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Le marxisme et le pacifisme primitif : questions sur un lieu commun

La guerre chez les Timucua (Floride)
Aquarelle de Jacques Lemoyne de Morgues (XVIe siècle)
Ce billet pose une question à laquelle je n'ai pas de réponse assurée ; je caresse donc l'espoir que des lectrices ou lecteurs avisés sauront l'éclairer. Cette question est la suivante : à quel moment, et sur quelle base, s'est forgée l'opinion commune dans les milieux marxistes, selon laquelle la guerre ayant été une invention somme toute récente, les sociétés de chasse-cueillette étaient pacifiques ?
On peut en effet dire que pour la plupart de ceux qui se réclament du marxisme, les sociétés humaines, avant que n'apparaissent l'agriculture et l'élevage, se caractérisaient par trois traits principaux :
  1. le collectivisme des moyens de production et un ensemble de coutumes imposant ou recommandant le partage des biens, à commencer par la nourriture. Ces sociétés étaient donc non seulement dépourvues de classes sociales, mais aussi d'inégalités matérielles – ce qu'on appelle le « communisme primitif ».
  2. l'absence de domination masculine, avec un rapport entre les sexes parfois qualifié de « matriarcat primitif ».
  3. l'absence, ou la quasi-absence, de guerres (avec, là encore, une certaine élasticité de la définition qu'il convient de donner à ce mot).
En ce qui concerne le premier point, la situation est relativement claire. On sait depuis longtemps que l'inégalité et, plus encore, les classes sociales, sont un produit relativement tardif de l'évolution sociale ; l'apport du marxisme a été de proposer des explications originales à cet état de fait (plus exactement, de proposer la direction dans laquelle les explications devaient être recherchées). Le progrès des connaissances scientifiques depuis un siècle et demi a certes apporté quelques nuances au tableau que l'on pouvait dresser à l'époque : on sait aujourd'hui que la ligne de partage entre sociétés égalitaires et inégalitaires n'est pas l'agriculture, mais le stockage (affirmation qui peut éventuellement être encore affinée – je renvoie sur ce point aux différents billets de ce blog qui en traitent). On sait aussi que, même dans les sociétés les plus égalitaires, cette égalité n'est pas absolue et qu'on y observe certains avantages de fait, voire certains privilèges de droit. On sait enfin que le collectivisme, lui non plus, n'est pas absolu, et que le mode de propriété tant du sol que de ses produits obéit à des règles aussi diverses que complexes. Il n'empêche : sur cet aspect, le progrès des connaissances a validé l'idée globale que l'on pouvait se faire de ces sociétés du vivant de Marx et Engels.
Le second point est nettement plus polémique. Ceux qui fréquentent ce blog savent qu'à la suite de nombreux autres, je pense qu'il n'est pas possible de conserver le schéma proposé par Engels ; d'innombrables matériaux ethnologiques montrent d'une part la grande variété des rapports entre les sexes d'une société à l'autre au sein d'un même stade technique, d'autre part la très grande fréquence – si ce n'est l'universalité – d'une domination masculine aux modalités, elles aussi, variables. On ne peut donc absolument plus penser que le « patriarcat » (pour employer un terme un peu vague à mon goût) est un produit tardif de l'Histoire. Il faut donc s'efforcer, dans une démarche qui demeure matérialiste et marxiste, de proposer une grille alternative d'explication qui tienne compte des nouveaux faits observés (ce que j'ai tenté de faire dans mon Communisme primitif... et dans divers écrits depuis). Toujours est-il que sur ce point, si l'on peut donc contester la validité de l'opinion marxiste traditionnelle, tout au moins sa source ne fait aucun mystère : elle se situe évidemment dans le livre d'Engels, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État (1884) qui avait endossé les raisonnements de Lewis Morgan, en particulier en généralisant (indûment) le cas Iroquois.
J'en arrive donc au troisième point et à l'énigme que je signalais au début de ce billet. Je ne crois pas trop m'avancer en disant qu'une très grande majorité de militants marxistes, de nos jours, considèrent comme une évidence que la guerre n'est apparue qu'avec le néolithique (et un néolithique plutôt tardif), c'est-à-dire avec l'accumulation des inégalités de richesse (elle-même supposée assez tardive). Je crois que le succès dans ces milieux, par exemple, du livre de M. Patou-Mathis qui plaidait en ce sens est assez significatif (je rappelle à cette occasion tout le mal qu'on pouvait, selon moi, en penser). Un dirigeant politique et intellectuel marxiste tel que Chris Harman écrivait pour sa part dans son Histoire populaire de l'humanité, à propos des chasseurs-cueilleurs mobiles :
