense pas sérieusement que les Australiens auraient calqué leur procédures judiciaires sur le sport (je doute qu'ils possèdent d'ailleurs quoi que ce soit qui puisse s'apparenter à notre sport, en tout cas avec ses règles et ses compétitions).
      Le seul fond sérieux de mon billet est de montrer qu'un mode de sanction apparemment étrange et sans rapport avec rien de connu chez nous peut être rapproché de quelque chose que nous pratiquons couramment, mais dans un domaine très différent. Ni plus, ni moins...
      Amitiés

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  2. Rebonjour, Christophe.
    Oui, j'ai pris au sérieux ta remarque finale.
    Cela dit, je ne t'attribuais pas l'idée que les Australiens auraient calqué leur procédure judiciaire sur le sport, mais l'idée que dans cette procédure judiciaire aurait une dimension ludique.

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    1. Pour le coup, je pense que tu détournes le sens de ce que j'ai écrit. Je n'ai à aucun moment évoqué le jeu, ou des aspects ludiques. Mais il y a bel et bien dans l'esprit de cette justice une dimension sportive, dans le sens d'une épreuve physique qui peut être réussie ou échouée, et dont dépendra le résultat final.

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  3. Intéressante, la comparaison avec la pénalité. Mais j'avais la notion que l’accusé devait obligatoirement être touché. C’est ce que disait Testart (on sait tous les deux que c’est très loin d’être une preuve), mais c’est aussi, de mémoire, ce que j’ai lu partout (avec fréquemment l'histoire de la blessure à la cuisse qui revient). Est-ce que l'on a la certitude que l'accusé peut parfois s'en aller tranquillement après avoir évité toutes les lances, sans autre conséquence ? Ça me paraît être un point fondamental, parce que selon la réponse ça change les choses du tout au tout.
    Dans l’hypothèse où le sang devrait systématiquement couler, ça s’interpréterait bien comme compensation, et on retomberait dans un système largement répandu et bien connu, qui n'aurait là qu'une forme particulière.
    Mais si vraiment le type peut s'en tirer sans une égratignure et sans que personne ne conteste, ce n'est plus une compensation, ce n'est évidemment pas un jugement (encore moins de Dieu) et on a du mal à voir ça comme une peine, puisqu'en quelque sorte la sanction est optionnelle. Alors, qu'est-ce que c'est ? L'analogie sportive est un clin d'oeil, évidemment ! Une épreuve ? Qui contrairement à l'ordalie ne serait pas destinée à déterminer la culpabilité ou l'innocence. Mais alors dans quel but ? Ou autre chose qui nous est inconnu ? C'est quand même super bizarre, même pour l'Australie, et, surtout, on a l'impression que ça ne fait pas système avec tout le reste... Un point fondamental, donc, et il faudrait vraiment qu'on en soit sûr et certain (si tant est que la certitude puisse exister dans nos disciplines).

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    1. Hello

      Il y a plusieurs questions dans ta question. ;-)

      Pour commencer, il me semble indéniable que dans certains cas au moins, l'ordalie (appelons-la ainsi) pouvait se terminer sans aucun dégât pour l'accusé. Plusieurs descriptions ne font aucune référence à une blessure obligatoire, et certaines en dénient même explicitement l'existence. Grey écrit, par exemple, « si le criminel est blessé à un degré jugé suffisant pour le crime commis, sa culpabilité est levée ; ou si aucune des sagaies qui lui avaient été lancées (car le nombre que chacun peut projeter est régulé) n'atteint sa cible, il est également pardonné. » John Mann, un autre observateur direct, rapporte en 1884 : « Le coupable (...) peut être condamné à recevoir 20 ou 50 lances, selon la gravité de son crime (...) Un Noir qui a subi sans dommages [safely] une de ces ordalies monte considérablement dans l'estime de ses compagnons. Il est considéré absous de son crime, fût-ce un meurtre. »

      En fait, il me semble que l'ordalie est une variante que j'appellerais, faute de mieux, conditionnelle, d'une compensation régulée, infligée à un coupable avec l'assentiment de la collectivité. L'autre variante consiste à le percer d'une lance (un témoignage fait état, dans une tribu, de lances spécialement destinées à cet usage). Là aussi, la sanction dépend de la gravité du crime, et on perce telle ou telle partie du corps selon la faute à réparer.

