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Des chasseurs-cueilleurs « complexes » en Australie ?

« Kaawirn Kuunawarn (Cygne siffleur), chef des Kirra Wuurong »
Illustration du livre de James Dawson.
Toute science avance en remettant en cause ses certitudes acquises, et les exemples ne manquent pas d'idées un temps tenues pour étranges, voire franchement saugrenues (car heurtant les vérités admises) qui finalement, ont accédé au statut de nouvelle vérité (provisoire ?). L'anthropologie n'échappe pas à cette règle et a connu cette situation plus d'une fois – et ce, d'autant plus à ses débuts, alors que de nouveaux matériaux venaient bousculer des lois élaborées à partir d'exemples encore fragmentaires. De nos jours, de telles découvertes sont très rares, ne serait-ce qu'en raison de la disparition des sociétés qui sont l'objet de cette discipline (de ce point de vue l'archéologie est moins mal lotie), et des observations comme celles de David Jabin sont des événements assez remarquables. Il arrive néanmoins que, sur la base de nouveaux matériaux, d'un réexamen des données existantes, ou les deux à la fois, un chercheur propose une révision plus ou moins étonnante des idées admises.
Depuis sa colonisation par les Britanniques il y a deux siècles, l'anthropologie a toujours tenu le continent australien comme une zone exclusivement peuplée de chasseurs-cueilleurs économiquement égalitaires. Sur bien des points, certes, qu'il s'agisse de l'éventuelle présence de « chefs », de l'ignorance supposée de la paternité, de la situation des femmes ou du rapport entre les groupes de parenté et la structuration territoriale, les débats ont parfois fait rage (voir le livre de L. Hiatt, Arguments about Aborigines pour quelques-uns de ces thèmes). Mais sur la question fondamentale de savoir si l'ensemble des sociétés se rattachaient aux chasseurs-cueilleurs non différenciés par la richesse, l'accord semble longtemps avoir été unanime.

Agriculture, stockage et inégalités de richesse en Australie ?

