Pages

Une tribu matérialiste dans les îles Andaman ?

La photo pleine page qui ouvre l'article de Causette
(et sa légende fort discutable)
L'idée de ce billet m'est venue suite à un bref échange sur un réseau social ; l'un de mes contacts a fait mention d'un récent article paru dans Causette, au sujet de la tribu Jarawa des îles Andaman, en ces termes : « [Ils] n'ont pas de croyances particulières. Pas d'esprits, pas de démons, pas de sorciers. "Quand on est mort, on est mort!" nous dit Outa ».
Intrigué par cette étonnante pétition matérialiste, je suis allé acheter le magazine afin d'avoir l'article ; ce faisant, je ne peux pas me vanter d'avoir fait un investissement très rentable. En fait d'information ethnographique, l'article ne contient rien de plus, en tout cas sur ce point. Son sujet est bien davantage la triste situation de cette tribu, victime des pressions de la société extérieure, du tourisme et du braconnage, que la description un tant soit peu précise de ses structures et de ses coutumes, un domaine dans lequel les rédacteurs de Causette ne semblent pas posséder de connaissances particulières.
Je sais donc l'occasion pour rassembler quelques éléments sur les Andamanais et leurs croyances religieuses, qui seront l'occasion de considérations plus générales.

Les chasseurs-cueilleurs des îles Andaman

Les îles Andaman forment un archipel qui s'étire dans la mer du même nom, au large des côtes birmanes. L'île principale, la Grande Andaman, mesure environ 200 km de long sur une largeur qui n'excède pas 20 km. Une soixantaine de kilomètres plus au sud se trouve la Petite Andaman, cinq fois moins étendue. La population locale possède un type physique assez particulier connu sous le nom de « negritos » : les individus ont la peau sombre et sont de (très) petite taille. Les généticiens ont montré qu'ils descendent de la migration qui, il y a environ 60 000 ans, a conduit des populations de sapiens hors d'Afrique, le long des côtes méridionales de l'Asie, jusqu'en Australie. Les Aborigènes font donc partie du même stock de population originel, la petite taille des Andamanais étant le résultat classique de leur insularité. D'autres populations d'Asie du sud-est leur sont apparentées, comme les Agta des Philippines.
Andamanais utilisant une herminette
(photographie de M. Portman)
Les îles Andaman sont longtemps restées à l'écart des courants d'échange et des civilisations plus avancées, jusqu'à ce que les Britanniques s'y installent brièvement en 1789, puis de manière durable à partir de 1858, en fondant la colonie pénitentiaire de Port-Blair. Les populations locales vivaient alors exclusivement de chasse, de pêche et de cueillette : toute forme d'agriculture était inconnue – au passage, je n'ai jamais compris pourquoi Alain Testart avait classé les Andamanais parmi les chasseurs-cueilleurs « enclavés », c'est-à-dire, selon sa propre définition, entretenant des relations étroites avec des peuples cultivateurs.
Sur ces peuples, on dispose de deux ethnographies principales. La première, rédigée dans les années 1880, est celle d'E. Man, qui fut fonctionnaire pénitentiaire avant d'être chargé des relations avec les populations locales. La seconde, basée sur des données recueillies entre 1906 et 1908, et qui entend corriger certaines erreurs de la précédente est l'œuvre d'un étudiant, A. Radcliffe-Brown. Celui-ci allait devenir par la suite un des plus célèbres ethnologues professionnels de son siècle. D'autres sources, plus difficiles à trouver, sont manifestement moins informatives, ne serait-ce que parce que la plupart des tribus Andamanaises ont très vitre été déstructurées par leur contact avec le colonisateur. Quelques ouvrages, que je n'ai pas eu l'occasion de me procurer, sont récemment parus à propos de celles qui ont été relativement préservées. Il faut néanmoins signaler une autre base d'information : les belles photographies réalisées à la fin du XIXe siècle par M. Portman et aujourd'hui consultables en ligne sur le site du British Museum.
Selon A. Radcliffe-Brown, les Andamanais de répartissaient en deux grands groupes, distincts à la fois sur le plan culturel et linguistique. Le premier rassemblait l'essentiel des tribus de la Grande Andaman. Le second comprenait essentiellement la tribu Önge, de la Petite Andaman et les Jarawa qui vivaient au sud de la Grande Andaman, dans les forêts intérieures. Les Jarawa entretenaient avec leurs voisins des relations hostiles, et firent leur possible pour mener la vie dure aux colons. De fait, ils purent préserver, bon an mal an, leur mode de vie traditionnel jusqu'à nos jours, même si leur réserve ne constitue qu'une protection très relative devant certains bienfaits de la civilisation tels que les maladies infectieuses ou les agressions sexuelles. Il faut noter qu'un peu plus loin, sur l'île Sentinelle, vivent encore quelques dizaines d'individus rattachés au groupe des Önge et des Jarawas, qui sont considérés comme le dernier groupe de chasseurs-cueilleurs au monde à être restés isolés – quelques videos sur Youtube montrent l'accueil peu amène que cette tribu réserve à ceux qui s'en approchent de trop près.