      Ces deux procédures sont, sur le fond, très voisines, tout en procédant d'un esprit différent que je relevais dans mon billet : dans un cas, la sanction est conditionnelle, dans l'autre elle est automatique (il faut que je trouve un meilleur adjectif). Toutefois, je ne suis pas sûr que cette différence soit si importante qu'elle en a l'air : dans toute la justice aborigène, il y a l'idée que dans l'idéal, tout doit être compensé (« œil pour œil, dent pour dent ») mais en même temps, qu'il faut ménager le moyen que cette compensation ne soit pas trop stricte (parce que sinon, elle mènerait rapidement à l'extermination mutuelle). Et donc partout, on trouve des dispositifs pour « amortir » le caractère trop strict des compensations.

      Reste l'existence de la procédure mixte à laquelle tu fais allusion : une ordalie qui, si elle reste sans effet, est suivie d'une blessure automatique. Ce dispositif s'apparente à une « peine plancher » : le coupable peut s'en tirer avec la sanction automatique ou pire, mais pas moins. Or, l'esprit d'une telle disposition n'est pas de réduire, mais au contraire d'aggraver les effets de l'une et l'autre procédure prises séparément. J'avoue, pour le moment, ne pas avoir d'explication convaincante (et je ne suis pas certain de pouvoir en trouver une).

      Par ailleurs, j'en profite pour dire que j'ai un peu reconsidéré ma classification des procédures, et je pense de plus en plus que le critère « régulé versus non régulé » gagne à être remplacé par le critère « objectif létal versus objectif non létal » qui ne le recouvre pas exactement.

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  4. Les deux parties de la citation de Grey ne sont-elles pas un peu contradictoires ? D'un côté, la culpabilité est levée si la blessure est jugée suffisante (donc, implicitement, elle ne l'est pas si la blessure est jugée insuffisante), mais de l'autre il y a aussi pardon s'il n'y a aucune blessure. Après, comme je ne connais pas le texte, ça s'applique peut-être à des groupes différents.

    Mais puisqu'il semble bien que le coupable puisse s'en tirer "safely", je vois tout de même mal où est la compensation dans ce cas. C'est même pire s'il monte alors dans l'estime de ses camarades. Le type tue quelqu'un, il est "jugé" coupable, on fait une ordalie, et non seulement il s'en tire, mais en plus il en tire du prestige. Où est la compensation dans cette affaire ? Il y a là quelque chose qui m'échappe...

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    1. J'avoue avoir moi aussi tiqué sur la citation de Grey. Mais il me semble qu'il y a une explication plausible : l'ordalie s'arrête faute de projectiles (dont le nombre est fixé à l'avance) ou lorsqu'une blessure adéquate a été infligée. Donc, si'il survient une égratignure, les arbitres peuvent très bien décider que l'épreuve doit se poursuivre sans que cela contredise quoi que ce soit.

      Quant à ce qui te tracasse, je crois que cela revient à dire : « puisque certains penalties ne donnent pas lieu à des buts, je ne vois pas bien en quoi le penalty compense la faute qui l'a provoquée ». Pourtant, pour tous les amateurs de football, il ne fait aucun doute qu'à titre général, le penalty est bien une sanction (et surtout, une compensation). Après, dans une société où l'exercice de la violence est une dimension essentielle de la vie d'un homme, il ne me semble pas absurde d'imaginer que celui qui a assumé lui-même les conséquences de ses actes, mais qui a été assez fort pour se sortir d'une épreuve difficile, puisse attirer une certaine admiration.

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    2. Je rajoute une pèce au dossier (j'ai la flemme de traduire) : "In another case, which occurred in the Murray district, the father came and claimed his daughter from the tribe of the lover. But he positively refused to surrender her on any terms; so it was arranged that the father and five of his family, or clan, should each throw at him a certain number of spears, boomerangs, and waddies. The lovers were a remarkably handsome couple; the girl stood within the ring, as usual, awaiting the result with keen anxiety. During the ordeal, the lover's shield was broken, upon which the man who was then throwing stopped at once, till he was supplied with a fresh one. Man after man then took his turn, till every weapon was thrown, without inflicting any wound. When all was over, the happy lover threw an opossum rug over the bride; she was then his beyond dispute, and immediately adopted by his tribe without any offence to hers." (Lang 1865 : 12-13). A noter qu'en ce cas, l'ordalie ne sert pas à compenser un crime de sang, mais à régler un conflit qu'on pourrait dire de propriété. Ceci explique-t-il cela ? Je ne suis malheureusement pas certain que nous ayons les éléments pour le savoir.