Or, de manière assez inattendue, cette proposition a été doublement attaquée ces dernières années. La première salve, lancée par Gerritsen, est venue affirmer que certaines tribus maîtrisaient en réalité les techniques agricoles, un fait qui avait été dissimulé par les préjugés des Occidentaux. Cette théorie n'a guère convaincu : l'immense majorité des spécialistes ont jugé les éléments qui l'appuyaient soit très douteux, soit surinterprétés – il est vrai que dans certains endroits, les Aborigènes se livraient à certaines pratiques destinées à favoriser la croissance, ou la repousse, des espèces qui leur étaient utiles (en particulier par des mises à feu des territoires, qui supposaient une bonne connaissance de leur écologie et une gestion sociale de ces pratiques), mais on ne peut, sans tordre le sens des mots, qualifier ce type de techniques d'agricoles.
La seconde ligne d'attaque, elle, a rencontré un succès beaucoup plus ample ; elle consiste à affirmer que, dans certaines régions, les chasseurs-cueilleurs australiens n'étaient pas « simples », comme on l'avait dit jusque là, mais « complexes ». Les zones concernées se situent avant tout dans le sud-est du continent, dans le bassin des rivières Darling et Murray, mais cette idée est aussi parfois évoquée à propose de tribus de la Terre d'Arnhem, au nord du pays. Pour autant que je puisse en juger, cette opinion s'appuie sur des éléments assez diffus, mais connus de longue date, et elle a connu une résurgence plus précise avec les travaux de Heather Built, dont je voudrais dire quelques mots dans ce billet.
Les éléments diffus sont ceux qui montrent que certaines tribus, dans des environnements favorables, avaient développé des modes de vie qui les éloignaient notablement de l'image traditionnelle des Aborigènes exclusivement nomades et aux réalisations matérielles limitées au minimum. Dans les principaux bassins fluviaux, les populations avaient notamment édifié des pièges à poissons, destinés à canaliser les migrations des anguilles et à permettre une pêche particulièrement productive. L'ampleur de ces réalisations peut surprendre : le haut fonctionnaire George Robinson, explorant l’Ouest du Victoria en 1841, décrivait ainsi :
dans les marais, de nombreuses tranchées (…) d’une dimension considérable. Une ligne continue mesurait 450 mètres de long, 70 cm de large et de 45 à 60 cm de profondeur. Ces tranchées couvraient une zone d’au moins 4 hectares, et avaient dû exiger une grande dépense de travail de la part des Aborigènes » (Robinson, 1844).
Non loin de là, à Toolondo, un ouvrage similaire découvert en 1962 comportait au total 1 200 m de tranchées, dont la principale mesurait encore plus de 3,5 m de large, pour une profondeur moyenne de
75 cm (Massola, 1962).
Reconstitution d'une hutte de pierre Gunditjmara
À cela s'ajoutent des éléments concernant la sédentarité ; dans de nombreux endroits, y compris jusqu'au Queensland, on a retrouvé les soubassements de huttes en pierre qui indiquent des occupations plus ou moins pérennes, mais qui en tout cas tranchent sur l'image traditionnelle du miam, cette hutte précaire qui semblait être la règle universelle sur ce continent.
Tous ces éléments apportent de sérieuses nuances au stéréotype des Aborigènes techniquement et économiquement démunis, et poussés par la précarité à une errance perpétuelle. Ils invitent à reconsidérer avec soin les données ethnographiques et archéologiques afin de parvenir à une image plus précise et adéquate de leurs sociétés. Bien souvent, cependant, un pas supplémentaire est franchi et ces éléments sont considérés comme des raisons suffisantes pour parler de chasseurs-cueilleurs « complexes ». Or, c'est là où le bât blesse.
Pour commencer, je crois que personne n'a jamais défini avec précision ce qui distinguait des chasseurs-cueilleurs « complexes » de chasseurs-cueilleurs « simples ». Le terme a été forgé par le néo-évolutionnisme américain, qui se rendait bien compte que certaines sociétés, telles celles de la Côte Nord-ouest, tout en ignorant l'agriculture, étaient tout à la fois sédentaires, denses, et socialement différenciées entre riches et pauvres – quand elles ne comptaient pas également des esclaves. Ces sociétés représentaient donc un caillou dans la chaussure de la « Révolution néolithique », qui théorisait l'idée que c'est l'agriculture (et elle seule) qui avait amené les inégalités de richesse. Mais si, à l'origine, l'adjectif « complexe » désignait, de fait, avant tout cette différenciation sociale selon la richesse présente chez certains chasseurs (ou pêcheurs) cueilleurs, on voit qu'il était particulièrement mal choisi, et qu'il ouvrait la porte à toutes les dérives : après tout, à peu près n'importe quelle société est « complexe » d'une manière ou d'une autre, et les plus démunis des Aborigènes australiens possèdent un système de parenté et des doctrines religieuses d'un raffinement extrêmes.

Le cas des Gunditjmara

Localisation des Gunditjmara
Il faut donc saluer, de ce point de vue, la démarche de Heather Built qui, il y a quelques années, a décidé de démontrer que les tribus du sud-ouest du Victoria connues sous le nom de Gunditjmara étaient « complexes » au plein sens du terme, c'est-à-dire qu'elles étaient non seulement sédentaires et stockeuses, mais qu'elles avaient produit des inégalités de richesse entre leurs membres – que les choses soient claires : je pense que les éléments apportés pour soutenir cette thèse ne sont pas probants, et qu'ils sont utilisés de manière biaisée. Mais la thèse elle-même, au moins, ne joue pas sur les mots. Les thèses de Builth ne sont pas à proprement parler inédites : le grand archéologue australien Lourandos avait déjà défendu des positions très similaires ; mais les fouilles de Builth ont apporté, semble-t-il, certains éléments nouveaux, qui leur ont redonné quelque crédit. Encore une précision : H. Built a développé son argumentation dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2002, à laquelle je n'ai pas eu accès. Je ne peux donc connaître le détail de son argumentation ; pour celle-ci, je me repose entièrement sur son article paru en 2006 1 – et, plus exactement, sur les notes que j'ai prises à son propos, le texte n'étant nulle part disponible en ligne.
Pour soutenir, à la suite de Lourandos, que les Gunditjmara étaient « socioéconomiquement complexes », que leur société connaissait une « hiérarchie stratifiée », un « contrôle des ressources et un surplus matériel », Builth mobilise deux grandes catégories d'arguments.

