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Des dons, des échanges et des autres modes de transferts des biens

La manière dont on transfère les biens dans les différentes sociétés est une des questions les plus anciennes et les plus fondamentales de l'anthropologie sociale. Dans son fameux Essai sur le don (1923), Marcel Mauss avançait l'idée que, dans toutes les sociétés précapitalistes, le mode de transfert privilégié était le don ; mais un don étrange, qui n'en avait que l'apparence : en réalité, sous la forme du don se dissimulait l'échange, et sa « triple obligation » : celle de donner, celle de recevoir et celle de rendre. Le travail de Mauss fit autorité, au moins en France, et constitue encore aujourd'hui une telle référence qu'un mouvement s'est donné son nom comme acronyme (M.A.U.S.S. : Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) et publie une revue savante depuis plus de trente ans.

Il a fallu attendre la Critique du don d'Alain Testart (Syllepse, 2007) pour que non seulement les analyses ethnologiques, mais plus encore, les catégories elles-mêmes utilisées par M.Mauss, soient soumis à une discussion rigoureuse. De celle-ci ressortait notamment que Mauss, ayant employé dès le départ des concepts équivoques (dont le monstrueux « don-échange ») ne pouvait que conclure au caractère ambigu des transferts de biens dans les sociétés primitives. Alain Testart plaidait, à l'inverse, pour une définition précise des différents modes de transferts de biens, seule capable de servir ensuite une analyse sociale juste. Les résultats d'Alain Testart furent ensuite repris et prolongés par François Athané, dans une Histoire naturelle du don parue aux PUF en 2011.

1. Brève présentation de la typologie des transferts

Pour résumer en quelques mots très rapides la thèse principale de ces deux ouvrages : il est indispensable d'établir une première différence, radicale, entre le don et l'échange. Cette différence, nous la connaissons bien, car si nous pouvons envisager de ne pas rendre un cadeau reçu, c'est une toute autre affaire que d'emporter une marchandise dans un magasin sans la payer. À moins que le vendeur nous la cède en disant : « c'est cadeau ! », ne rien fournir en échange d'une marchandise est un vol, susceptible de donner lieu à des poursuites pénales. En revanche, ne pas rendre un cadeau que vous a fait la tante Agathe ne peut en aucun cas mener à de telles conséquences. Peut-être vous en voudra-t-elle ; au pire rompra-t-elle toute relation avec vous. Mais en aucun cas elle ne pourra aller demander à la police de se saisir de vos biens pour l'indemniser : car aux yeux de la société, vous ne lui devez rien qui puisse justifier l'exercice de la contrainte.

C'est en cela que réside la différence entre un don et un échange : l'échange est un transfert nécessairement accompagné d'un transfert en sens inverse, ces deux transferts étant la condition nécessaire l'un de l'autre. Autrement dit, il y a échange lorsque le transfert est lié à une contrepartie exigible au sens juridique du terme — on peut en appeler légitimement à la force si elle n'est pas fournie. Un don peut être accompagné d'un transfert en sens inverse (un contre-don), mais celui-ci n'est jamais exigible : le récipiendaire peut se sentir obligé de rendre une contrepartie, mais cette obligation reste purement morale ; en cas de non-respect, cette obligation est très différente dans ses conséquences de l'obligation de respecter la loi.

Alain Testart poursuivait son analyse en faisant remarquer que tous les transferts dépourvus de contrepartie exigible ne sont pas des dons. Là encore, il suffit de puiser dans notre expérience pour le savoir. Nous connaissons tous la différence entre l'impôt sur le revenu et un don à l'État : on n'a pas d'autre choix que de payer ses impôts, alors qu'on est toujours libre (au sens juridique) de faire un don. On retrouve là aussi le critère d'exigibilité, c'est-à-dire la possibilité de recourir légitimement à la force en cas de non-versement : l'impôt est exigible, tandis que le don ne l'est pas. « L'obligation de donner » dont parle Mauss est donc tout au plus une obligation morale ; un don qui serait exigible (en dernier recours, par la force), par définition, nest plus un don. Selon l'appellation proposée par A.Testart, il s'agit d'un « transfert du troisième type », en abrégé : « t3t ».

Celui-ci propose donc une division tripartite des transferts : l'existence d'une contrepartie exigible définit l'échange par opposition au don. Et le fait que le transfert lui-même, indépendamment de sa contrepartie éventuelle, soit exigible ou non, sépare le don du t3t.

