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Un échange (sportif) avec une anthropologue « radicale »

Chris Knight 
J'avais déjà eu l'occasion de me frotter (pas de trop près il est vrai) il y a quelques temps aux zélateurs politiques de l'anthropologue Chris Knight et de son Radical Anthropology Group. En quelques mots, la théorie de Knight, que j'évoque en la critiquant dans mon Communisme primitif, énonce que le basculement vers la culture, le langage et la pensée symbolique a eu lieu à l'aube du Paléolithique supérieur. Le pas décisif a été franchi par l'action des femmes qui, ayant synchronisé leurs cycles menstruels et utilisé l'ocre rouge afin de tromper collectivement les hommes sur leur période de fécondité, ont obligé ceux-ci à leur apporter le fruit de leur chasse dans un échange « viande contre sexe ».
J'étais resté pour le moins dubitatif devant le caractère largement spéculatif d'une telle reconstitution, et je l'avais écrit dans mon bouquin. Cela m'avait valu un certain dédain de la part des partisans politiques de Knight ; un groupe se réclamant du marxisme (pour appeler un chat un chat, il s'agissait du CCI, qui comprend le groupe français Révolution Internationale) avait en effet pris fait et cause pour ses thèses. La critique qui en résulta fut donc surtout pour son rédacteur l'occasion de n'en pas parler, et de répéter que Knight avait raison sur toute la ligne, ce que je relevais dans ce billet.
Mais tout cela n'était que l'apéritif. Le plat de résistance est arrivé récemment, suite à un contact avec un éditeur anglophone en vue de la traduction et de la publication de mon livre. Comme cela se produit parfois, cet éditeur a demandé à trois spécialistes de rédiger un rapport sur ma proposition de livre. Les deux premiers, écrits par des gens qui avaient lu mon bouquin, furent élogieux et recommandèrent sa publication sans réserves. Le troisième, écrit m'a-t-on dit par une anthropologue de langue anglaise (manifestement membre du Radical Anthropology Group), n'a en revanche pas eu de mots assez durs pour condamner mon travail et s'opposer à sa parution... – avec succès, il faut l'avouer, puisque après quelques péripéties supplémentaires, on m'a informé que le livre était refusé.
Comme à la demande de l'éditeur, j'avais rédigé une réponse à cette anthropologue, et comme celle-ci m'avait demandé pas mal de travail, je me suis dit que publier « l'échange » avait au moins l'intérêt de mettre les arguments de chacun sur la place publique. Voici donc ma traduction du rapport n°3, suivie de ma réponse (j'épargnerai à tous les dix pages de la proposition initiale, qui résument mon Communisme primitif). Attention, c'est assez long, et il faut une certaine dose de courage – ou de désœuvrement – pour aller au bout.

Rapport sur la proposition de livre de Christophe Darmangeat,
Des lances et des bâtons : la division sexuelle du travail aux origines de la domination masculine (titre provisoire)