L'archéologie et le stockage
La première, d'ordre archéologique, est censée établir l'existence, en plus des canaux à anguilles déjà mentionnés, d'un important stockage. Je n'ai pas les compétences pour juger en expert les indices invoqués. Si j'ai bien compris, il s'agit pour commencer de blocs de basalte, qui forment des murs pouvant aller jusqu'à un mètre de haut, disposés en C ou U. Ces murs seraient ceux d’habitats ou de dispositifs de stockage. Par ailleurs, on a retrouvé des arbres creusés qui contiennent des traces de fumées d’anguilles, dont les traces biomoléculaires indiqueraient qu'elles ne résulteraient pas d'une simple cuisson, mais d'un traitement de conservation. C'est sur ces éléments que Builth affirme que ces sociétés étaient pleinement sédentaires, et que leur approvisionnement reposait sur la conservation de la pêche saisonnières des anguilles.
Avant d'aborder les conséquences sociales supposées de ces traits technico-économiques, je pense nécessaire de souligner à quel point ces premières conclusions me semblent fragiles, pour au moins trois raisons.
  1. l'interprétation des structures de basalte comme des dispositifs de stockage (interprétation que d'autres archéologues semblent contester) me paraît ne reposer sur aucun élément tangible ; en particulier, on n'a rien retrouvé à l'intérieur de ces structures qui pourrait permettre une telle affirmation.
  2. si le fumage des anguilles, pour sa part, semble attesté, cela n'autorise pas pour autant à conclure à un stockage (et encore moins à un stockage massif). Wikipedia nous apprend que le fumage joue un rôle mineur dans la conservation de la chair, et principalement en milieu humide - ce qui n'est pas le cas, tant s'en faut, de cette zone. De plus, il faut alors que la chaîne du froid soit ensuite assurée, condition évidemment impossible à réaliser en Australie aborigène.
  3. le stockage, jusqu'à une certaine échelle, n'est non seulement pas incompatible avec le nomadisme, mais il peut même en être une condition. Je suis tombé pas plus tard qu'hier sur un très intéressant article 2 qui récapitule les pratiques de stockage d'avant-contact des peuples qui vivaient dans l'actuel Labrador – pour l'essentiel, des Inuits et les Innus, également appelés Naskapi-Montagnais. Or, ces peuples, tous mobiles, conservaient de la viande et du poissons, soit sous forme de petites quantités très énergétiques qu'ils emmenaient avec eux (à l'instar du pemmican des Indiens de l'ensemble du nord du continent), soit sous forme de stocks plus importants déposés dans des caches, le long de leur routes migratoires – l'article évoque un témoignages faisant état d'une structure d'environ 15 mètres de côté, où était entreposée la viande d'une centaine de caribous ! Et, toujours selon ces sources, ces réserves pouvaient parfois approvisionner les groupes durant plusieurs semaines.
Il s'en faut donc de beaucoup pour que la pêche saisonnière de l'anguille et son fumage (mais en quelle proportion ?) permette de conclure à une sédentarité permanente. Beaucoup plus vraisemblablement, les Gounditjmara pratiquaient une forme de « nomadisme à point fixe », selon l'heureuse formule de Tim Ingold, où le pivot était le lieu de pêche aux anguilles et ses installations pérennes. Le stockage éventuel des anguilles (ou, plus exactement, leur conservation si leur chair fumée n'était pas entreposée, mais emportée lors des déplacements), ne jouait pas un rôle suffisant pour faire basculer cette société du côté de la « complexité » des sédentaires purs.

