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Quand les Jivaros font bouillir les têtes... des anthropologues

Une tsantsa, tête réduite jivaro
Les Jivaros sont bien connu pour leur coutume consistant à réduire les têtes de leurs ennemis. Mais ce peuple de l'ouest amazonien, qui vit sur les contreforts de la Cordillière des Andes, possède bien d'autres traits dignes d'intérêt, en particulier vis-à-vis du vaste questionnement sur la manière dont les sociétés humaines ont connu une transition vers la richesse et les inégalités matérielles.

Les informations sur lesquelles je m'appuie dans ce billet proviennent de l'ethnographie que leur a consacrée Michael Harner, qui les a étudiés dans les années 1950, et dont il faut souligner la qualité. M. Harner décrit des faits sociaux d'une manière aussi simple qu vivante ; il évite tout vocabulaire technique et pire, les développements abscons ou pédants qui parsèment trop souvent les ouvrages d'anthropologie. Là, rien de tout cela : le lecteur est face à une description vivante, et a toujours le sentiment que l'auteur fournit lui la matière première pour adhérer, ou réfuter, les raisonnements qu'il propose. Et comme un bonheur n'arrive jamais seul, le livre (fait rare), est disponible en français et en collection de poche.

Au moment où il les étudie, M. Harner précise que les contacts directs des Jivaros avec les Blancs étaient restés presque inexistants. En revanche, un flux relativement important de marchandises (en particulier les machettes à lame de fer et les fusils) leur parvenait régulièrement, par autres tribus interposées, qui avait manifestement commencé à transformer en profondeur leurs rapports sociaux.

La marche à la richesse

Si l'on confronte les éléments fournis par M. Harner avec la classification des sociétés proposée par Alain Testart, les Jivaros occupent une place ambiguë.


D'une part, par bien des aspects, ils continuent d'appartenir au monde I, celui des sociétés sans richesse : leur économie ne repose pas sur le stockage de nourriture – les Jivaros cultivent du manioc sur abattis-brûlis, un tubercule qu'ils récoltent au fur et à mesure de leur consommation. Les prestations matrimoniales (ce qu'un individu masculin doit fournir à sa belle-famille pour gagner le droit de se marier) ne comportent normalement pas de paiements : leur forme usuelle, comme dans toute la région, est celle dite du « service pour la fiancée », c'est-à-dire que le futur gendre doit résider plusieurs années chez ses beaux-parents et travailler pour leur compte. Bien évidemment, cette relation possède une dimension de domination et d'exploitation ; le beau-père tend tout naturellement à faire durer cette période le plus longtemps possible, et à se montrer aussi exigeant qu'il peut l'être envers le prétendant. Mais les inégalités économiques que cette situation engendrent restent relativement confinées, ne serait-ce que parce qu'une bonne partie des gendres deviendront eux-mêmes, avec l'âge, des beaux-pères.  

En revanche, par certains côtés, on voit clairement la richesse pointer le bout de son nez. Ainsi :
« Le prétendant peut parfois être dispensé de ce temps de résidence matrilocale [dans la famille de sa future femme] s'il offre à son beau-père un fusil en compensation. » (p. 91).
Une jeune mariée de la Côte Nord-Ouest,
photographiée par E. Curtis en 1910.
Sa robe est constituée de dentallium, une des formes
privilégiée de la richesse dans cette région.
 
Une copie de la « feuille de laurier » solutréenne Volgu 27
27 cm de long et seulement 8 mm en sa plus forte épaisseur
 