Ce livre veut traiter des origines de la domination masculine dans les sociétés humaines et prétend que celle-ci devrait être située dès l'origine des choses – bien que la périodisation demeure en fait très vague. Le sujet est particulièrement intéressant et important. En fait, il est trop important pour être abordé sur une base idéologique plutôt que scientifique. Malheureusement, l'auteur connaît mal la littérature actuelle sur l'évolution qui a une incidence sur son propos. Pour cette raison, son argumentation est viciée et peu fondée, et la proposition de livre semble curieusement démodée. Dans l'ensemble, je ne recommande pas la publication sous sa forme actuelle.
Mon domaine d'expertise est l'évolution humaine, l'origine des humains modernes et la culture symbolique en Afrique, ainsi que l'ethnographie du genre et du rituel parmi les chasseurs-cueilleurs d'Afrique. Dans ces domaines, la proposition de livre semble en réalité très dépassée. L'un des problèmes immédiats qu'elle pose est que l'auteur semble n'avoir aucune connaissance de la littérature traitant de l'évolution, dans une perspective darwinienne ; il ne paraît pas être au courant des découvertes archéologiques récentes pour le Paléolithique moyen en Afrique. Il semble parler d'un « paléolithique » homogène et indifférencié, sans faire référence aux différentes espèces d'homo, aux modifications du biotope, où aux enjeux énergétiques de l'évolution du cerveau humain. S'il examine les origines de la division sexuelle du travail et les rapports de genre, ce sont des facteurs critiques qu'il ne mentionne nulle part.
Les « deux points de vue » sur l'origine de la domination qu'il met en scène ressemblent à des épouvantails. On nous donne le choix entre un « matriarcat primitif » de style XIXe (comprenant à la fois le paléolithique et le néolithique d'avant les classes et les Etats), et une théorie du « patriarcat » où les femmes ont toujours été contrôlées par les hommes. N'existe-t-il pas d'autres possibilités plus complexes ?
En fait, en ce qui concerne les rapports de genre, les anthropologues et archéologues professionnels contemporains distingueraient entre différents stades du paléolithique et du néolithique. Le fait que l'émergence des humains modernes à gros cerveaux s'est effectuée sur une base de rapports de genre relativement égalitaires a été défendu entre autres par Melvin Konner 2015, Hrdy 2009 ou Knight 1991. Mais pour chacun de ces auteurs, l'agriculture et l'élevage (au néolithique) ont sapé le statut des femmes. L'ethnographie des chasseurs-cueilleurs nomades d'Afrique, qui représentent les analogues les plus pertinents pour l'évolution de Homo sapiens en Afrique, sont autant d'indices forts en faveur d'une autonomie et d'un statut élevés pour les femmes chez les groupes de chasseurs-cueilleurs, comparés aux groupes de cultivateurs. Parmi les autres auteurs qui voient un basculement entre paléolithique et le néolithique, avec une perte de l'égalitarisme typique des chasseurs-cueilleurs, on trouve Christopher Boehm ou l'excellent spécialiste de psychologie évolutionniste Andy White, ainsi que son collègue David Erdal, bien que ces auteurs se préoccupent moins du genre.
L'approche du livre me paraît idéologique plutôt que scientifique, cherchant à actualiser Engels tout en ignorant la littérature scientifique qu'Engels lui-même, s'il vivait encore, s'attacherait sans nul doute à traiter. En particulier, personne ne peut écrire aujourd'hui sur le thème de l'évolution humaine sans faire du livre de Sarah Blaffer Hrdy Mothers and others (2009) la pierre de touche de son raisonnement. Hrdy, l'anthropologue darwinienne qui fait mondialement autorité, affirme que notre « émotivité moderne », c'est-à-dire notre capacité à lire mutuellement dans nos esprits et partager pensées et intentions, est apparue lorsqu'aux facultés cognitives des grands singes s'est combiné un schéma d'éducation coopérative des enfants. Tandis que chez les grands singes, les mères devaient effectuer tout le travail seules et ne pouvaient avoir confiance en personne pour s'occuper du bébé, les mères homo avaient toujours quelqu'un pour les aider, à commencer par les proches parentes (grand- mère maternelle, sœurs, files aînées), et en incluant aussi les hommes au besoin. Les campements contemporains de chasseurs-cueilleurs sont effectivement des machines conçues pour s'occuper de manière coopérative des enfants, où les mères ont le choix des aides pour s'occuper de leur bébé. Il y a tout lieu de penser qu'il en allait de même chez les premiers Homo sapiens modernes, il y a 200 000 ans.
Le point central de la thèse de Hrdy qui touche aux rapports de genre est que les coalitions de parentes ont été centrales dans l'organisation sociale et l'évolution psychologique des hominidés ; et que le résultat de ce système au bout de deux millions d'évolution des Homo fut un niveau extraordinaire de socialisation et de coopération comparé aux grands singes. Si le type de domination masculine et de contrôle qu'on observe chez les chimpanzés et les gorilles s'était prolongée dans le genre homo, en particulier dans les espèces de ce genre dotée d'un gros cerveau (telles que homo heidelbergensis, néandertal et sapiens), les mères ne seraient pas parvenues à élever une progéniture avec un cerveau aussi gros.
La preuve la plus matérielle dans l'histoire de l'évolution humaine est la très grande taille de notre cerveau (trois fois celle des chimpanzés, un développement extraordinairement rapide). Ce cerveau est très gourmand en énergie ce sont les mères qui devaient procurer cette énergie à leur progéniture. Ceux qui y sont parvenus (et qui sont devenus nos ancêtres) sont ceux qui ont fait en sorte que les autres, en particulier les hommes, leur viennent en aide. C'est là le fondement matériel de la division sexuelle du travail. Les hommes, parmi les chasseurs-cueilleurs humains, travaillent pour leur progéniture et concourent à la reproduction des femmes avec une production à haute énergie (voir par ex. Frank Marlowe 2001, 2010). Du point de vue des autres grand singes, chez qui les mâles ne font rien d'autre que se battre pour l'accès aux femelles, les hommes chez les chasseurs-cueilleurs sont « exploités » par les femmes pour le compte de leur progéniture. Sans cette institution du service pour la fiancée, l'espèce humaine moderne à grand cerveau ne serait pas là. Si l'on compare à la situation des mères chez les grands singes, où les mâles sont le « sexe fainéant », il est tout à fait impossible de considérer les femmes des chasseurs-cueilleurs comme opprimées, du fait qu'elles font travailler les hommes pour elles et leurs enfants. Dans les sociétés de classe, en général, on ne prétend pas que les cadres sont opprimés parce que les travailleurs accomplissent tout les tâches physiquement pénible ! Ainsi que Megan Biesele (1993) le rapporte pour les chasseurs-cueilleurs Ju/'hoan : « Les femmes aiment la viande ». Faire en sorte que les hommes aillent en chercher et la ramènent à la maison est un énorme avantage évolutif par rapport aux grands singes. De ce point de vue, je trouve difficile de comprendre la manière dont l'auteur représente la division sexuelle du travail originelle.
Le service pour la fiancée typique des chasseurs-cueilleurs – dans lequel l'accès sexuel pour les hommes dépend de ses performances économiques – fonctionna et fonctionne de pair avec un niveau élevé d'égalitarisme des genres, là où le gros gibier abonde. Lorsqu'il s'éteint et se raréfie, c'est une mauvaise chose pour la capacité des femmes à maintenir des coalitions serrées et pour leur capacité à « exploiter » les hommes. Au lieu de cela, il est probable que les hommes commenceront à profiter de la situation et à posséder plus d'une femme. Auparavant, il était difficile pour les chasseurs de procurer de la nourriture à plus d'une femme. Les femmes sont trop exigeantes. Ce que les BaYaka de l'Afrique centrale expriment, lorsque leurs femmes chantent dans leurs rituels « Une femme, un pénis », pour manifester leur résistance à toute tentative masculine vers la polygynie. Un travail récent de Cathryn Townsend sur les Baka du Cameroun a montré comment les rapports de genre sont les premiers à changer, permettant la naissance des inégalités parmi des chasseurs-collectifs jadis égalitaires, alors que les hommes commencent à accumuler de la richesse dans les économies monétaires. Le partage typique des chasseurs-cueilleurs est alors compromis ; l'autonomie des femmes est sapée par la sédentarité ; les hommes commencent à accumuler le prix de la fiancée, et avec cela se développe une idéologie du contrôle des femmes qui n'existait pas auparavant.
Le problème avec l'échantillon ethnographique de l'auteur est qu'il devrait se restreindre plus soigneusement à de réels chasseurs-cueilleurs pour examiner la question des origines de la division sexuelle du travail et des rapports de genre. Dans un chapitre intitulé « Vingt-quatre millénaires de la vie des femmes » – qui devrait par conséquent nous ramener au paléolithique supérieur européen ou au paléolithique tardif africain – le texte se réfère à des cultivateurs (Iroquois, Papous, Amazonie). L'ancienneté de la culture symbolique des humains modernes dépasse les 100 000 ans, potentiellement 200 000, avec les humains modernes qui sont sortis d'Afrique il y a environ 50 à 60 000 ans. Tout ceci s'est produit tandis que nos ancêtres chassaient et collectaient. Mélanger cela à des groupes de cultivateurs est problématique, et ne nous permet pas de distinguer les différentes sortes d'économies de chasse-cueillette (y compris la distinction faite par Woodburn en 1982 et 2005 entre groupes à retour immédiat ou différé). L'auteur lui-même observe qu'il existe des différences significatives dans les rapports de genre entre les chasseurs-cueilleurs africains à retour immédiat, et ceux des hautes latitudes, des climats froids de l'Arctique ou de l'Amérique du sud. Les cultures aborigènes d'Australie fournissent un point de comparaison très intéressant avec les cultures africaines, comparaison qui devrait être analysée avec davantage de soin (Woodburn 2005). Il existe une variabilité considérable sur le continent australien, mais ce que l'on peut dire est que ces groupes connaissaient une rareté marquée des ressources – dans l'histoire récente, ils n'avaient pas de gros gibier comparé aux Africains – par conséquent on perçoit la tendance à l'inversion  avec l'exploitation économique et l'appropriation rituelle/politique de la solidarité féminine par les hommes. Knight (1991), le principal anthropologue marxiste travaillant sur les origines de l'homme, a démontré les caractères symboliques du complexe du Serpent Arc-en-ciel aborigène en termes de mise en place de l'oppression des femmes. Je recommande à l'auteur de lire cela.
Ainsi que je l'ai déjà dit, les chasseurs-cueilleurs africains, qui continuent jusqu'aujourd'hui à chasser le gros gibier en certains endroits, fournissent la meilleure analogie avec la division sexuelle du travail qui régnait aux origines des humains modernes. Mais les chasseurs-cueilleurs des différents continents nous donnent une perspective comparative sur la manière dont les rapports de genre ont évolué dans des circonstances différentes. Les sociétés africaines à retour immédiat, qui sont les plus représentatives des débuts de l'évolution d'Homo sapiens, sont précisément celles qui montrent le plus grand équilibre des pouvoirs entre les sexes. L'auteur a raison de dire qu'il ne s'agit pas d'une égalité des sexes au sens capitaliste moderne, où les deux sexes sont "également" traités en tant que travailleurs, et l'on considère le fait de traiter les sexes différemment comme une discrimination. Les chasseurs-cueilleurs africains considèrent effectivement les pouvoirs féminins et masculins comme différents, ou séparés, bien qu'interdépendants au plus haut point. Mais, et c'est important, cela n'implique pas de hiérarchie. La notion de Leacock de « séparés mais égaux » se trouve ici bien vérifiée. Chaque genre défend vigoureusement ses prérogatives, souvent lors de rituels secrets (Finnegan 2013). Et la solidarité de genre dans chaque groupe renforce la tendance à la solidarité dans le groupe opposé. C'est là que se trouve la base probable pour l'évolution du langage humain, de l'art, du rituel et du symbolisme en général, sans parler de la division sexuelle du travail. L'ethnographie récente des peuples des forêts d'Afrique (Bayaka) milite fortement en faveur des idées d'Alain Testart sur l'idéologie du sang - en particulier le matériel de Jerome Lewis (2008) sur l'ekila. Ce sont également des éléments très forts en faveur de la thèse de Knight sur la solidarité de la « grève du sexe ».
L'autre aspect de l'argumentation de l'auteur qui doit être contesté est sa notion d'un « complexe militaro-industriel » parmi les chassuers-cueilleurs africains (ou leur/notre ancêtre moderne). Parmi ces chasseurs-cueilleurs, les hommes qui tentaient de faire usage de leurs armes de manière violente contre des femmes ou d'autres hommes étaient rapidement mis au pas (bons rapports de Christopher Boehm d'après Richard Lee, et cf. Woodburn sur les armes létales). Tandis que des groupes de cultivateurs (en Nouvelle-Guinée ou en Amérique du Sud par exemple) peuvent exhiber des mécanismes guerriers récurrents avec des occasions pour certains hommes d'augmenter leur poids social en accumulant des richesses et du succès reproductifs via la guerre, cela n'est tout simplement pas caractéristique des chasseurs-cueilleurs africains. C'est une grave déformation. Tout homme qui tenterait une stratégie de type « big man », en particulier en usant de violence, serait sexuellement rejeté. Le viol n'est pas admis ; les femmes chez les chasseurs-cueilleurs africains conservent autant d'autonomie, de contrôle sur leur sexualité et leur reproduction, qu'ailleurs. Les femmes se défendraient et appelleraient leur parenté à l'aide, en particulier leurs parentes, en solidarité contre des menaces de violence masculine. La meilleure littérature récente sur ce point vient de Lewis (2002, 2014), Finnegan (2013) et Kisliuk (1998) entre autres (voir aussi Power 2015). Les tendances des mâles à contrôler par la violence la sexualité féminine - qui existe sans aucun doute et a été une possibilité stratégique dans l'évolution humaine - n'a pas remporté la victoire dans l'émergence de notre espèce. La principale preuve en est notre volume cérébral extraordinairement gros, notre capacité à parler, et notre système d'éducation coopératif (Hrdy, 2009). En un mot, rien de cela n'a évolué dans le monde ainsi que l'auteur l'envisage.