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  5. Ce cas ressemble plus à une épreuve qu'à autre chose. Là, il n'est pas question de compenser quoi que ce soit : l'amant est simplement soumis à une épreuve, et s'il la gagne il gagne la fille. Ça rappelle les histoires de chevalier : "si tu tues le dragon, tu auras la main de ma fille" ! C'est intéressant à deux points de vue :
    1) Ça ouvre effectivement la piste de plusieurs sortes d'ordalies, qui n'auraient jamais été bien différenciées. La première, comme ici, où quelqu'un est soumis à une épreuve pour obtenir quelque chose, et où le sang ne doit pas nécessairement couler. La seconde, où il y a un coupable (de crime de sang nécessairement ?) et où il doit y avoir compensation (= le sang doit couler). Effectivement, nous n'avons peut-être pas tous les éléments pour le savoir, mais il est déjà possible de chercher un éventuel contre-exemple : si quelqu'un ayant commis un crime de sans peut s'en tirer "safely", ça fait tomber la théorie.
    2) Ça amène aussi à réfléchir sur l'ordalie (ou plus généralement l'épreuve) comme forme de mariage. A-t-on d'autres exemples qui pourraient s'apparenter à cela ?

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    1. "...commis un crime de SANG..." Pas réveillé, ce matin...

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  6. D'accord avec ta remarque finale sur crime de sang ou non (et c'est ce que j'avais en tête en disant qu'on n'avait sans doute pas les données pour trancher). En revanche, je ne crois pas que l'ordalie soit une simple épreuve. Il y a une dimension de sanction pour faute, certes ici en filigrane : l'amant a pris la fille sans avoir de droits sur elle. J'ai un autre cas encore plus clair où la même situation conduit à l'ordalie, et si l'amant s'en sort, il peut garder la fille à condition qu'une sœur classificatoire soit rendue en échange. On voit bien que l'ordalie n'est pas un examen de passage pour avoir la main de la fille, mais une punition pour avoir violé les droits que d'autres hommes possédaient sur elle.

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  7. Allez un petit dernier pour la route, et des plus beaux : Salvado, à propos d'une offense consistant en une "insulte à une femme" (mais on devine que cette insulte est en réalité un adultère ou un viol) : "Si ensuite les parties conviennent que le délinquant soit puni, alors le chef de la famille outragée le condamne à une peine proportionnée au délit, et qui quelquefois consiste à lui traverser la cuisse avec le ghici [lance]. Il est placé à distance comme but, et l'offensé lui lance autant de ghicis qu'il en a à sa disposition : tant mieux pour le patient s'il est assez adroit pour les éviter tous. Les ghicis épuisés, la vengeance est assouvie ; il ne se parle plus de rien, et la paix est faite."

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    1. Jolis exemples. Si l'on tente de résumer...
      1) En ce qui concerne la dimension de sanction, c'est un peu bâtard, puisque le coupable peut s'en sortir sans une égratignure, et que même dans ce cas ça clôt le litige. Qui plus est, si c'est le cas pour l'amant, en plus il gagne les droits sur la fille qu'il avait raptée. Dans ces cas de figure, "la vengeance est assouvie", comme le dit le dernier observateur, mais il faudrait sans doute mieux dire que la faute est compensée. Dans le cas des amants, c'est même presque comme si elle était effacée, puisque le rapteur a le droit de garder la fille. Dans les cas où le coupable est blessé ou meurt, la faute est également compensée.
      Moralité : ce qui apparaît au premier plan, ce n'est pas tant la sanction que la compensation. La sanction est finalement optionnelle en pratique, par contre le trait commun est que dans tous les cas, quelle que soit l'issue de l'ordeal, la faute est compensée.
      2) La dimension d'épreuve me paraît indéniable. Et on comprend finalement pourquoi les premiers observateurs ont appelé ça ordeal : c'est cette dimension-là qui a dû les frapper, et l'ordalie classique est probablement ce qu'il ont trouvé de plus proche dans l'idée.
      3) Partant de là, il y a , me semble-t-il, deux façons de voir les choses.
      - Soit on considère que la compensation (plutôt que la sanction, donc) consiste en la mise à l'épreuve elle-même. Pour reprendre ton image sportive, le pénalty n'est plus la sanction d'une faute, mais la compensation d'une faute. Dans les deux cas, la compensation peut se traduire par une sanction (blessure ou mort, ou transformation pour le pénalty) on non.
      -Soit on considère que l'ordeal est un jugement, non pas sur la culpabilité ou l'innocence, comme l'ordalie classique, mais pour décider de la nature de la compensation.
      Je mentionne la seconde façon pour essayer de purger les possibilités, mais je suis bien plus fan de la première. Ce qu'il me semble devoir être retenu, c'est que l'on aurait tort de voir l'ordeal comme simplement une sanction, une punition, une peine. C'est plutôt une épreuve compensatoire. Les modalités de l'épreuve peuvent être adaptées en fonction du délit (comme pour une faute il peut y avoir coup franc ou pénalty), et elle peut aboutir à une punition effective ou pas (but ou pas). Mais dans tous les cas, l'épreuve éteint (compense) la faute.