Il en va de même en ce qui concerne les dommages corporels, traditionnellement le second grand type de circonstances impliquant compensations et paiements. Là aussi, la traditionnelle vendetta tend à reculer devant l'arrivée des paiements en biens (le wergeld) :
« Si un laps de temps considérable s’est écoulé depuis l’offense sans que des représailles soient intervenues, la partie coupable pourra, après quelques années, envoyer en compensation à la partie lésée un fusil pour en finir avec l’affaire. Si la partie lésée, c’est-à-dire essentiellement le mâle le plus âgé dans la famille de procréation de l’assassiné accepte cette offrande, il doit alors s’assurer lui-même que ses parents considèrent ainsi qu’il n’y a plus de litige. Il prévient les autres parents du mort que s’ils tentent de tuer celui qui a fait l’offrande pour l’ancienne offense, ils auront aussi à le combattre lui, bénéficiaire du don. » (p. 190)
Le dernier mot est malheureux : il ne s'agit évidemment pas d'un don, mais d'un paiement, effectué afin d'éteindre une dette. Le sens de la coutume ne fait toutefois aucun doute.

Il est tout à fait remarquable que, selon une règle presque universelle, ce soit le même bien – le fusil – qui serve de moyen de paiement à la fois dans le cas du mariage et dans celui du wergeld. Il est en revanche moins banal que cette monnaie primitive soit un moyen de production. Ma première impression est que sans être exceptionnel (je pense par exemple à la région de la Wahgi, en Nouvelle-Guinée, où les paiements s'effectuent avec les haches en acier apportées par les occidentaux), cette situation n'est tout de même pas très fréquente.

Souvent, la monnaie primitive est un objet inutile (plus exactement, un objet qui n'a d'autre utilité qu'esthétique ou sociale : marquer la beauté... et la richesse). Cette forme de monnaie nous est la plus familière, car notre propre civilisation utilisait les métaux précieux. Bien des peuples à travers le monde utilisent ainsi des coquillages (porcelaines ou dentallium), qui possèdent tout comme l'or et l'argent l'avantage de concentrer beaucoup de valeur en un faible volume et de bien résister à l'épreuve du temps ; c'est le cas dans des régions aussi diverses que l'Amérique du Nord, l'Afrique de l'Ouest ou la Papousie. Je pense aussi aux plumes de pivert des Indiens Tolowa de Californie.

Mais il arrive aussi que la monnaie primitive un bien utile, soit de consommation (le porc en Nouvelle-Guinée), soit de production (la hache de pierre polie, toujours en Nouvelle-Guinée). En pareil cas, lorsqu'il s'agit d'un bien fabriqué par l'être humain, on perçoit néanmoins une tendance prononcée, dans certains lieux, à différencier ceux qui serviront à un usage plutôt qu'à un autre. Ainsi, dans bien des zones de la Nouvelle-Guinée, les haches qui servent à abattre des arbres sont très différentes de celles qui fonctionneront comme monnaie : les secondes auront des lames plus longues, au point éventuel d'être totalement impropres à frapper quoi que ce soit sans se briser. De très belles études, comme celle des Pétrequin en Irian Jaya, ont pu inventorier les différentes formes de haches, et mettre en évidence ces différences entre objets utilitaires et objets de paiements.

On ne dispose malheureusement pas, à ma connaissance, d'une théorie générale qui permettrait de comprendre pourquoi dans certains cas les sociétés élaborent des objets spécifiques afin de s'en servir come monnaie et pourquoi, dans d'autres, elles emploient des objets utilitaires. Une telle théorie serait éminemment précieuse pour identifier, ou écarter, avec un peu plus de probabilité, la présence de paiements et de richesse dans des cas douteux, comme celui du Solutréen et ses splendides et fragiles feuilles de laurier ou, dans l'autre sens, celui du Rubané et de ses herminettes apparemment communes (pour une discussion de ce dernier point, cf. cet article d'Alain Testart).

Kakram et chamanes

Qui, dans la société jivaro, bénéficie de cette richesse émergente ? M. Harner dépeint deux grandes catégories de personnages saillants : d'une part les kakram, les hommes puissants, guerriers farouches ayant commis beaucoup d'assassinats pour la vendetta ou la chasse aux têtes ; d'autre part les chamanes, maîtres des connaissances ésotériques.