Lectures recommandées :

  • Biesele, M. 1993 Women Like Meat. Bloomington: Indiana UP.
  • Boehm, C. 2001 Hierarchy in the Forest. The Evolution of Egalitarian Behavior.  Cambridge, MA: Harvard University Press.
  • Finnegan, M.  2013 The Politics of Eros: ritual dialogue and egalitarianism in three Central African hunter-gatherer societies. Journal of the Royal Anthropological Institute (N. S.) 19: 697-715.
  • Hrdy, S. 2009. Mothers and others. The evolutionary origins of mutual understanding. Harvard: Belknap Press.
  • Kisliuk, M. 1998. Seize the Dance New York: Oxford UP.
  • Knight, C. 1995 [1991] Blood Relations. Menstruation and the origins of culture. London and New Haven: Yale UP
  • Konner, M. 2015. Women After All: Sex, Evolution, and the End of Male Supremacy. New York: W. W. Norton.
  • Lewis, J. 2002 Women and Men's Mokondi Massana of Ejengi and Ngoku in Forest Hunter-Gatherers and their World Unpublished PhD, Univ of London
  • Lewis, J. 2008. Ekila: blood, bodies, and egalitarian societies. Journal of the Royal  Anthropological Institute (N. S.) 14: 297-315.
  • Lewis, J. 2014. Egalitarian social organization: The case of the Mbendjele BaYaka. In B. S. Hewlett (ed.) Hunter-gatherers of the Congo Basin. Cultures, histories and biology of African Pygmies. New Brunswick and London: Transaction Publishers
  • Marlowe, F. 2001 Male contribution to diet and female reproductive success among foragers. Current Anthropology 42: 755-60
  • Marlowe, F. 2010. The Hadza hunter-gatherers of Tanzania. Berkeley, CA: Univ of California Press.
  • Power, C. 2015. Hadza Gender Rituals – Epeme and Maitoko – Considered as Counterparts. Hunter Gatherer Research 1: 333-358. doi:10.3828/hgr.2015.18, pp.219-243.
  • Townsend, C. 2016. The emergence of inequality in a former hunter-gatherer society: A Baka case study. Unpublished Ph.D, Univ of London.
  • Whiten, A. and D. Erdal 2012. The human socio-cognitive niche and its evolutionary origins. Phil. Trans. R. Soc. B 367: 2119-2129
  • Woodburn, J. 1982 Egalitarian societies. Man 17: 431-451.
  • Woodburn, J. 2005. Egalitarian societies revisited. In Widlok, T. & Tadesse, W. G. (eds) Property and Equality (vol 1). New York; Oxford: Berghahn Press:18-31.