Le surnaturel des Andamanais

Albert Radcliffe-Brown (1881-1955)
Bien loin des matérialistes que suggère l'article de Causette, les Andamanais décrits par E. Man et A. Radcliffe-Brown, comme l'ensemble des chasseurs-cueilleurs connus, possèdent un lot solide de croyances surnaturelles. Il est vrai que ces deux ethnographies se fondent sur les tribus appartenant au groupe principal, et non sur une enquête auprès des Jarawas eux-mêmes. On ne peut donc exclure la possibilité que les Jarawas constituent effectivement une exception (la seule à l'échelle mondiale). Il semble cependant infiniment plus probable que nos deux journalistes – qui, faut-il le préciser, ne semblent pas parler la langue de ce peuple chez qui ils ont passé quelques jours... ou quelques heures – ont procédé à quelques déductions imprudentes et un tantinet sensationnalistes.
Toujours est-il que, selon A. Radcliffe-Brown, les Andamanais partageaient, dans leurs grandes lignes, une conception du monde surnaturel. Dans les détails, il était cependant difficile de s'y retrouver, les croyances variant non seulement d'une tribu à l'autre, mais même d'un individu à l'autre. Je suis très loin d'être un spécialiste des religions – a fortiori, des religions primitives – mais il semble que ce soit une règle générale ; en l'absence d'écriture et de centralisation politique, les idées concernant le surnaturel sont assez fluctuantes et leurs contours mal définis ; il n'est pas impossible que les rites soient beaucoup plus cadrés (car partagés socialement de manière publique) que les credos.
Selon A. Radcliffe-Brown, donc, les Andamanais croyaient en deux grands types d'êtres. Les uns, qu'il nomme « esprits », sont les émanations des humains morts. Chaque individu possède, de son vivant, un tel « esprit », qui parfois vagabonde hors de son propriétaire et, dans les rêves, vient à la rencontre d'autres gens. Les esprits peuplent la jungle ou la mer ; ils sont assez hostiles et, en cas de rencontre, peuvent vous dévorer : ainsi, une crampe éprouvée en nageant est-elle le signe qu'un esprit marin chasse le nageur avec son harpon. Cependant, si l'on ne témoigne pas d'effroi, les esprits peuvent se révéler amicaux, emmener le visiteur dans leur village et leurs huttes – car ils vivent finalement de manière assez semblable aux êtres humains – et lui transmettre alors quelques pouvoirs surnaturels. Le lieu privilégié de tels rencontres était la mort (provisoire) : une perte de conscience prolongée, un coma, étaient supposés donner à ceux qui les éprouvaient cette connaissance particulière.
L'autre catégorie d'êtres surnaturels était associés de tout temps aux éléments : le Soleil, la Lune ou la pluie. Deux d'entre eux, Biliku et Tarai, sont particulièrement importants, car maîtres des vents principaux. A. Radcliffe-Brown insiste pour rectifier E. Man sur ce point : ce dernier peignait en effet les croyances andamanaises sous des traits qui les rapprochaient singulièrement du Dieu suprême des chrétiens. Or, outre la multiplicité des entités (mais, après tout, la Trinité, les anges et tout l'arrière-ban ailé de la chrétienté n'est qu'un polythéisme qui ne dit pas son nom), il existe bien d'autres différences fondamentales. Biliku, l'entité la plus puissante, n'est pas omnisciente : on peut ramasser ses ignames sans qu'elle s'en aperçoive à condition d'en découper la partie supérieure et de la laisser en terre pour créer l'illusion. Elle n'est pas non plus concernée par les différents humains et leurs morale : on peut certes l'indisposer par quelque entorse aux coutumes rituelles, et provoquer sa rétorsion sous la forme du mauvais temps. Mais le vol, ou le meurtre, condamnés par la morale, lui sont totalement indifférents. Autrement dit, Biliku n'est pas une entité divine, qu'il faudrait supplier avec des prières ou à qui il faudrait déposer des offrandes, et qui régente les relations sociales. Elle est une personnalisation de la nature, avec laquelle on peut tenter de jouer au plus fin avec des chances raisonnables d'y parvenir, et qui ne se mêle pas des affaires strictement humaines.
Comme tous les autres chasseurs-collecteurs connus, les Andamanais n'avaient pas de clergé spécialisé. Certains individus étaient qualifiés de oko-ǰumu, qu'il traduit en anglais par medecine-men – ceux qui avaient un rapport avec les rêves, et donc avec les esprits. Selon Radcliffe-Brown, il n'existait pas une claire séparation entre les oko-ǰumu et les autres : c'était plutôt un continuum, les gens étant tous censés posséder quelque aptitude à communiquer avec les esprits, mais certains étaient plus avancés que d'autres dans cette voie. Les oko-ǰumu étaient semble-t-il très majoritairement masculins, ce qui constitue un des rares éléments de supériorité masculine dans cette société aux rapports de sexe globalement équilibrés. Fait notable, ils tiraient de leur position certains avantages matériels : capables d'attirer la maladie sur leurs ennemis et la guérison sur leurs amis, capables aussi d'influer sur le climat, ils étaient des gens dont on cherchait à se concilier les bonnes grâces. Aussi recevaient-ils les bons morceaux de gibier et divers cadeaux ; en-dehors des privilèges liés à l'âge, il s'agissait du seul facteur d'inégalités socio-économiques de la société andamanaise. Insistons sur le fait que ces oko-ǰumu étaient par ailleurs des chasseurs ordinaires, qui exerçaient leur activité de medecine-man en plus des tâches de subsistance quotidiennes.
Un tel ensemble de croyances n'est pas rare chez les chasseurs-cueilleurs. C'est un domaine où je ne me sens guère à mon aise, mais il me semble que les ressemblances avec l'imaginaire et les coutumes des Inuits, par exemple, est assez frappant. Répétons-le : il y a gros à parier que chez les Jarawa, le rapport au surnaturel était bien plus proche de ce qu'A. Radcliffe-Brown décrit des autres Andamanais que du surprenant compte-rendu de Causette.