L'ethnologie et les inégalités
C'est là qu'intervient, en effet, la seconde série d'indices mentionnés par Builth : les témoignages ethnographiques, qui indiqueraient de manière fiable que cette société était hiérarchisée et différenciée selon la richesse. Ces témoignages, sauf erreur, se limitent à deux sources. La première est le missionnaire Stähle, dont le rapport de quelques pages est publié en appendice dans l'ouvrage de Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai (1880). Celui-ci écrit notamment :
Dans la tribu, la fonction de chef  était héréditaire. Quand le chef mourrait, son fils lui succédait ou, à défaut, son parent masculin le plus proche. Telle était la loi de la tribu avant que les Blancs n'arrivent dans la région. Le chef avait le pouvoir de proclamer la guerre et, lorsqu'il le faisait, tous les hommes de la tribu avaient le devoir de le suivre. Il tranchait toutes les querelles et disputes au sein de la tribu. Quand il avait entendu les deux parties, et qu'il avait donné sa décision, personne ne la contestait jamais. À la guerre, tout le butin lui était amené, et il le divisait entre ses hommes, s'étant réservé la meilleure part. Les hommes de la tribu étaient dans l'obligation de lui fournir de la nourriture et de lui faire toutes sortes de présents, tels que des peaux de kangourou et d'opossum, des tomahaks de pierre, des couteaux de silex, etc. (p. 277)
La seconde source est James Dawson et son livre de 1881, Australian Aborigines, où il décrit notamment les fameux chefs :
Toute tribu a son chef, qui est considéré comme un père, et dont l'autorité est absolue. Il consulte les meilleurs hommes de la tribu, mais lorsqu'il annonce sa décision, ils n'osent le contredire ni lui désobéir. On témoigne un grand respect pour les chefs et leur famille. Ils peuvent exiger des services de la part de tout membre de la tribu. Jusqu'à six jeunes hommes célibataires lui sont attachés, et pour sa femmes, huit jeunes femmes non mariées ; et, comme leurs enfants sont d'un rang supérieur aux gens du commun, eux aussi ont des serviteurs. Personne ne s'adresse aux chefs ou à leur épouse sans qu'ils leur aient adressé la parole, et seulement par leur titre, jamais par leur nom – ou alors, afin de leur manquer de respect. La nourriture et l'eau, quand elles sont ramenées au camp, leur sont offertes en premier, ainsi que les pailles pour que chaque membre de la famille puisse boire. Si un vêtement, une peau d'opossum ou une arme leur plaît, on doit les leur donner sans un murmure. (...) Lorsqu'il part à la chasse, lui et ses amis sont accompagnés de plusieurs hommes qui portent leur gibier et les protègent des ennemis. (p. 5)
Dawson confirme par ailleurs la transmission héréditaire de la fonction, donnant quelques détails supplémentaires sur la procédure en affirmant que la nomination du fils aîné (ou, le cas échéant, d'un autre fils ou d'un régent) se fait par le vote des chefs des différentes tribus (en réalité, très certainement, des différents clans de la tribu).
Il faut remarquer que les descriptions de Dawson et Stähle, publiées en l'espace de quelques années, contredisaient de deux manières les vérités communément admises à propos des sociétés aborigènes. D'une part, elles affirmaient l'existence d'une autorité politique, avec ces chefs possédant un authentique pouvoir de décision et de contrainte. D'autre part, elles proclamaient que ces mêmes chefs, manifestement du fait de cette autorité politique, jouissaient de privilèges économiques loin d'être négligeables.