Réponse au comité d'édition

La science n’est pas un long fleuve tranquille, et la science de l’homme l’est sans doute moins que tout autre. Il n’est donc pas rare qu’un même texte suscite des appréciations divergentes. Ma proposition de livre réussit néanmoins à battre tous les records de ce point du vue. Si deux des trois rapporteurs en recommandent la publication sans réserve, louant chaudement « la clarté analytique des arguments et la référence constante aux faits » (rapporteur 1), ou qualifiant le livre de « contribution scientifique rigoureuse et innovante » (rapporteur 2), le troisième rapporteur n’a pas de mot assez durs pour disqualifier ce qui n’est à ses yeux qu’un travail sans valeur. Ce dernier rapporteur, m’informe-t-on, se distingue des deux précédents par le fait qu’il s’agit d’une anthropologue professionnelle, et que sa langue maternelle est l’anglais. À cela, il conviendrait d’ajouter que c’est la seule des trois à n’avoir pas lu le livre original. Cela ne la rend pas plus prudente pour autant et, en bien des occasions, on peut également douter qu’elle ait lu le texte de ma proposition – autrement, en tout cas, qu’avec des lunettes sérieusement déformantes.

Quelques choses que j’ignore…

Le premier reproche – je devrais sans doute parler plutôt de péché originel – qui m’est adressé est de « [mal connaître] la littérature actuelle sur l'évolution qui a une incidence sur son propos ». Je n’aurais ainsi, semble-t-il, « n'avoir aucune connaissance de la littérature traitant de l'évolution, dans une perspective darwinienne » De même, je « ne paraî[s] pas être au courant des découvertes archéologiques récentes pour le Paléolithique moyen en Afrique. [Je] semble parler d'un « paléolithique » homogène et indifférencié, sans faire référence aux différentes espèces d'homo, aux modifications du biotope, où aux enjeux énergétiques de l'évolution du cerveau humain. Si [j'] examine les origines de la division sexuelle du travail et les rapports de genre, ce sont des facteurs critiques [que je] ne mentionne nulle part. »
Mes supposées lacunes renvoient principalement aux travaux de Sarah Baffer Hrdy, ainsi qu’au livre fondateur de Chris Knight (1991) et aux recherches de son Radical Anthropology Group qui en ont découlé – la rédactrice du rapport fait manifestement partie de cette mouvance et en défend toutes les thèses.
J’avoue bien humblement que, jusqu’à ce que je reçoive ce rapport, je n’avais pas lu les publications de Hrdy (même si son nom ne m’était pas étranger). Je suis donc allé consulter le livre mentionné par le rapport. Je n’ai pu que le parcourir, et n’ai pas eu le temps d’en faire une lecture détaillée. Mais j’ai tout de même pu remarquer que si pertinent son contenu puisse-t-il être (je n’ai guère d’opinion sur ce point, la majeure partie sortant de mes domaines de compétence), il ne traite absolument pas du même sujet que mon propre livre. Hrdy écrit dans Mothers and Others que celui-ci « traite de l'émergence d'un mode spécifique d'éducation des enfants, connu comme 'l'éducation coopérative', et ses implications psychologiques pour les singes dans la lignée conduisant à homo sapiens. » (p. 30) Elle ajoute : « Ce livre est une tentative pour reconstruire des événements très anciens, détaillant l'émergence des humains modernes du point de vue émotionnel, dans un pas à pas darwinien. » (p. 32). On est assez loin, convenons-en, des rapports de sexe dans les sociétés contemporaines (au sens large de ce terme). La question de la division sexuelle du travail, qui est au centre de mon questionnement, n’apparaît même pas dans l’index de Mothers and Others.
En ce qui concerne C. Knight, j’ai du mal à voir comment on peut sérieusement m’accuser de l’ignorer, alors même que ma proposition de livre mentionne, dans son chapitre 6 (publications sur le sujet), son livre de 1991/1995. J’y précise même que celui-ci, « malgré sa nature hautement spéculative, et en partie par manque d'alternatives, continue de représenter une référence pour une fraction notable des marxistes. Mon livre montre pourquoi ce cadre interprétatif n'est pas convainquant, et fournit une perspective plus plausible. » Dans mon livre, la critique des thèses de Knight, brève mais à mon sens décisive, occupe la totalité de la page 218 (je me réfère à la seconde édition, de 2012).
Voilà donc pour l’ignorance. Mais, sur le fond, la question est de savoir ce que des raisonnements sur l’évolution darwinienne, l’émergence de la culture, du langage ou des représentations symboliques, peuvent nous apprendre sur l’origine de la domination masculine, qui puisse être valablement brandi pour disqualifier une recherche sur pièces, c’est-à-dire à partir des sociétés existantes et observables. J’y reviendrai.

Qui déforme quoi ?