De manière frappante, être kakram ne procurait aucune espèce d'avantage économique. Tout au contraire, peut-on même dire, puisque de retour d'une expédition couronnée de succès, le chasseur de têtes devait organiser une grande cérémonie festive, au cours de laquelle il fournissait nourriture et boisson pour six jours à plus d'une centaine de personnes. La motivation de la chasse aux têtes, outre sa dimension religieuse, était donc exclusivement politique et sociale :
« Il s’agit surtout d’acquérir du prestige, des amis et de la reconnaissance, en se faisant reconnaître comme un guerrier accompli, et en offrant une hospitalité généreuse, au cours de la fête, au plus grand nombre possible de voisins. » (p. 210) 
De tels liens ouvraient la possibilité, théorique et non contraignante, de demander ultérieurement une assistance militaire en retour, ce qui était absolument vital dans une société déchirée en permanence par des conflits internes, et où le taux d'insécurité et d'homicide atteignait des sommets.

Le chamane jivaro Chup Piruch Uwishin
Du côté des chamanes, en revanche, le tableau était tout autre. L'activité chamanique toute entière était marquée du sceau des achats, des ventes et du bénéfice, autrement dit de la richesse. Cela commençait en amont, par la méthode d'obtention des pouvoirs chamaniques :
 « Un chaman obtient ses pouvoirs de malédiction ou de guérison par le seul moyen de l’achat. Pour devenir chaman, un homme doit fournir à un praticien déjà établi un don considérable qui doit avoir une valeur réelle selon les critères indigènes. » (p. 132) 
Il s'agissait d'une relation non égalitaire, qui fonctionnait de chamane supérieur à inférieur. Cette hiérarchie de chamanes conduisait à l’existence d’un réseau de circulation permanente de biens matériels, dont l’aboutissement se situait chez les Canelos, réputés posséder la magie la plus puissante. Mais si l'on était prêt à acheter des pouvoirs surnaturels, c'est parce que ceux-ci se reconvertissaient ensuite en richesse :
« les chamans sont invariablement les personnes les plus riches en biens matériels et ils admettent avec candeur qu'ils fournissent leurs services essentiellement pour obtenir des biens. Pour leurs cures ou leurs maléfices, ils s'attendent à être payés en objets de grande valeur (…) Le guérisseur refuse souvent de rendre visite à un patient éloigné s'il n'a pas été payé d'avance ; et même dans ce cas, il peut demander un supplément d'honoraires si la cure exige plus d'une nuit de soins. » (p. 131)
Pourtant, comme dans la plupart des sociétés sans richesse, des coutumes limitaient considérablement la possibilité qu'un individu accumule une quantité significative de biens. Il régnait ce qu'un anthropologue avait appelé le partage sollicité (demand sharing) :
« Chez les Jivaros, nul ne saurait refuser un don qui a été demandé sans perdre la face : il n'est par conséquent pas facile d'amasser une grande quantité d'objets. Les non-chamans s'importunent sans cesse les uns les autres pour des cadeaux : ils empêchent ainsi l'accumulation de richesses chez l'un ou l'autre d'entre eux. » (p. 131)
Oui, mais voilà :
« les chamans échappent à cette exigence et on ne leur demande presque jamais rien, par crainte de la colère des sorciers et de la mauvaise volonté des guérisseurs. C'est ainsi que, seuls, les chamans peuvent accumuler des quantités importantes de biens. » (p. 131)
Les chamanes obtenaient des avantages sous d'autres formes : ils se mariaient parfois sans faire le service ni payer le prix de la fiancée. Et lors de visites, ils recevaient fréquemment des cadeaux, même sans avoir prodigué de soins et sans rien demander.

M. Harner note que ce développement du chamanisme et des inégalités de richesse qui lui sont liées est une conséquence récente de l'arrivée des machettes et des fusils, qui ont à la fois accru le niveau de productivité – et donc, le temps de loisir, et commencé à transformer les rapports sociaux.

Deux beaux lièvres pour finir

Ce début de différenciation sociale mérite qu'on s'y attarde au moins à deux titres.