Un des principaux apports de F.Athané à la classification qui précède a été de mettre en évidence l'existence de transferts qui sont exigés sans être (légitimement) exigibles. Ainsi en va-t-il du vol, de la razzia, etc. On pourrait arguer du fait que ces transferts restent relativement marginaux. Mais, d'une part, une classification se doit d'être exhaustive, et de ne pas laisser de côté quelque forme que ce soit, fût-elle rare ; d'autre part, il est des régions, ou des époques où ces transferts revêtent une importance cruciale. F.Athané donne ainsi l'exemple du haut Moyen-Âge, où la redistribution du butin de guerre jouait un rôle essentiel dans la structuration des clientèles dirigeantes.

F.Athané remarque que ces transferts dépassent ceux qui sont à proprement parler « exigés ». Certains vols, abus de confiance ou détournements, s'effectuent à l'insu de leur victime, voire avec son approbation. La tromperie est donc un moyen tout aussi efficace que la force de procéder à de tels transferts. Voilà pourquoi il semble opportun de les rassembler sous l'appellation générale de transferts illégitimes.

Ayant accepté la division tripartite des transferts légitimes proposée par A.Testart, c'est fort logiquement que F.Athané propose de les qualifier de « t4t » (transferts du quatrième type).

2. Le problème de l'échange obligatoire

A.Testart, suivi par F.Athané, conteste qu'on puisse définir l'échange par le caractère libre, ou volontaire, de la transaction. Il existe selon eux des échanges obligatoires, où la puissance publique contraint au moins un des échangistes à se défaire d'un bien. La transaction étant liée à la présence d'un partenaire fournissant une contrepartie, il s'agit bel et bien d'un échange. La contrainte, au minimum, porte sur le premier échangiste et sur le bien qu'il doit céder, tout en le laissant libre de son partenaire et de la contrepartie : ainsi en va-t-il du démantèlement d'un trust. Elle peut s'étendre au partenaire et/ou au montant de la contrepartie : A.Testart invoque l'exemple de l'Égypte ptolémaïque, où les paysans étaient tenus de vendre leurs récoltes d'oléagineux à l'État, qui les leur payait à un prix décidé par lui.

Un paysan dans l'ancienne Égypte.
représentation située dans la tombe de Sennedjem, vers -1200
J'avoue être assez peu convaincu par ces exemples. Mes connaissances en matière de droit des affaires sont loin d'être à toute épreuve, mais lorsque la puissance publique ordonne le démantèlement d'un trust, ou même, la liquidation d'une entreprise, j'ai un gros doute sur le fait qu'on puisse encore dire que l'ancien propriétaire reste encore maître de quoi que ce soit. J'ai au contraire l'impression que l'État se substitue à lui, et vend à sa place ses (anciens) biens, affectant le produit de cette vente aux différents créditeurs.

Le cas de l'Égypte des Ptolémées me paraît encore plus discutable. Si la vente du grain à l'État est obligatoire, et que c'est lui qui en décide le prix, je ne vois pas très bien ce qui empêche de parler d'impôt (s'il sort gagnant de la transaction) ou de subvention (s'il achète à perte). Pour poser le problème autrement : dès lors que l'État ne respecterait pas sa part de « l'échange », quel serait le recours des paysans ? En quoi le paiement de l'État serait pour eux, de droit et de fait, exigible ? Si, comme je le pressens, on doit répondre à cette question en disant « en rien » (ou pas grand chose), alors cet échange obligatoire se révélerait être en fait un t3t accompagné, en sens inverse, d'un don de la part de cet État qui ne serait en réalité obligé de rien.

Toutes ces difficultés peuvent être levées en considérant que les transferts légitimes obéissent à une division fondamentale non en trois, mais en quatre catégories, définies par le croisement de deux critères (je fais ici abstraction des transferts illégitimes signalés par F.Athané). Ces deux critères sont :
  1. le caractère exigible de la contrepartie (qui sépare le don de l'échange)
  2. le caractère exigible du transfert lui-même (qui sépare d'un côté le don et l'échange libre, de l'autre le t3t et l'échange obligatoire)
On a donc :


Contrepartie non exigible Contrepartie exigible
Transfert non exigible don échange libre
Transfert exigible t3t échange obligatoire


L'avantage de cette présentation paraît double. Tout d'abord, on gagne en cohérence, dans la mesure où l'exigibilité du transfert et du contre-transfert jouent maintenant un rôle symétrique ; dans la présentation initiale, le caractère non contraint du transfert était retenu pour distinguer le don du t3t, mais ignoré pour distinguer les différentes sortes d'échange. Ensuite, elle permet une double lecture selon la problématique : si celle-ci porte sur la liberté de la transaction, le tableau peut être lu en ligne (don + échange libre versus t3t + échange obligatoire). Si la problématique concerne la présence d'un contre-transfert exigible, le tableau se lit en colonne (don + t3t versus échanges libre + obligatoire).