En attendant, la seconde faute que je suis supposé avoir commise, si grave qu’elle apparaît en caractères gras dans le rapport, est d’avoir gravement déformé la réalité des sociétés de chasseurs-cueilleurs africains : « Tandis que des groupes de cultivateurs (en Nouvelle-Guinée ou en Amérique du Sud par exemple) peuvent exhiber des mécanismes guerriers récurrents avec des occasions pour certains hommes d'augmenter leur poids social en accumulant des richesses et du succès reproductifs via la guerre, cela n'est tout simplement pas caractéristique des chasseurs-cueilleurs africains. C'est une grave déformation. »
La seule « grave déformation », en l’occurrence, est celle que ce passage donne de mon propos. Qu’on me montre une seule ligne de mon texte où je défends, ou même suggère, pareille bêtise ! Ma proposition de livre affirme par exemple que : « En ce qui concerne les chasseurs-cueilleurs, les cas australiens, inuits et selknam sont discutés en détail – le degré de domination masculine y contraste fortement avec celui qui règne chez des peuples tels que les San (Bushmen), les Andamanais ou les pygémes Mbuti (…) Parmi ces sociétés, le spectre des relations de pouvoir entre les sexes s'étend d'un certain équilibre jusqu'à une domination masculine affirmée et organisée ».
« Un certain équilibre » : voilà donc comment je caractérise les rapports de pouvoir entre les sexes chez les San et les Mbuti (auxquels j’aurais fort bien pu ajouter les Hadza). Et me voilà aussitôt accusé d’avoir vu dans ces sociétés des « mécanismes guerriers récurrents » et une course masculine à la richesse. Quant au « spectre des relations de pouvoir entre les sexes », il montre ce que vaut l’accusation selon laquelle je n’envisagerais comme seules alternatives que le matriarcat ou « une théorie du « patriarcat » où les femmes ont toujours été contrôlées par les hommes. », sans imaginer qu’il puisse exister « d'autres possibilités plus complexes ».
L’idée même que les hommes, dans ces sociétés comme dans les autres, jouiraient du monopole des armes et de la chasse – ce que, par une métaphore un peu provocatrice, j’ai appelé le “complexe militaro-industriel” préhistorique – est elle aussi jugée impropre pour les chasseurs-cueilleurs d’Afrique. En effet, parmi les chasseurs-cueilleurs africains, « les hommes qui tentaient de faire usage de leurs armes de manière violente contre des femmes ou d'autres hommes étaient rapidement mis au pas. »
Mais jouir du monopole d’une chose et pouvoir l’utiliser sans limites sont deux choses bien différentes. En m’attribuant la seconde thèse, ma rapporteuse pourfend à bon compte une idée que je n’ai pas formulée, sans dire un mot de celle que j’avance réellement. Pour dire les choses autrement : oui, ou non, les hommes Hadza, Mbuti ou San jouissent-ils, comme tous les hommes de toutes ces sociétés, d’un monopole (ou d’une large suprématie) sur les domaines des armes, de la chasse et, par conséquent, de la politique ? Oui ou non, ce monopole (ou cette suprématie) fonde-t-elle leur propre sphère de pouvoir, à laquelle celle des femmes fait contrepoids ?
Et soit dit en passant, en ce qui concerne les San, il n’est qu’à lire une biographie telle que Nisa, une vie de femme (Shostak, 1981) pour constater que si la domination masculine n’atteint pas, et il s’en faut de beaucoup, les niveaux qui sont les siens ailleurs, elle est loin d’être totalement absente. Quant au pacifisme supposé des rapports entre hommes, on en perçoit les limites dans la coutume consistant, pour un homme inconnu qui arrive en vue d’un campement, à poser ostensiblement son arc avant de s’en approcher. Nisa elle-même, à propos de l’adultère, confiait que dans l’ancien temps : « Il y a toujours eu à ce propos des bagarres où l'on tirait des flèches empoisonnées et où des gens étaient tués. » (p. 345)

Quand les faits ont du mal à entrer dans le modèle

La démonstration ethnologique qu’avance ma rapportrice, et qui est censée disqualifier la mienne, est entièrement fondée sur le raisonnement suivant : il existe certes, parmi les chasseurs-cueilleurs, des cas où la domination masculine est avérée. Mais :
  1. Ces cas traduisent une situation postérieure à la situation originelle, qui trouve sa continuité chez les groupes de chasseurs-cueilleurs africains
  2. Ils s’expliquent par la raréfaction du gibier, un environnement plus difficile poussant à la polygynie et au renforcement du pouvoir masculin.
Malgré plusieurs années consacrées à étudier cette question, je dois avouer que c’est la première fois que je rencontre ces deux arguments, et ils me paraissent aussi peu fondés l’un que l’autre.
Sur quelle base, sinon naïvement géographique, devrait-on tenir les San, les Mbuti ou les Hadza pour plus représentatifs des sapiens d’il y a 50 000 ans  que les Inuits, les SelkNam ou les Aborigènes? Le seul point commun évoqué, celui de la chasse au gros gibier, ne tient pas : la plupart des peuples en question chassent eux aussi le gros gibier. Et si l’on considère le niveau technique, une variable qu’un marxiste ne devrait pas négliger, alors les Australiens, qui ignoraient l’arc et n’avaient que des chiens à demi-domestiques, sont de bien meilleurs candidats au titre de « fossile vivant » que les chasseurs-cueilleurs africains. En fait, ce type de raisonnement soulève un important problème de méthode : nous pouvons d’autant moins attribuer le titre de « fossile vivant » à certains plutôt qu’à d’autres que n’avons aucune connaissance directe des rapports qui régnaient entre les sexes il y a 50 000 ans. Nous pouvons échafauder des hypothèses à partir de l’archéologie, et des indices ténus qu’elle met à notre disposition. Nous pouvons par exemple, ainsi que le font les membres du Radical Anthropology Group, interpréter l’ocre comme un moyen pour les femmes de tromper collectivement les hommes sur leurs périodes de menstruation et leur imposer ainsi un certain comportement, coupant court à toute domination masculine ; la vérité est que si élaboré soit-il, le raisonnement reste largement hypothétique et qu’il ne repose que sur une série d’inférences fragiles.
Quant à avancer que la domination masculine et la polygynie, chez les chasseurs-cueilleurs, seraient des phénomènes tardifs liés à la raréfaction des ressources, elle me semble contredire aussi frontalement la logique que les faits ethnographiques.  On ne voit pas pourquoi il serait plus facile pour les hommes de nourrir plusieurs femmes dans un environnement difficile que dans une situation d’abondance – l’intuition suggère exactement l’inverse. En Australie, par exemple, les femmes étaient beaucoup moins mal loties dans certaines tribus du Désert de l’Ouest que dans les riches environnements côtiers du Cap York, du Queensland ou du Victoria. En tout état de cause, personne n’a jamais pu faire apparaître une corrélation nette entre les conditions environnementales et les rapports entre les sexes chez les chasseurs-cueilleurs. Ce raisonnement n’apparaît donc que comme une construction ad hoc pour concilier des spéculations concernant les chasseurs-cueilleurs d’il y a 50 000 ans avec les observations  bien réelles sur les chasseurs-cueilleurs modernes.