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    2. Pour compléter mon propos, je pense que voir l'ordeal non pas comme une sanction, mais comme une épreuve compensatoire, permet de retomber sur ses pieds pour une classification générale (et règle un problème que j'avais évoqué plus haut).
      On a ainsi :
      - les peines, qui rentrent dans ce que l'on qualifierait chez nous de droit public et qui concernent a priori uniquement l'inceste et le religieux (la peine étant en principe la mort) ;
      - les compensations, qui rentrent dans ce que l'on qualifierait de droit privé et qui concernent toutes les affaires entre groupes ou entre personnes ; l'ordeal en tant qu'épreuve compensatoire serait le pendant pour les affaires individuelles de la vendetta pour les affaires de groupe (ou à peu près, à voir...).
      Vu comme ça, ça fait système et ça fonctionne bien. Par contre, si on voit l'ordeal comme une peine, ça ne va plus aussi bien...

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  8. Pas impossible du tout, faut que j'y réfléchisse. Ce qui me paraît clair, c'est que du point de vue de la méthode, il faut distinguer la classification formelle des procédures judiciaires de celle des fautes, quitte à voir dans un second temps quelle logique permet de raccorder les unes aux autres. Donc, se demander en quoi consiste l'ordeal (et ses différentes variantes) avant de se demander dans quels contextes il est employé, et par conséquent quelle est sa signification. Pour illustrer le non-recouvrement des problématiques avec un autre cas : l'exécution par un groupe de vengeurs peut être soit une peine, soit une compensation, selon la manière et les motifs pour lesquels elle est décidée. On ne peut donc écarter a priori que l'ordeal soit tantôt une peine, tantôt une compensation (voir, aussi, une simple épreuve, même si je n'y crois pas au vu de mes données).

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  9. Bonjour, Christophe.
    Je n'ai vu ta dernière réponse à mes remarques que ce matin.
    Si dans cette procédure il y a une dimension sportive, alors il doit y avoir une dimension ludique, parce que le sport est un certain jeu. Après il faudrait faire une distinction entre le jeu entendu comme structure actionnelle (imitative ou, mieux, simulative d'une action finalisée) et le jeu entendu comme état d'esprit, à savoir l'amusement, comme le propose le philosophe Stéphane Chauvier (Qu'est-ce qu'un jeu?, Paris, Vrin, 2007), mais peu importe. Ainsi, si tu penses que dans cette procédure il y a une dimension sportive, alors tu soutiens une thèse à la Huizinga, ce que j'ai dû mal à accepter.
    Cela dit, je me demande, après avoir lu tes échanges avec BB, si dans ce genre de procédure il n'y a pas l'idée qu'il faut laisser une place au hasard. Je pense par exemple à l'usage du tirage au sort en Grèce ancienne. Mais c'est juste une suggestion.

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  10. Bien sûr, je voulais dire: j'ai du mal à accepter.

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    1. Le problème avec les mots (et les concepts), c'est qu'ils doivent nous aider à raisonner, et à comprendre, et non contribuer à obscurcir les choses. Or, j'ai un peu le sentiment que par associations successives d'idées (du sport au jeu, du jeu à l'imitation ou à l'amusement), on en finit par perdre de vue la réalité qu'il s'agit d'expliquer.
      L'épreuve des lances contient-elle un élément d'imitation ou d'amusement ? À mon sens, il est clair que non, à moins de tordre les réalités ethnologiques. Que les spectateurs aient peu éprouver un plaisir certain au spectacle, c'est incontestable : mais jusqu'à une époque pas si lointaine, bien des gens en Occident se régalaient des exécutions publiques, et je ne crois pas qu'on puisse en conclure qu'elles étaient « ludiques ».
      Les Australiens veulent-ils introduire du hasard ? Je ne crois pas. Il y aurait bien des moyens de concocter une peine qui dépende du hasard, mais là ce n'est pas le cas : la peine dépend des conditions dans lesquelles elle est exécutée (le nombre de lances jetées et/ou la durée de l'épreuve) et de l'habileté des deux parties. Alors, je ne vois pas ce qui dans notre propre univers et notre propre vocabulaire, se rapproche le plus de cela que de parler d'une certaine dimension sportive, non dans le sens d'un divertissement ou d'une compétition pour un classement, mais dans celui d'une performance physique et technique.