3. Des transferts exigés, mais non exigibles

Autant la catégorie des « t4t » identifiée par F.Athané recouvre incontestablement une certaine réalité, autant définir précisément les contours de cette réalité soulève des difficultés redoutables. F.Athané définit les t4t, en disant qu'il s'agit de transferts exigés et obtenus mais non exigibles a) vis-à-vis des membres d'une même société (ex : le vol, le racket). b) vis-à-vis des membres d'une autre société (ex : le pillage de guerre). Autrement dit, ce sont des transferts de guerre, privée dans le premier cas, publique dans le second.

« Les misères et les malheurs de la guerre — le pillage »
gravure de 1633
On ne peut souscrire à une autre définition, avancée en passant (p. 227), selon laquelle il s'agirait de « transferts non consentis ». Comme F.Athané le fait lui-même remarquer, le consentement de celui qui cède le bien est un critère très glissant pour déterminer la limite entre t3t et t4t ; en l'adoptant, tout impôt, toute réparation et toute amende, serait susceptible de tomber dans la catégorie du t4t, pour peu que ceux qui doivent s'en acquitter en contestent la légitimité. Ainsi, la catégorie de t3t serait virtuellement vidé de sa substance. Or, il existe bel et bien une différence objective entre un transfert tenu pour légitime (par la société) et un transfert tenu pour illégitime. Si celle-ci a recours à la force, ce sera dans le premier cas pour faire effectuer le transfert, dans le second cas pour l'annuler.

En fait, on rejoint ici la question plus large du point de référence selon lequel il convient de juger de la légitimité d'un transfert. Outre ce que l'on vient de dire sur le point de vue de celui qui cède le bien, il faut ajouter à la suite de F.Athané que prendre systématiquement le point de vue inverse, celui du preneur de biens, aboutit à une aporie inverse : cette fois, c'est la catégorie du t4t qui se vide de toute substance. Un pillage, un vol, un racket seraient légitimes du fait que leurs auteurs les considèrent comme tels, et donc comptés comme t3t, au même titre que les impôts. Le transfert illégitime deviendrait une coquille vide.

On peut reprocher à F.Athané, après avoir signalé cette difficulté, de l'écarter sans la résoudre véritablement (p. 229). C'est cette absence de solution nette qui explique que lorsqu'il dresse son arbre général de classification des transferts (p. 235), le t4t soit le seul des types fondamentaux à n'être pas décomposé en catégories plus fines.

Je me permettrai donc d'avancer une proposition qui, à défaut de résoudre tous les problèmes, permet il me semble d'avancer quelque peu. Elle consiste à dire que la légitimité d'un transfert, ainsi que l'exigibilité de son éventuelle contrepartie, doivent être évalués à la fois par rapport aux normes régissant la société dans laquelle ce transfert ce déroule, et par rapport aux agents impliqués dans le transfert.

F.Athané fournit d'ailleurs à plusieurs reprises les éléments de cette solution : ainsi, lorsqu'il évoque le don que fait un cambrioleur du produit de son larcin à l'élue de son cœur. Peu importe ici que l'objet du don soit détenu illégalement ; tout au plus, son nouveau détenteur pourra-t-il en être légitimement dépossédé par les autorités, si elles lui mettent la main dessus. Dans un ordre d'idées voisin, un achat de stupéfiants, bien qu'illégal, n'en est pas moins un échange. Son illégalité introduit cependant un élément distinctif par rapport à l'échange légal : si l'un des échangistes estime que l'autre partie n'a pas rempli ses obligations (en ne payant pas, ou en fournissant de la marchandise de mauvaise qualité) il ne pourra faire intervenir que sa force privée, et illégale aux yeux de la société, pour tenter de faire valoir ce qu'il estime être son bon droit.

Je propose donc d'appliquer aux transferts illégitimes (aux yeux de la société) la même série de critères qu'aux transferts légitimes (toujours aux yeux de la société). Dans cette perspective, le tableau présenté précédemment apparaît donc comme inventoriant les seuls transferts légitimes (encore une fois, aux yeux de la société). Il convient donc de lui ajouter une troisième dimension, « en profondeur », portant sur les transferts socialement illégitimes. Cette troisième dimension peut tout aussi bien figurer dans un second tableau, que voici :


Transferts
socialement illégitimes
Contrepartie non exigible Contrepartie exigible
Transfert libre [1] don [2] échange libre
Transfert contraint [3] t4t [4] échange obligatoire ?