Le trou noir de l’origine de la division sexuelle du travail

Après avoir expliqué que tout s’est noué autour du coût de la maternité, et du nécessaire approvisionnement des mères par les mâles, le texte affirme : « Ceux qui y sont parvenus (et qui sont devenus nos ancêtres) sont ceux qui ont fait en sorte que les autres, en particulier les hommes, leur viennent en aide. C'est là le fondement matériel de la division sexuelle du travail. ». Tel est le cœur de la thèse de la théorie de la « grève du sexe ». Or, et c’est le point que je relevais déjà dans mon livre, il n’existe aucun lien de nécessité causale entre l’investissement alimentaire paternel auprès des mères et l’existence de la division sexuelle du travail. Autrement dit, même en admettant que la thèse de Knight soit intégralement juste (ce que je ne crois pas), elle expliquerait l’obligation pour les hommes d’apporter le fruit de leur travail aux femmes, mais elle reste totalement silencieuse sur la spécialisation de chaque sexe dans un type d’activité spécifique. Elle ne dit pas pourquoi seuls les hommes chassent le gros gibier. Elle ne dit pas pourquoi les femmes sont empêchées, par des règles sociales, de manipuler (voire d’approcher) des armes létales. Elle ne dit pas, par extension, pourquoi hommes et femmes, séparés dans l’acte de production, le sont aussi dans maints domaines de la vie quotidienne, en particulier dans la vie religieuse – l’existence de cérémonies secrètes réservées aux seuls hommes est un des traits les plus fréquents des sociétés de chasseurs-cueilleurs... y compris en Afrique.
Il paraît certes difficile d’imaginer que la division sexuelle du travail existe sans que les sexes mettent en commun, d’une manière ou d’une autre, les produits de leur travail : chaque sexe ne jouirait dans ce cas que d’une moitié des produits disponibles, et l’on voit mal quel bénéfice compenserait les inconvénients évidents de ce système pour la survie du groupe. Mais réciproquement, la mise en commun des produits ne suppose nullement que ces produits se différencient selon les sexes : on peut très bien mettre en commun des produits qui auraient été indifféremment acquis par les hommes et par les femmes. « Les femmes aiment la viande », répète ma rapportrice après Biesele. Sans aucun doute. Mais alors, pourquoi ne vont-elles pas l’acquérir elles-mêmes ? Pourquoi, subissent-elles à ce sujet une série d’interdits dans toutes les sociétés ? Voilà la question qu’il faut poser si l’on veut espérer comprendre la division sexuelle du travail ; or cette question, K. Knight ne la pose jamais, pour la simple raison qu’il suppose cette division donnée au départ de son raisonnement.
Pour ma part, et je l’avoue fort humblement à chaque fois que je m’exprime sur ce sujet, je n’ai pas trouvé la pierre philosophale qui m’aurait permis de deviner, au nez et à la barbe de tous les paléoanthropologues qui avouent leur ignorance, quand et pourquoi la division sexuelle du travail est apparue. J’aborde cette question, parce que je ne peux l’éviter. Mais, à la différence de ma rapporteuse, je préfère un bon doute à une mauvaise certitude. Or, il faut le répéter avec insistance, sur ce sujet on ne peut aujourd’hui – et pour longtemps encore, sans doute, étant donné la difficulté à en repérer les traces dans le matériel archéologique ancien – que faire des hypothèses. Certaines sont sans doute plus crédibles que d’autres. Mais elles restent des hypothèses, qui se déploient sans aucune possibilité d’être confirmées ou infirmées.
La démarche que je suis dans ce livre consiste à partir non d’une reconstruction a posteriori de sociétés disparues depuis des dizaines de millénaires, sur lesquelles notre marge d’incertitude, pour ne pas dire notre ignorance noire, est considérable, mais de l’observation de sociétés vivantes. Une observation par la force des choses partielle, mais directe : celle que nous propose l’ethnologie. C’est à partir de ces observations que je recherche les variantes et les régularités. Ce sont elles qui me conduisent à remarquer que la domination masculine, contrairement à ce qu’a affirmé la tradition marxiste depuis Engels, est compatible avec des économies de chasseurs-cueilleurs à « retour immédiat ». Ce sont elles aussi qui me conduisent à situer le lieu central du problème dans les modalités de la division sexuelle du travail. Et c’est ainsi que j’en viens, de manière secondaire, à m’interroger sur l’ancienneté de cette dernière, discutant de manière critique les différentes hypothèses (dont celle de Knight), concluant qu’on a sur ce sujet bien davantage de questions que de réponses, et tentant d’esquisser la direction dans laquelle celles-ci pourront peut-être être améliorées. Si je reste vague sur son ancienneté, c’est tout simplement parce qu’au-delà d’une certaine date, l’archéologie ne dit plus rien, et qu’il n’existe aucun moyen de récolter des informations ailleurs que dans des boules de cristal.
Écrire, par conséquent, que j’aurais écrit de manière insatisfaisante « sur le thème de l'évolution humaine » c’est passer totalement à côté de ma problématique, ou la biaiser au point de la rendre méconnaissable. Et cela manque d’autant moins d’ironie que les raisonnements et les éléments archéologiques censés constituer  des « facteurs critiques » pour la compréhension des origines de la division sexuelle du travail n’ont, à ce jour, produit aucune réponse à une question que tous les spécialistes sérieux considèrent comme non résolue.
Il m’est impossible, sans rallonger ce texte au-delà du raisonnable, de relever chaque point qui mériterait discussion. J’en pointerai un seul : le reproche qui m’est fait (p. 3) de classer des cultivateurs au Paléolithique. Faut-il vraiment que j’aie à préciser que « vingt-quatre millénaires » n’est pas la même chose que « il y a vingt-quatre millénaires », et que je suis capable de situer sans trop me tromper la date des différents foyers agricoles ? Là encore, il s’agit pour ma rapportrice de me disqualifier par tous les moyens ; et si je ne commets pas d’erreurs suffisamment grosses à son goût, qu’importe, elle m’en prête généreusement.