Quelques réflexions pour terminer

En ce qui concerne l'étude comparative des religions, on peut dire que depuis les premières tentatives (sans doute prématurées) de la fin du XIXe siècle, sous la plume de Tylor ou Frazer (que, je l'avoue, je n'ai pas lus), on est, hélas, face à un désert à peu près total. Il y a sans doute plusieurs raisons à cela, à commencer par la difficulté de la tâche. La découverte et la synthèse de centaines de sociétés est un travail de très longue haleine. Dans le cas des croyances, il est rendu encore plus difficile par l'ampleur du matériau à tamiser – il n'est pas un compte-rendu ethnographique qui ne consacre une large part aux mythes et aux cérémonies magico-religieuses –, et par sa mauvaise qualité : les croyances surnaturelles exotiques sont sans doute une des choses les plus ardues à appréhender, et même la meilleure volonté du monde, avec les barrières de la langue et de la culture, peut commettre de graves contresens.
Je ne connais que deux auteurs qui aient esquissé quelque chose dans ce sens. L'un est Philippe Descola, qui a dressé une typologie générale des conceptions humaines quant au rapport entre l'homme et les autres êtres vivants. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une classification des religions, ou des faits religieux, mais il me semble qu'elle pourrait en fournir un cadre (hypothèse à vérifier). Et si je critiquais sévèrement les positions philosophiques avec lesquelles P. Descola présentait ses résultats, ceux-ci me semblent en eux-mêmes échapper à cette critique.
L'autre auteur à propos de la religion est (évidemment ?) Alain Testart. Un premier texte, court mais explosif, liait la divinité et l'État, en établissant que l'invention des Dieux, c'est-à-dire de créatures surnaturelles par essence supérieures à la puissance humaine, était liée à l'apparition de l'État – une puissance sociale à laquelle aucune volonté individuelle ne pouvait résister (« Des dieux à l’image des rois ». Les Grands Dossiers des Sciences Humaines 5). Je n'ai jamais pris le temps de tester la résistance de cette affirmation, mais si elle était vérifiée, elle constituerait une éclatante vérification du matérialisme historique. L'autre texte est le livre Des dons et des Dieux (Errance, 2006), qui établit un parallèle entre trois structures religieuses et trois structures sociales (l'Australie, l'Asie tribale du Sud-est et l'Amérique du Nord). Là encore, je ne sais pas jusqu'à quel point les généralisations résistent à la critique – sur l'Australie, j'ai lu des choses parfois très contradictoires, et il est très difficile de s'y repérer sans se plonger dans des investigations extrêmement absorbantes. Mais les développements d'A. Testart, bien qu'évitant de tirer trop ouvertement des conclusions matérialistes, sont porteurs de ces conclusions, auxquelles ils apportent d'extraordinaires arguments.
La typologie des religions, à la fois sous l'angle de la structure des croyances et sous celui de la sociologie des rites, constituerait un formidable champ d'investigations pour le matérialisme historique appliqué ; on sait, par exemple, que le sacrifice est inconnu chez les chasseurs-cueilleurs égalitaires, et que rien, sauf erreur, n'y ressemble à la prière. Malheureusement, pour une telle entreprise, on manque autant de têtes que de bras – les quelques-uns qui se réclament de la conception matérialiste de l'Histoire, et je les comprends fort bien, ont rarement envie de consacrer une importante partie de leur existence à étudier sérieusement les différents amis imaginaires que s'est inventée l'humanité...