Il y avait très peu de situations de guerre. Comme le note Friedl [une anthropologue], « les contestations territoriales entre les hommes issus de groupes de chasseurs-cueilleurs voisins existent [...] Mais dans l'ensemble, la quantité d'énergie que les hommes consacrent à l'entraînement au combat ou à des expéditions guerrières n'est pas élevée chez les chasseurs-cueilleurs [...]. Les conflits internes aux bandes se règlent généralement par le retrait d'une des parties. »
Je ne crois pas me tromper en disant qu'Harman, sur ce point comme sur d'autres, est assez représentatif de l'opinion dominante dans les milieux marxistes. Or, cette opinion appelle deux séries de questions.
La première est de savoir si elle correspond à la réalité, c'est-à-dire si les éléments dont on dispose appuient l'idée que ces sociétés étaient aussi peu belliqueuses que cette opinion l'exprime. Je ne développerai pas ce point en détail, mais il me semble qu'il existe une forte tendance à minimiser les éléments qui plaident en sens contraire. Je mentionnerai rapidement quatre aspects :
  • les traces archéologiques de combats sont effectivement beaucoup plus ténues pour le Paléolithique que pour le Néolithique, sans parler des périodes plus récentes. Mais cela peut s'expliquer par d'autres facteurs que par le pacifisme supposé des sociétés paléolithiques, à commencer par le fait que la situation démographique, le type d'armement et les coutumes funéraires y rendent très difficile l'identification des activités martiales. Selon la célèbre formule, en archéologie, l'absence de preuves n'est pas la preuve de l'absence, et il faut toujours examiner les différentes hypothèses avant de pouvoir (éventuellement) trancher, ou au moins raisonner en termes de probabilité.
  • les raisonnements tendent à se focaliser sur le Paléolithique de l'ouest européen, certes le mieux connu, mais qui n'est pas du tout représentatif de la situation de l'ensemble des chasseurs-cueilleurs préhistoriques ; rappelons qu'à l'époque de Lascaux, le climat de la France actuelle était subarctique et que l'ensemble de la population est évalué à 15 000 personnes. Cela signifie une extrême dispersion et des effectifs très faibles, et il ne faut pas perdre de vue que des populations vivant dans des milieux plus cléments pouvaient, sur la même base technique globale, être dix ou cinquante fois plus denses.
  • les parallèles ethnologiques explicites ou implicites se font le plus souvent avec des populations de chasseurs-cueilleurs vivant dans des milieux hostiles (Inuits ou San du désert sud-africain), pour lesquelles, là encore, la dispersion réduisait considérablement la magnitude, et peut-être la fréquence, des conflits (mobiliser une troupe de douze personnes est déjà un objectif très élevé). Mais d'autres parallèles ethnologiques (je pense évidemment à l'Australie) montrent des affrontements mobilisant des centaines de combattants et suggèrent une image très différente.
  • la guerre est souvent considéré avec des lunettes ethnocentriques qui amènent à négliger des conflits qui, dans leurs objectifs ou dans leur forme, diffèrent de ceux des sociétés plus avancées. Il est certain que chez les chasseurs-cueilleurs, on ne fait qu'exceptionnellement la guerre pour piller ou pour conquérir. Mais, si l'on en croit en tout cas l'exemple australien (et sans doute n'est-il pas unique) les vendettas, sur une échelle plus ou moins grande, étaient incessantes – on a pu dire de ces sociétés qu'elles vivaient dans un état permanent de guerre larvée. Au bout du compte, l'importance sociale et humaine des activités martiales pouvait tout à fait rivaliser avec celles de sociétés plus avancées. Il est bien entendu difficile de mesurer tout cela de manière objective (une telle mesure pose déjà des problèmes considérables dans nos propres sociétés, et ces problèmes sont démultipliés lorsque les informations sont parcimonieuses, comme c'est presque toujours le cas avec les chasseurs-cueilleurs). Il n'empêche, bien des anthropologues ont souligné l'importance des conflits armés chez les chasseurs-cueilleurs. Ernestine Friedl elle-même, citée par C. Harman à l'appui de sa thèse, écrivait dans un passage écarté par celui-ci que « les hostilités éclatent plus souvent entre individus ou entre groupes de parents impliqués dans une vendetta qu'entre groupes d'hommes engagés dans une guerre ». En ce qui concerne l'Australie (un continent presque jamais pris en compte dans les généralisations ethnologiques d'E. Friedl), on peut évoquer la phrase de Warner à propos des populations de la Terre d'Arnhem : « La guerre est l'une des activités sociales les plus importantes des Murngin et des tribus environnantes. Sans elle, la société murngin telle qu'elle est actuellement constituée n'existerait pas. » Quant à Brough Smyth, ce fin connaisseur des Aborigènes, il écrivait à la fin du XIXe siècle dans son ouvrage sur les tribus du Victoria : « Ceux qui ont vécu parmi les Aborigènes savent qu'ils s'attendent en permanence à combattre. » Pour dire le moins, il faut donc être très prudent avant de peindre de telles sociétés sous les traits du pacifisme.