Le statut scientifique de la sex-strike theory (« théorie de la grève du sexe »)

Je ne peux terminer sans éclairer un peu le point de vue duquel me condamne ma rapportrice.
Celle-ci présente le « sex-strike model » comme un acquis de la science, qui devrait être considéré du même œil que la théorie de la relativité générale ou celle de la sélection naturelle. Fondamentalement, c’est parce que je refuse de souscrire à ce modèle, à sa méthode comme à ses implications, que mon travail est voué aux gémonies.
La réalité de l’opinion dans les milieux de l’anthropologie et de la préhistoire devrait pourtant inciter les membres du Radical Anthropology Group à un peu plus de modestie. Lorsque j’ai écrit mon livre, puis à nouveau suite à ce rapport, j’ai consacré de nombreuses heures à rechercher de quelle manière le scénario proposé par Knight avait été accueilli par les chercheurs des disciplines concernées.
En ce qui concerne les milieux scientifiques francophones, le bilan est rapide : je n’ai pas pu trouver une seule recension de Blood relations, ni un seul article qui discute ou reprenne le contenu des travaux de Chris Knight. Le seul anthropologue, à ma connaissance, qui fasse exception est Pascal Picq ; encore concède-t-il bien volontiers que la théorie de Knight n’est rien de plus qu’une hypothèse (2009 : 179). Alors, de deux choses l’une. Soit ce silence presque absolu révèle les graves lacunes de la recherche préhistorique française, sclérosée et autiste – depuis presque 25 ans ! – à une avancée scientifique majeure. Soit il signifie plutôt, et bien plus probablement, que le « sex-strike model », comme bien d’autres sur la préhistoire lointaine, est une hypothèse telle qu’il en fleurit en permanence dans les milieux de la recherche et qui, en l’état actuel des connaissances, n’est peut-être pas moins vraisemblable que d’autres, mais en tout cas pas davantage.
Dans le monde anglo-saxon, les travaux de Knight, de Powell et des autres membres du Radical Anthropology Group ont certes été plus remarqués. Ce fut parfois pour le meilleur, car plusieurs chercheurs les ont favorablement commenté. Il s’en faut de beaucoup néanmoins pour qu’ils aient fait l’unanimité et que le scénario qu’ils proposent soit devenu cette vérité scientifique incontestée pour laquelle on voudrait le faire passer.
Un préfacier de C. Knight rapporte ainsi que « Le premier examinateur extérieur a avoir été nommé pour évaluer la thèse de doctorat de Knight déclara que 'cette thèse devrait être brûlée, et on devrait interdire à son auteur hérétique de publier à l'avenir tout travail scientifique. » (Whitehead, 2008:227). Ce qui est présenté ici comme le signe d’un conservatisme obtus de la part de cet examiner peut tout aussi bien se comprendre comme la réaction d’un scientifique soucieux de prudence et de preuves. Les critiques ultérieures, quel que soit leur ton et leurs arguments précis, convergent toutes en effet sur le caractère spéculatif du « sex-strike model ». De Blood relations, Joan Gero, Professeur associée du département d'anthropologie de l’Université de Washington et figure mondialement connue de l'archéologie du genre, écrivait que : « ni les faits que rassemble Knight, ni les théories qu'il cite ne fournissent d'indices probants ou ne permettent de déduire la 'culture originelle' – l'état naturel de l'être humain – que Knight souhaite comprendre. (…) Le scénario [est] improbable et non démontré » (1998: 11). À propos d’articles de C. Knight et de C. Power édités dans un livre collectif édités par leurs soins (1999), Adrienne Zihlman, professeur d'anthropologie à l'Université de Santa Cruz, jugeait qu’ils « [sont] extrêmement généraux, construit sur des hypothèses douteuses, ou proposent des explications trop étroites pour résoudre les phénomènes complexes qu'ils espèrent éclairer » (2001:538). Alice Kehoe, professeur d'anthropologie à l'université Marquette , commentant un article de C. Power et L. Aiello (1997), écrivait que ces auteurs « acceptent le modèle gravement erroné de Knight et – péché suprême pour des chercheurs – ne citent pas des travaux actuels reconnus sur la menstruation humaine qui contredisent son argumentation. (…) Plus grave que l'absence de citation de travaux majeurs pertinents, il y a l'hypothèse elle-même, qui postule un comportement qui n'est ni attesté dans l'ethnographie, ni détectable en aucune manière dans les données archéologiques ou paléoanthropologiques. » (2000:303-304). À d’autres articles de C. Knight et C. Power (1996), Martin Wobst réagissait en remarquant que « La testabilité promise semble un peu idéalisée. », tandis qu’un autre rapporteur, Alan Bilsborough, les qualifiait de « franchement spéculative » (1997 :308). Alan Barnard, enfin, un chercheur pourtant loin d’être hostile aux idées de C. Knight, admettait au détour d’une phrase que « le problème est que si [la théorie de Knight] est ingénieuse, elle est invérifiable » (2000: 44).
Un point, en particulier, jette une sérieuse hypothèque sur l’ensemble du scénario. Celui-ci suppose en effet que la culture est née, à l’aube du Paléolithique supérieur, à la suite d’une synchronisation par les femmes de leur cycle menstruel. Or, cette capacité de synchronisation, maintes fois affirmée depuis les travaux pionniers de McClintock (1971), n’a jamais pu être mise en évidence depuis lors d’études à la méthodologie plus stricte (voir par exemple Yang and Schank 2006). Une publication récente rappelle que : « On suppose souvent que la synchronisation menstruelle est un fait bien documenté de la biologie féminine mais, en réalité, il existe étonnamment peu d'indices incontestables (s'il en existe) à l'appui d'un mécanisme qui synchroniserait les cycles menstruels féminins. La synchronisation apparente semble plutôt devoir être attribuée aux lois de la probabilité, qui s'exercent sur des cycles menstruels d'une durée limitée et variable. » (Harris and Vitzthum, 2013:238). L’un des rares faits qui paraissaient assurés dans la chaîne des causalités du sex-strike model rejoint ainsi la longue liste des éléments hypothétiques.Au passage, Harris et Vitzhum poursuivent en précisant explicitement que même si la synchronisation menstruelle était un phénomène avéré, ses effets ne seraient pas ceux que pense Knight.
Comprenons-nous bien. Il n’est pas en soi illégitime de défendre une opinion minoritaire, ou encore largement spéculative. Après tout, un certain nombre d’avancées ont commencé ainsi. La rigueur et l’honnêteté scientifique exigent, en revanche, qu’une hypothèse fragile soit présentée comme telle. Elle exige encore davantage qu’en son nom, toute opinion divergente ne soit pas bannie avant même d’avoir pu être présentée au public. Je ne sais s’il existe un mot pour décrire une telle attitude en matière scientifique, mais en politique, elle ne pourrait être qualifiée que de sectarisme borné. Et lorsque le rapport affirme, par deux fois, que mon travail est « idéologique plutôt que scientifique », j’ai la faiblesse de penser que l’auteur de ce compliment le mérite bien davantage que moi.