8 commentaires:

  1. Sur les Australiens aussi j'ai entendu quelques contradictions - et sous la seule plume de Testart me semble-t-il (à vérifier ?) - on peut retrouver des affirmations comme quoi les Australiens ne pratiquaient pas de rites de multiplication du gibier (ou de l'animal totem), ailleurs il affirme l'exacte contraire.

    Je n'ai pas lu beaucoup d'auteur discutant de l'Australie. C'est pour cela que je rapporte la contradiction à A. Testart seul, mais je peux m'être fourvoyé.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Tangui

      À ma connaissance, personne n'a jamais nié l'existence de rites de multiplication en Australie. Ce qui peut éventuellement être mis en doute, c'est leur caractère universel sur le continent. Je crois qu'ils étaient inconnus dans certaines zones (si tant est qu'on puisse établir qu'une chose n'existe pas et qu'il ne s'agit pas simplement d'une lacune dans les observations disponibles...)

      Supprimer
  2. En tant que journaliste ayant rencontré et parlé avec les Jarawas, je crois etre en mesure de savoir ce en quoi ils croient mieux qu'un etnologue du siecle dernier qui parle des Grands Andamanais qui ne sont pas les Jarawas. Alexandre Dereims

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si vous le dites... Je ne suis pas en mesure d'estimer vos compétences ethnologiques et linguistiques. Cela dit, si vous êtes dans le vrai, ce n'est pas dans Causette qu'il faut publier vos découvertes, mais dans une revue académique. Vous avez le privilège d'avoir été le premier observateur de l'histoire à identifier une tribu sans croyances dans le surnaturel, et il serait dommage que le monde scientifique n'en soit pas informé.

      Supprimer
  3. Avec plaisir, puisque vous avez l'air au courant, mettez-moi en contact avec ces revues academiques. Quant a Causette c'est un journal serieux destine au grand public qui merite aussi de connaitre les Jarawas.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Nul besoin que je vous mette en contact. Vous pouvez fort bien leur soumettre vous-mêmes vos écrits, qui seront, comme il est d'usage dans les publications scientifiques, évalués par des rapporteurs anonymes, spécialistes du domaine concerné. Par ailleurs, je ne dénigre pas Causette, comme vous feignez de le croire. Je signale simplement – mais c'est une banalité – qu'un tel journal ne possède ni les compétences, ni les garanties pour vérifier des informations ethnologiques. Quant au fait que le grand public mérite de connaître ces informations, tout comme les fruits de la recherche scientifique en général, j'en suis suffisamment convaincu pour animer un blog depuis plusieurs années.

      Supprimer
  4. Par la meme occasion je ne crois pas que vous ayez eu l'autorisation de publier une photo de Claire Beilvert. Avant de critiquer notre travail vous auriez pu avoir le respect et le professionnalisme de demander l'autorisation a l'auteur

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. En effet, j'ai omis de demander cette autorisation. Nul irrespect dans cet oubli, mais, je l'avoue volontiers, je suis plus sensible aux violations de la vérité scientifique qu'à celles de la propriété privée. J'ai moi-même la (déplorable ?) habitude de mettre mes production gratuitement à la disposition de tous, et je ne pense pas toujours qu'il n'en va pas de même pour tout le monde. Cela dit, je ne pensais pas qu'une reproduction en petit format d'une photographie pleine page, sur un site sans aucun but lucratif, pourrait poser problème. Si c'est le cas, que l'auteure de la photographie me le signale, et je la retirerai sans faute.

      Supprimer