Le premier est que, dans un raisonnement marxiste traditionnel, les voies qu'il emprunte ont de quoi surprendre. Les riches jivaros n'ont en effet aucun droit particulier sur des moyens de production ; la terre est abondante et, comme il est de règle dans les sociétés sans richesse, elle appartient à celui qui la défriche et qui la travaille – le mode de culture en abattis-brûlis oblige de toutes façons à des déplacements réguliers. Ils n'ont même pas le monopole d'une ressource réelle rare que serait une source, une carrière, une voie commerciale ou les femmes (par des positions particulières dans le système de parenté). La richesse n'a pas non plus d'origine politique ou guerrière : on ne pille que des têtes, parfois des femmes, mais encore une fois, pour les raisons déjà explosées, les kakram ne jouissent d'aucun avantage matériel.

Non, chez les Jivaros, les détenteurs de la richesse sont ceux qui possèdent des connaissances ésotériques, c'est-à-dire qui détiennent un monopole (bien réel) sur des ressources imaginaires. Mais ces ressources imaginaires se convertissent en ressources sonnantes et trébuchantes, s'il est permis de parler ainsi à propos de fusils, de nourriture et de bière. Sans faire la moindre concession à l'idéalisme et sans voir dans les facteurs idéels ou religieux une force trop agissante, il y a là, je crois de quoi méditer pour qui veut expliquer scientifiquement l'évolution sociale.

Le second point de réflexion touche au fait que la société jivaro développe la richesse sans pour autant pratiquer le stockage alimentaire. Pour qui est familier (et partisan) des thèses d'Alain Testart, cel constitue une énigme de taille. Les Jivaros semblent ainsi être au stockage ce que la Côte Nord-ouest a été à l'agriculture : une exception qui oblige à se poser le problème d'une reformulation de la règle. Alain Testart avait brillamment montré que si les inégalités s'étaient développées chez des chasseurs-cueilleurs sédentaires et stockeurs, c'est donc que la variable-clé de l'inégalité n'était pas l'agriculture, ainsi qu'on le disait généralement, mais le stockage à large échelle (son argument était complété par l'affirmation symétrique selon laquelle là où l'agriculture ne génère pas de stocks, comme en Amazonie, elle ne produit pas non plus d'inégalités de richesse).

Je me demande si les Jivaros n'obligent pas à affiner encore le propos en montrant que ce qui est déterminant n'est pas en soi le stockage, mais l'existence de biens à la fois durables et transférables – peut-être faut-il ajouter à cette condition le fait que ces biens jouent un rôle économique majeur, en tant que biens de consommation ou de production. L'existence de tels biens pousse la société à les tenir comme équivalents à de longues périodes de travail, et ils peuvent s'imposer comme un moyen de paiement en lieu et place du service pour la fiancée, des prestations viagères (dans le cas de certaines tribus australiennes) ou de la loi du talion. C'était déjà mon intuition quand j'ai rédigé ma Conversation (je l'écrivais p. 83), mais je crois que les Jivaros fournissent un bel exemple de biens durables sans stockage alimentaire important et d'un développement concomitant de la richesse. Malheureusement, dans l'autre sens, on ne pourra par définition pas trouver d'exemple de stockage sans qu'il existe de biens durables ; la thèse ne peut donc être étayée par sa contraposée.

À suivre... éventuellement avec l'éclairage fourni par les commentaires d'internautes avisés.








7 commentaires:

  1. Plusieurs remarques en vrac :

    1) Finalement, est-ce que tu n'en reviens pas un peu à l'hypothèse avancée par Testart dans son article posthume du BSPF (http://www.prehistoire.org/offres/doc_inline_src/515/BSPF_2014_4_p593-602_Testart.pdf) : la production de certains biens matériels "prestigieux" (Testart évoquait les vêtements, objets ornés...) a pu servir de point de basculement entre les prestations en service et les prestations en biens ?

    2) Il me semble qu'un problème de ton hypothèse est que "des biens à la fois durables et transférables, jouant un rôle économique majeur", ça existe dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs : il s'agit a minima des armes de chasse. Pourquoi ne voit-on donc pas partout des bridewealth et des wergelds sous forme de propulseurs, arcs, sagaies, etc ?