Une brève discussion critique
Sur les deux plans, elles ont été vivement contestées dès leur publication, et la discussion n'a cessé depuis lors (pour un bon compte-rendu de la dimension politique, je renvoie une fois encore à L. Hiatt et à son Arguments About Aborigines). En deux mots, les choses sont d'autant plus subtiles que, comme toute société, les organisations australiennes entremêlaient des éléments apparemment contradictoires – par exemple, dans la plupart des tribus, on constatait à la fois une absence de structures formelles de décisions et donc, un certain « démocratisme », et la présence de pouvoirs extrêmement forts en matière religieuse, détenus par les anciens initiés les plus influents et dont ils pouvaient éventuellement user dans un cadre plus profane. En matière économique, les hommes anciens, là encore, bénéficiaient d'un certain nombre d'avantages, une série parfois impressionnante de nourritures pouvant être tabou pour les jeunes et les femmes. Néanmoins, les témoignages de Stähle et Dawson sont les seuls, sur tout le continent, à faire état de privilèges aussi avérés et surtout concernant les seuls chefs.

Eugene Vin Guérard (1811 – 1901) - Une famille Aborigène, 1856
Le dessin représente des Gunditjmara, que Von Guérard avait observés sur la propriété de J.Dawson.

Cela suffirait normalement à les considérer avec une certaine prudence. Il est toutefois un autre aspect, qui me paraît décisif, et que Builth passe pourtant sous silence : si on laisse de côté le bref texte de Stähle, qui n'aborde pas le sujet, l'ethnographie de Dawson ne mentionne, ni même ne suggère à aucun moment que les Aborigènes dont elle traite seraient sédentaires et vivraient, à un degré ou à un autre, du stockage. Des habitations, il écrit qu'elles sont de diverses sortes, et construites de manière à s'accorder aux saisons. La principale demeure familiale, lorsqu'elle est située dans un lieu propice (c'est-à-dire au bord de l'eau douce) est « permanente », et parfois dotée de murs de pierre. Elles sont néanmoins abandonnées, « pour une saison, afin d'aller chercher une autre nourriture ou pour rendre visite à la famille ou à des tribus amies » (p. 10). Un chapitre (un des plus longs de ce petit livre) est consacré à la nourriture. On y lit que les anguilles « sont rarement mangées fraîches ; pour leur donner beaucoup de goût, elle sont enterrées dans le sol jusqu'à être légèrement faisandées, puis elles sont rôties » (p. 18). Plus loin :
Parmi les poissons, l'anguille est le favori ; mais, en-dehors d'elle, il y a de nombreuses variétés de poissons dans les lacs et les rivières, qui sont mangées par les indigènes. L'une, en particulier, est appelé le tuupuurn, et considéré comme un mets de premier choix. On l'attrape en grandes quantités, à l'aide de longs paniers, à l'embouchure des rivières durant son passage vers et depuis la mer, lors de migrations que les Aborigènes connaissent très bien. (p. 19)
Mon argument est donc le suivant : voici une société censée comporter deux traits considérés comme allant de pair : la présence d'une économie reposant sur le stockage et d'une élite politico-économique. L'archéologie est censée appuyer le premier aspect, l'ethnologie le second. Or, comme on vient de le voir, cette même ethnologie s'inscrit manifestement en faux contre ce que l'archéologie est censée montrer. Dès lors, soit Dawson doit être considéré comme un témoin fiable, et en ce cas, on ne peut passer sous silence cette contradiction concernant le stockage. Soit il ne l'est pas (selon Hiatt, ses informations n'étaient que de seconde main) et alors, on ne peut le mobiliser en prenant ses affirmations sur les chefs pour argent comptant. Dans les deux cas, il y a une vraie faute de méthode à effectuer ce que les anglo-saxons appellent du « cherry-picking », à savoir prendre dans les informations celles qui vont dans le sens de sa thèse et passer les autres sous silence, sans s'expliquer sur les raisons d'un tel choix.
Pour ma part, je tiens donc pour très douteuse l'existence des privilèges décrits par Stähle et Howitt et, jusqu'à preuve du contraire, j'en reste à l'idée qu'il n'existait nulle part en Australie de chasseurs-cueilleurs « complexes », c'est-à-dire structurés par la richesse, ce que n'invalide pas le fait que certains pouvaient avoir des modes de vie plus ou moins sédentaires et/ou des densités de populations relativement importantes.