Le lieu de l'énigme

J'en arrive donc à mon énigme proprement dite : où, quand, et comment cette opinion aujourd'hui majoritaire s'est-elle formée dans le milieu marxiste ? Contrairement à la thèse sur le caractère tardif de la domination masculine, on ne peut sans ambages l'attribuer à Marx ou Engels. Celui-ci souligne à maintes reprises dans L'Origine de la famille le caractère belliqueux des rapports entre tribus de la « Barbarie inférieure » (du néolithique), caractère déjà présent, sans aucun doute possible, dès la Sauvagerie :
Ce qui était en dehors de la tribu était en dehors du droit. Là où n'existait pas expressément un traité de paix, la guerre régnait de tribu à tribu, et la guerre était menée avec la cruauté qui distingue les hommes des autres animaux et qui fut seulement tempérée plus tard par l'intérêt.
La population est extrêmement clairsemée; plus dense seulement au lieu de résidence de la tribu, autour duquel s'étend tout d'abord, sur un vaste rayon, le territoire de chasse, puis la forêt protectrice neutre (Schutzwald), qui le sépare des autres tribus. La division du travail est toute spontanée; elle n'existe qu'entre les deux sexes. L'homme fait la guerre, va à la chasse et à la pêche, procure la matière première de l'alimentation et les instruments que cela nécessite. La femme s'occupe de la maison, prépare la nourriture et les vêtements; elle fait la cuisine, elle tisse, elle coud.
Un passage semble certes appuyer l'idée d'une accentuation du phénomène guerrier lors du passage à l'agriculture :
Ce sont des barbares: piller leur semble plus facile et même plus honorable que gagner par le travail. La guerre, autrefois [à l'époque de la Sauvagerie] pratiquée seulement pour se venger d'usurpations ou pour étendre un territoire devenu insuffisant, est maintenant pratiquée en vue du seul pillage et devient une branche permanente d'industrie.
...mais il s'agit là d'une affirmation faite en passant et qui, à la différence des longues pages qui détaillent le raisonnement sur la situation des femmes, semble bien insuffisante pour expliquer, à elle seule, comment s'est constituée l'opinion marxiste depuis lors.
Le dessin, en 1786, d'une armure de bois portée
par les combattants Nootka (une tribu de chasseurs-cueilleurs
sédentaires qui vivait près de l'actuelle Vancouver).
De tels éléments ont très peu de chances de laisser
des traces archéologiques.
Mon hypothèse, que je soumets ici à la discussion, est que cette opinion s'est moins construite sur la base d'un raisonnement explicite que sur des associations d'idées plus ou moins implicites. La période du communisme primitif est en effet traditionnellement vue comme celle d'un âge d'or révolu, au moins sur le plan des rapports sociaux : les conditions matérielles étaient certes difficiles, la vie était rude et l'être humain démuni, mais c'est précisément pour cette raison que la solidarité était censé être développée à son maximum, et que ces sociétés étaient censées avoir été plus ou moins exemptes de l'ensemble des maux qui affectent les sociétés de classe. Si, selon la célèbre formule de Lénine, le socialisme, c'était les soviets plus l'électricité, on peut dire que pour bien des marxistes, le communisme de l'avenir, c'est le communisme primitif plus les forces productives modernes. Cette vision est une simplification du matérialisme historique, mais une simplification qui d'une part prend ses racines dans certains écrits de ses fondateurs, et d'autre part satisfait à un biais de raisonnement très répandu, et qu'on peut appeler un biais politique.
On trouve en effet chez Marx et Engels eux-mêmes l'idée que les sociétés les plus primitives étaient en quelque sorte condamnées à la solidarité et à l'absence de domination en raison de leur pauvreté et de la précarité de leurs conditions d'existence ; réciproquement, c'est au moment où certaines innovations techniques (l'agriculture) étaient censées avoir élevé la productivité du travail humain que l'exploitation, et la différenciation socio-économique, était devenues possibles et inévitables. En fait, si ce raisonnement contient une part de vérité, il prête le flanc à de nombreuses objections et je suis maintenant convaincu qu'on ne peut l'accepter tel quel (je renvoie le lecteur intéressé à mes différents billets sur la théorie du surplus). Or, s'il y a bel et bien un lien de causalité entre l'état des forces productives de ces sociétés et leur structure sociale, il me semble que ce lien n'est pas celui qu'on pouvait discerner il y a 150 ans ; et la structure des sociétés que, faute de mieux, on qualifie de « paléolithiques », si elle exclut effectivement l'existence d'inégalités matérielles prononcées (mais pas nécessairement pour les raisons que l'on avait crues), n'est nullement incompatible avec la présence de structures de domination (en particulier, de la domination masculine), ni avec des formes de conflits qui, tout en étant très différentes de ce que nous connaissons, n'en pèsent pas moins lourdement sur la vie quotidienne.
Quant au biais de raisonnement que j'appelais « politique », il s'agit de l'idée tentante selon laquelle l'existence passée d'un trait social considéré comme positif serait en elle-même un gage de son existence possible dans le futur. En clair, on a intuitivement le sentiment que si un stade pacifique de l'évolution sociale était avéré, cela prouverait ipso facto que des rapports sociaux pacifiques sont à nouveau possibles à l'avenir. Or, comme je le disais déjà dans mon Communisme primitif à propos de l'égalité entre les sexes, ce raisonnement est faux, car incomplet. Si les conditions d'une société pacifique avaient existé il y a 20 000 ans, mais qu'elles avaient disparu à jamais depuis, ce passé ne prouverait absolument rien pour le futur ; réciproquement, une humanité qui aurait de tout temps connu des conflits armés (une assertion qui me paraît bien plus conforme à la réalité) peut fort bien envisager voir un jour prochain ces conflits disparaître, pour peu que les conditions de cette disparition soient dorénavant réunies pour la première fois.
Pour terminer, sans doute faut-il ajouter que les marxistes sont loin d'avoir été les seuls à minimiser la dimension conflictuelle des plus anciennes formes sociales et, après tout, peut-être vois-je une énigme là où il n'y a simplement qu'une adhésion à l'opinion dominante. Jusqu'à une date assez récente en effet, cette idée prévalait chez une grande majorité des préhistoriens – on peut lire avec intérêt sur ce sujet le début du livre de Lawrence Keeley, Les guerres préhistoriques, dont le succès, ainsi que celui de quelques autres ouvrages, dénote un tournant dans la perception de la question par les milieux scientifiques.