    3) Dans le cas jivaro, il me semble qu'un point est crucial : si j'ai bien suivi, les biens déterminants dans ce système de richesse émergent sont les fusils et les machettes, c'est-à-dire des biens obtenus indirectement auprès des Européens et dont les Jivaros ne maîtrisent pas la fabrication. Je me demande si le mécanisme aurait pu fonctionner dans le cas contraire : si chaque Jivaro avait pu se fabriquer son fusil et sa machette, ces biens auraient-ils acquis le statut de proto-richesse ? En d'autres termes : le mécanisme social décrit ici est-il transposable ailleurs, ou bien est-il réservé aux situations très particulières dans lesquelles un groupe entre en contact avec des objets qui en viennent à jouer chez lui un rôle économique majeur alors qu'ils sont hors de portée de son propre système technique - objets qui acquièrent alors une forte valeur d'échange du fait qu'ils ne peuvent être obtenus /que/ par échange ?

    4) Une remarque de portée anthropologique plus générale : le cas du chamane jivaro montre bien que, dans cette société comme dans toutes les autres, c'est ceux qui nous vendent du vent qui se font payer le plus cher...

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    1. Hello Jean-Marc

      Merci pour ces remarques, qui vont m'obliger à préciser un peu là où j'en suis de mes réflexions.

      1) J'ai relu, du coup, le texte de Testart. Quand il évoque les biens prestigieux, il parle de la forme que prend le prix de la fiancée, pas des raisons qui le font apparaître (sur celles-ci, il reste finalement muet dans ce court texte, et c'est une des principales critiques que je lui adressais dans le billet que j'avais rédigé à son propos. Donc, à partir des jivaros, j'essayais de réfléchir sur les causes qui font émerger le prix de la fiancée. Ce qui nous amène à la question suivante...

      2) Je crois qu'effectivement c'est un point essentiel qui peut disqualifier mon hypothèse. Je te retourne donc la question : n'y a-t-il pas une question de degrés ? Même s'il faut du temps pour fabriquer une arme (en pierre ?), celle-ci possède-t-elle la durabilité d'un objet comme la machette (ou le stock de poissons) ? Représente-t-elle, surtout, une quantité de travail du même ordre ?

      3) On est bien d'accord, chez les Jivaro, les biens décisifs du point de vue du prix de la fiancée viennent de l'extérieur. Mais mon interrogation est : pourquoi ces biens-là possèdent-ils cet effet-là ? Pourquoi entraînent-ils un passage au bridewealth et au wergeld ? Si on sait répondre à cela, on aura un élément de clé pour comprendre pourquoi des évolutions internes ont entraîné les mêmes connaissances. Je peux me tromper, mais je crois bien que Testart n'a jamais véritablement cherché à répondre à la question de savoir pourquoi le stockage avait eu les effets qu'on lui connaît (il y a quelques lignes là-dessus dans Éléments de classification des sociétés, mais qui ne concluent guère).

      4) Là on a un vrai désaccord. Les plus riches, chez nous, ne sont pas ceux qui vendent le vent, mais ceux qui possèdent les moulins... ;-)

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    2. 1) Je ne crois pas que Testart reste si muet que ça sur les raisons d'apparition du prix de la fiancée. Comme il l'écrit lui-même : "nous avons tiré argument (...) de l’intérêt (ou des motivations) des acteurs : le gendre et le beau-père". Je pense que c'est un point important des explications "à la Testart" : il considère que, dans une société donnée, les acteurs vont avoir tendance à agir selon les règles sociales en fonction de leur intérêt (ici, dans le cas du gendre : se libérer de ses obligations vis-à-vis du beau-père ; dans le cas du beau-père : tirer un maximum du gendre), et que ces stratégies sociales peuvent, à terme, contribuer à transformer les règles en vigueur. Dans ton billet, tu appelles ça "des motifs psychologiques", mais c'est plus que ça : c'est de la stratégie sociale, et à mon sens c'est généralisable.