1. « Gunditjmara Environmental Management: The Development of a Fisher-Gatherer-Hunter Society in Temperate Australia », dans l'ouvrage édité par C. Grier, J. Kim et J. Uchiyama, Beyond Affluent Foragers: The Development of Fisher-Hunter societies in Temperate Regions, Oxbow Books.
2. Marianne P. Stopp, 2002. « Ethnohistoric analogues for storage as an adaptive strategy in northeastern subarctic prehistory », Journal of Anthropological Archaeology, vol. 21, p. 301-328.

3 commentaires:

  1. Hello !

    Un point de forme : dans ton avant-dernier paragraphe tu écris " L'archéologie est censée appuyer le premier aspect, l'ethnologie le second."Ce n'est pas plutôt le contraire ?

    Sur le fond, je suis complètement d'accord avec ta conclusion : j'en reste aussi à l'absence totale d'une hiérarchie basée sur la richesse en Australie aborigène. Ce n'est pas qu'il est fondamentalement impossible que ça ait existé, mais les régions où ça pourrait être le cas (notamment celle de la Murray river) sont fort mal documentées ethnographiquement, en tout cas pour ce que j'en connais. Quant aux "preuves" archéologiques, si on savait réellement les interpréter, ça irait beaucoup mieux. Quoi qu'il en soit, la description de Stähle me paraît totalement ahurissante : là on a carrément un roi (si on suit cette description, c'est un État au sens wébérien)! Dawson n'est pas beaucoup mieux...

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    1. Merci pour le signalement de l'erreur, que j'ai corrigée. Et bien d'accord, évidemment, sur le reste ; n'empêche que cette opinion semble avoir une certaine cote, car cela fait plusieurs fois que je tombe dessus, d'une manière ou d'une autre.

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  2. Bonjour,
    En ce qui concernes l’existence d’un « roi » dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs, il y a bien d’autres exemples d’une telle méprise, par exemple celle de Jewitt (The adventures and sufferings of John R. Jewitt, captive among the Nootka) qui considérait un chef Nootka comme un roi aux pouvoirs très étendus. Tout à fait improbable dans cette civilisation. Cela signifiait probablement qu’il s’agissait d’un chef à la forte personnalité et qui avait pu s’entourer de la force nécessaire pour faire prévaloir ses décisions. C’est un phénomène classique, tout à fait temporaire. Pour ce qui concerne le stockage, en particulier celui par le fumage, tu sais que les Aborigènes connaissaient la conservation (des cadavres) par le fumage mais qu’ils ne l’appliquaient pas aux aliments. Cela ne veut pas dire qu’ils ne le pratiquaient jamais. Il me vient immédiatement à l’esprit un exemple simple : j’ai un abricotier qui donne (parfois) des fruits goûteux. Lorsqu’il y en a, je me fais un plaisir de les manger sur l’arbre. Or, une année où il y en avait pas mal, je dus partir rapidement. Impossible de manger 5 kg d’abricots murs sans prendre le risque d’une colique carabinée. Qu’ai-je fait ? Des confitures (forme de stockage). Mais, depuis, je continue de déguster les abricots sur l’arbre. Des anthropologues trouveront dans un millier d’années des pots mal léchés (ça m’étonnerait) et penseront peut-être que je faisais des confitures tous les étés pour les hivers sans fruits. En archéologie, le problème de l’échantillonnage n’est pas toujours bien perçu : on ne peut rien déduire d’un échantillon de taille très réduite (souvent pas plus de quelques unités) – par exemple un tronc d’arbre évidé contenant des restes d’anguilles fumées - sans prendre des risques (inversement proportionnels à la taille de l’échantillon) ; et encore je ne parle pas du biais possible (et souvent probable) dans le tirage de l’échantillon !

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