6 commentaires:

  1. Votre article est stimulant. Le dernier § ma semble éclairant, les marxistes ne vivent pas hors sol et sont aussi influencé par les pensées non spécifiquement marxistes. Il serait utile de rappeler que le XVIII° siècle a développé ( tout au moins certains penseurs d'autres s'y opposant fermement ) la "théorie" du "bon sauvage" qui a eu une influence considérable durant longtemps.
    Gérard Guyau

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    1. C'est certain. Mon interrogation est justement de comprendre par quelles voies, et jusqu'à quel point, cette vision a effectivement influencé le courant marxiste (et d'identifier les écrits dans lesquels cette influence s'est manifestée).

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    2. Bonjour,

      À propos des lieux communs en anthropologie, je me demandais si vous aviez une opinion à propos de l'ouvrage "Anthropologie naïve, anthropologie savante" de Wiktor Stoczkowski ?

      Antoine.

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    3. Non, je ne l'ai pas lu... et en plus, j'ai l'impression qu'il sort sérieusement de ma zone (étroite !) de compétences.

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  2. Ça ne répond pas à la question (fort intéressante au demeurant), mais tu devrais lire ça : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00742631/document.
    Sinon, intuitivement j'aurais tendance à chercher les origines du côté des années "Peace, Love and Freedom" : spontanément, j'ai l'impression que les conceptions changent entre les années 50/60 et 70/80. Mais ce n'est qu'une impression et il faudrait creuser...
    BB

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    1. J'ai commencé à lire et trouvé plusieurs informations et/ou références très intéressantes. Merci de cet envoi !

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