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    2. Salut Christophe !

      Petit conseil pratique : va voir du côté des ordalies africaines. Bien sûr elles sont très différentes - en cela qu'elles sont de vraies ordalies (elles servent à déterminer la culpabilité). Mais j'ai la nette impression que, là, tout y est affaire d'argent.

      On paie un sorcier pour jeter un maléfice. Si la future victime en entend parler, elles paiera l'ensorceleur (le même semble-t-il) pour qu'il fausse lui-même son maléfice.

      C'est après cela que l'ordalie commence. La victime (présumée, puisque c'est par ouï-dire qu'elle aura entendu parlée de la tentative de meurtre à son égard), accuse le présumé filou et demande qu'on le soumette à l'ordalie. Alors on lui fait boire un poison (toujours confectionné par le même sorcier), ou bien on lui met une écorce d'arbre réduite en poudre dans les yeux, ou encore on lui accroche les griffes d'un rapace aux paupières - le plus souvent c'est l'ingestion d'un poison qui est d'usage. [Respectivement] S'il meurt, s'il finit aveugle, ou si les griffes restent accrochées, il est considéré comme coupable. Sinon il est innocenté et l'accusateur doit lui payer une réparation (pour l'accusation, pour le risque encouru ?) assez importante sur laquelle le chef prélèvera une part non négligeable à son bénéfice propre.

      On peut évidement avoir recours à l'ordalie dans d'autres cas. Par exemple si un conflit - a priori irréconciliable et dangereux pour la survie de la communauté - survient, le chef proposera de régler le litige par une ordalie. Le renseignement ethnographique précise que cela c'est fait après quelques morts et blessures.

      Evidemment il y a intérêt, puis qu’encore une fois il saisira une part du remboursement si remboursement il y a.

      Ca laisse encore rêveur sur les possibles données cachés. Paye-t-on les sorciers pour faire des poisons plus doux ou au contraire plus fort. On pourrais alors imaginer (puisqu'il est par ailleurs d'usage de graisser la patte des fabricants de poisons) que le chefs puisse corrompre le sorcier pour concocter une boisson homéopathique (donc sans effet ; douce ironie) et encaisser les bénéfices du remboursement derrière ?

      Bon c'est pas un détail important, surtout que je n'en sais rien. Il y aura peut-être des données qui peuvent le confirmer par ailleurs. Si tel est le cas, je ne les connais pas.

      Enfin, je ne veux pas te dire d'aborder l'"ordalie" australienne à partir de critères négatifs (l'absence de richesse et de paiement). ça aurait peu de signification sociologique. Mais peut-être qu'en voyant ce qu'il s'y joue et qui joue quel rôle tu pourras trouver des critères positifs pour expliquer ce qu'il se passe chez les Aborigènes Australiens ; et pourquoi il ont recours à ce type de jugement. Par exemple, si le remboursement africain est effectué en fonction du risque pris par celui qui bois le poison, cela signifie que le risque pris a une valeur marchande du point de vue juridique. Si l'on dit cela, on peut aussi dire que l'australien qui prend le risque de s'en prendre une répare sa faute. Ya pas de logique logique derrière, mais c'est peut-être la même logique sociale. La même que celle qui justifie les bénéfices mirobolants des actionnaires - même si eux n'y risquent jamais leur vie, contrairement aux travailleurs.

      Tu pourras trouver ces quelques données dans l'ouvrage : E. Torday & T.A. Joyce, Notes ethnographiques sur des populations habitant les bassins du Kasai et du Kwango oriental... 1922 (mes remarques ne concernent donc que cette petite partie de l'Afrique (Congo))

      A+

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    3. j'en tire en tout cas une première conclusion, aussi rapide qu'imparable : l'argent salit tout, même l'ordalie.

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