En conclusion

Ce qui sépare le troisième rapport des deux premiers n’est pas la discipline professionnelle des auteurs, et encore moins leur langue maternelle – la vérité scientifique ne saurait changer de nature en traversant la Manche. La vraie caractéristique de ce troisième rapport est d’avoir été rédigé par quelqu’un qui, en plus de ne pas avoir lu mon livre, n’a pas lu, ou pas voulu lire, ce qu’explique le Book proposal, déformant tout ce qui s’écarte de sa grille d’analyse ou l’écartant d’un revers de main un peu méprisant.
Je terminerai en citant la recension du livre rédigée par Agnès Fine, une professeure en Anthropologie qui se rattache au courant structuraliste ; sur le fonds du propos, elle émet plusieurs critiques, cohérentes avec la différence de nos points de vue. Elle conclue toutefois – et je lui laisse le mot de la fin : « Il reste que la lecture de ce livre est agréable et stimulante, en raison de la clarté avec laquelle l’auteur expose les acquis de l’anthropologie, de la rigueur de son argumentation et de son honnêteté intellectuelle. » (2015)

Références

  • Dunbar R., Knight C., Power C. (eds), 1999, The Evolution of Culture: An Interdisciplinary View. New Brunswick: Rutger University Press.
  • Power C., Aiello L., 1997, “Female Proto-symbolic Strategies” in Women in Human Evolution, Lori D. Hager (ed). London: Routledge.
  • Zihlman A., 2001, review of The Evolution of Culture: An Interdisciplinary View, Dunbar R., Knight C., Power C. (eds), American Journal of Archaeology, Vol. 105, No. 3, p. 538.
  • Kehoe A. B., 2000, review of Women in Human Evolution, Lori D. Hager (ed), Signs, Vol. 26, No. 1, pp. 301-304.
  • Whitehead C., 2008, “The Human Revolution; Editorial Introduction to ‘Honest Fakes and Language Origins’ by Chris Knight”, Journal of Consciousness Studies, 15, No. 10–11, pp. 226–35.
  • Barnard Alan., 2000, History and theory in anthropology. Cambridge: Cambridge University Press
  • Bilsborough A., 1997, review of The Archaeology of Human Ancestry: Power, Sex and Tradition, J. Steele and S. Shennan (des.), Archaeological Journal, 154:1, 306-308.
  • Fine A., 2015, review of C. Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était, Clio, n°42.
  • McClintock M. K., 1971, "Menstrual synchrony and suppression", Nature 229 (5282), p. 244-5.

7 commentaires:

  1. Cher Christophe, Je en connaissais pas Chris Knight et sa clique. Je suis effarée. Pour rebondir sur la question du matriarcat primitif, qui a eu beaucoup de succès dans l'archéologie post-processuel avec les travaux de M. Gimbutas, et qui en a toujours, mais plutôt dans le milieu anglo-saxon, (mais je soupçonne également dans la recherche en Préhistoire des Balkans), son positionnement intellectuel a largement été critiqué en France. Je crois que plus personne ne lis aujourd'hui les travaux de M. Gimbutas (qui sont par ailleurs de travaux de synthèse conséquents et importants), sans en faire la sous-lecture qui est l'engagement féministe.
    Par ailleurs, je suis ébahie par l'assertion " le basculement vers la culture, le langage et la pensée symbolique a eu lieu à l'aube du Paléolithique supérieur". Mais alors que penser des recherches sur les modes funéraires des néandertaliens, qui montrent de plus en plus l'existence de rituels destinés au défunts ? Faire émerger le langage, la culture et la pensée symbolique à l'aube du Paléo sup.... je sais pas, ça me paraît peu envisageable lorsque l'on prend en considération les techniques de taille du lithique pour le paléo moyen ...
    Bref, j'espère qu"on aura l'occasion de lire votre livre bientôt !!!

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  2. Oui, je suis bien d'accord que la position de C.Knight est assez effarante – d'autant plus, comme c'est le cas ici, quand elle prétend (avec succès, hélas) empêcher toute voix discordante de s'exprimer. L'assertion qui vous choque est ma propre formulation des thèses de Knight, que je ne crois pas trahir. Mais pour en avoir le coeur net, vous pouvez vous référer à cet article, qui résume ses principales thèses : http://radicalanthropologygroup.org/sites/default/files/pdf/pub_knight_power_watts_big.pdf

    Quoi qu'il en soit, vous n'êtes privée de rien, car le livre dont il est question existe déjà en français : c'est le Communisme primitif.... La discussion portait sur une traduction anglaise.

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  3. Merci pour le lien , heureuse de savoir que nous ne sommes donc privés de rien. Vous lire est toujours passionnant, et votre blog un lieu de discussion (voir de chamailleries) que j'apprécie énormément !

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    1. Vous n'êtes qu'une vile flatteuse (mais je supporte cela très bien). Si le coeur vous en dit et si vous êtes plus ou moins parisienne, n'hésitez pas à me contacter par mail ; je suis toujours demandeur d'interlocuteurs pour poser mes questions et échanger...

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  4. "quand et pourquoi la division sexuelle du travail est apparue." Est-ce que cette question est différente de celle de savoir quand le travail est apparu ? Le travail est apparu avec l'Homme ? Si oui, l'idée d'une "apparition" de la division sexuelle du travail laisse à penser que chez les animaux précédent immédiatement l'Homme, il n'y avait pas de division des tâches, c'est à dire que les grands singes qui ont précédé l'Homme et qui avaient un cerveau de plus en plus grand, chacun s'occupait de tout de manière indifférenciée.

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    1. Le travail et sa division sexuée (ou sexuelle), ce n'est pas la même chose. La discussion de l'appartion du travail me semble assez largement rhétorique ; selon la définition qu'on choisit, on peut aisément dire que les animaux, eux aussi, travaillent, ou restreindre le travail à l'humanité, voire à certaine sociétés seulement. Et autant discuter de la définition est intéressant, autant il faut bien avoir conscience qu'on (ne) discute (que) de cela. La division sexuée, en revanche, c'est clairement un phénomène objectif, qui n'existe sous cette forme et à ce point que dans l'espèce humaine. Et le roblème, c'est qu'elle n'existe donc pas de manière marquée chez nous actuels cousins primates, mais qu'on n'a pas la moindre idée du stade de l'évolution au cours duquel elle est apparue.

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