      2) OK pour dire qu'il y a une question de degrés, et que, pour qu'un bien puisse devenir un jour un bien "de valeur", il faut qu'il représente une grande quantité de travail - soit parce qu'il est très élaboré (long à fabriquer, demandant un niveau de compétence élevé, etc), soit parce qu'il est très rare (et qu'il a donc été difficile à obtenir, qu'il a peut-être fallu donner beaucoup de choses en échange pour l'avoir, etc). Condition nécessaire mais pas suffisante ?!

      3) Pas mieux.

      4) Ah mais je n'ai pas parlé des "plus riches", j'ai parlé de ceux qui "se font payer le plus cher". Ceux qui possèdent les moulins ne se font payer par personne : ils se servent directement dans la caisse, ce qui est plus efficace à défaut d'être élégant...

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  2. Bonjour,
    a) Testart distinguait clairement les points qu'il tenait pour acquis et ceux pour lesquels il ne pouvait émettre que des hypothèses ; il tenait ainsi la question du passage du service de la fiancée au prix de la fiancée pour une question non résolue ; comment et pourquoi le passage d'un service (associé à une dépendance) à un bien (monnaie) pouvait avoir lieu - ce qui suppose bien plus qu'une simple "manipulation", un changement de "paradigme" comme on dit aujourd'hui ? Qu'est-ce qui permet de penser que ce passage se produit toujours pour la même raison et qu'il n'est pas (parfois) conjoncturel ? Je me pose la question de savoir s'il ne s'agit pas d'un de ces cas transitoires pour lesquels ce qui existait avant n'est plus vrai et ce qui existera plus tard ne l'est pas encore. Les sociétés de transition posent toujours des problèmes... et cela est vrai en Amazonie comme en Europe !!
    b) Le cas des Jivaros peut-il permettre la remise en question de la thèse générale de Testart sur les chasseurs-cueilleurs non stockeurs ? L'incompatibilité de ces sociétés avec la richesse est, avec cet exemple, remise en question ... mais je ne sais pas si les hypothèses de base de Testart sont bien vérifiées. En effet, les Jivaros sont des chasseurs-cueilleurs-horticulteurs, mais ce sont aussi des groupes qui ont été en contact (lointain ?) avec les Blancs. Or on sait que cela modifie profondément la structure sociale de tous les groupes primitifs qui sont dans le même cas. Le groupe des Indiens de la Côte Nord-ouest est certainement le mieux connu et on peut très difficilement tirer des enseignements généraux des potlatchs destructeurs d'immenses biens tels qu'ils ont eu lieu après le contact. Sait-on quelle était la structure sociale de ces Indiens avant toute rencontre avec la civilisation des Blancs ? Ce que montre le livre de Harner c'est l'effet du contact sur des groupes primitifs. Ceci étant c'est un problème tout à fait général de l'ethnologie et cela concerne aussi le contact avec tout autre groupe techniquement plus avancé et pas seulement celui avec les Blancs.
    c) "M. Harner note que ce développement du chamanisme et des inégalités de richesse qui lui sont liées est une conséquence récente de l'arrivée des machettes et des fusils, qui ont à la fois accru le niveau de productivité – et donc, le temps de loisir, et commencé à transformer les rapports sociaux."
    Je note que le même problème s'est posé, par exemple, en Nouvelle-Guinée (voir par exemple, Salisbury From Stone to steel), avec les mêmes conséquences sur la productivité et l'accroissement des affrontements et des guerres... mais sans que des chamanes s'enrichissent. La richesse est présente aussi dans les sociétés de la Côte Nord-ouest sans que les chamanes y tiennent le haut du pavé. Autre société, mêmes conséquences générales, autres conséquences particulières.
    (.../...)

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  3. d) Je n'ai aucune idée concernant le pouvoir des chamanes mais je constate la prégnance de la richesse dans la société jivaro ; dans ces conditions, l'établissement d'une monnaie est beaucoup moins étrange (on retrouve ici le vieux problème de l'œuf - la monnaie - et de la poule - la richesse) ; qu'elle prenne la forme d'un objet nécessairement rare, durable et entouré d'un prestige important dans une société guerrière ne me semble pas stupéfiant. La question de savoir ce qui fait qu'un objet sert de monnaie est certes une question intéressante mais je ne suis pas sûr qu'on peut y répondre dans tous les cas ; on peut simplement énoncer quelques unes des qualités que doivent posséder ces objets pour être des monnaies dites de prestige (qui servent dans le wergeld, le prix de la fiancée et certaines amendes), en particulier pouvoir être durables, prestigieuses (et cela dépend de la société), et avoir probablement bien d'autres qualités : ici ce seront des fusils, des canons portugais, des gong chinois, là d'énormes blocs de pierre taillés quasiment intransportables, ailleurs des barres de sel, etc.
    A propos du "prestige" d'un bien : l'idée de l'"esprit" d'une société intervenait assez souvent chez Testart, et elle n'était pas expliquée mais pouvait (peut-)-elle l'être ?
    e) Quant aux plus riches, cela dépend aussi de la civilisation et de l'histoire. Chez les Jivaros, ce sont les chamanes qui ont la position sociale dominante. A une autre époque et en d'autres lieux, c'étaient les plus forts, ceux qui possédaient les moulins... à eau !

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  4. Hello

    Là, c'est difficile de répondre à la fois à Jean-Marc et à Maurice. La forme du blog / commentaires n'est pas l'idéale pour une discussion à plusieurs. Je vais faire de mon mieux :

    a) Testart explore effectivement les motivations / stratégies des acteurs. Il explore également les formes matérielles par lesquelles le service peut se transformer en bridewealth. Mais le point que je veux souligner, c'est qu'on sait que cette transformation s'effectue (dans le cas normal) corrélativement au passage au stockage alimentaire. Et, je ne crois pas que Testart ait jamais cherché à intégrer cela dans les raisonnements sur les motivations / stratégies. Dit autrement : pourquoi les acteurs trouvent-ils avantageux de passer au bridewealth lorsque la société se met à stocker ? Et corrélativement, pourquoi n'est-ce pas le cas en absence de stockage ? C'est sur ce point que, je crois, l'exemple Jivaro peut être utile : de manière un peu paradoxale, en montrant comment un bien extérieur provoque le passage à la richesse, il montre peut-être ce qui, dans le stockage, provoque ce passage.

    b) Je ne crois pas que les Jivaros remettent vraiment les idées de Testart en cause ; je m'en servais plutôt pour explorer un aspect qu'il avait, je crois, négligé (cf point précédent)

    c) Oui, Maurice, entièrement d'accord avec toi : la manière dont les différentes sociétés réagissent semblablement et/ou différemment à un même choc extérieur doit pouvoir nous apprendre pas mal de choses sur leur structure et leur dynamique. Et pan, encore un boulot sur le tapis....

    d) Je soulignais simplement l'opposition entre biens utiles / biens inutiles. Il me semble que le choix d'utiliser comme monnaie des biens utiles est assez rare (et cette rareté, sauf erreur, est soulignée par Testart). Je ne sais pas s'il y aurait quelque chose à tirer de la question "pourquoi certaines sociétés ont fait ce choix et d'autres non", mais je m'interroge, docteur, je m'interroge.

    Quant aux moulins et aux vendeurs de vent, je reconnais que Jean-Marc marque point. Mais quand même, c'est pas vraiment du jeu.

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  5. Commentaire elliptique mais essentiel : je continue à réfléchir sur cette question du passage aux paiements et, en me relisant, je me rends compte que j'ai mélangé deux choses totalement différentes. A savoir d'une part, la durabilité du bien fabriqué, d'autre part, le fait que sa fabrication exige une importante quantité de travail. Le deuxième point joue, je crois, un rôle essentiel dans la transition, alors que le premier n'en joue aucun.

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