Quelques mots s'imposent à propos des en-têtes des lignes, qui n'ont pas été repris tels quels du tableau des échanges légitimes. Il semble en effet difficile, et en tout cas ambigu, de parler de transferts exigibles lorsque ces transferts sont illégaux (un vol, s'il peut à la rigueur être dit « exigé » n'est certainement pas « exigible »). On a donc préféré parler de transferts libres et contraints, un vocabulaire qui reprend la notion d'exigibilité en la transposant au monde de l'illégalité. L'exigibilité de la contrepartie, elle, me paraît poser moins de problèmes, pour peu qu'on garde en tête qu'il s'agit d'un exigibilité du point de vue de l'acteur du transfert principal, et non de celui de la société dans son ensemble.

Ainsi, on retrouve dans les cases [1]et [2] les exemples évoqués précédemment : don du produit d'un cambriolage, achat de produits stupéfiants.

La case [3] correspond au t4t. Celui-ci concerne, de manière non exhaustive :
  • les transferts contraints et illégaux internes à une société : vol, racket, etc.
  • les prélèvements contraints et illégaux subis par une société au profit une société extérieure.
En clair, la razzia (et tout pillage de guerre) est incontestablement un t4t du point de vue de la société qui la subit. Du point de vue de la société qui l'inflige, il y a deux possibilités.
  1. la razzia n'est pas la politique officielle de cette société. Ceux qui s'y livrent le font à titre privé et sont susceptibles de poursuites judiciaires de la part de leurs propres autorités. En ce cas, même du point de vue de la société qui s'y livre, la razzia est un transfert illégitime de type t4t, au même titre que le vol ou le racket.
  2. la razzia représente la politique officielle de la société qui la pratique ; en ce cas, du point de vue de cette société, elle est un transfert légitime (un t3t).
Le cas n°2 ouvre donc la possibilité qu'un même transfert soit qualifié de t3t ou de t4t selon la société de référence. Je ne crois pas qu'il y ait le moindre problème logique à cela ; ce qui caractérise la razzia est en effet le fait qu'elle intervient en effet entre deux sociétés différentes dont aucune n'englobe l'autre. En pareil cas, il n'y a aucune raison de privilégier un point de vue de référence contre l'autre ; ce qui peut être un t3t du point de vue du pilleur (car légitime) est un t4t du point de vue du pillé. Cette situation est différente de celle du vol, qui intervient au sein d'une même société ; là, il y a bien divergence entre les deux points de référence que sont d'une part le voleur, de l'autre la société dans son ensemble. Mais du fait que le voleur vit dans la société, et non en-dehors ou à côté d'elle, il sera toujours susceptible d'être dépossédé de son butin et condamné à une peine, ainsi qu'au versement d'une amende et de dommages et intérêts (t3t). Dans ce cas, pour juger de l'illégitimité du transfert, on est donc en droit de privilégier la norme sociale sur l'opinion personnelle du voleur.

La case 4, pour finir, semble aussi rare dans l'illégalité qu'elle l'est dans la légalité. Peut-être faudrait-il y ranger le cas du mafieux qui exige du commerçant une somme d'argent « en échange » de sa protection. Toutefois, on ne voit pas très bien, étant donné le rapport de forces, en quoi cette protection serait exigible, même simplement de facto, par celui qui est censé en bénéficier, au cas où le mafieux manque à sa parole. En fait, la grande différence avec la même case dans le tableau des échanges légaux était que l'autorité qui forçait à l'échange pouvait être distincte des échangistes — avec ce cas limite de l'Égypte ptolémaïque, où l'un des deux échangiste était l'État, et où, de ce fait, parler d'échange (obligatoire) semble hautement sujet à caution. Dans le cas d'un échange illégal forcé, la contrainte provient, je crois, nécessairement d'un des deux échangistes, ce qui pose systématiquement le problème de l'exigibilité de la part de l'autre partie. Je laisse donc un point d'interrogation sur cette possibilité, qui relève peut-être de l'absurdité logique.

4. Des problèmes posés par l'échange non marchand 

On voit donc les difficultés qu'il peut y avoir à caractériser sans ambiguïté certains transferts.

Alain Testart, plus que tout autre, avait repéré cette difficulté et avait discuté en détail de certains cas, particulièrement importants dans la réalité ethnographique. C'est ainsi qu'il consacre de longs paragraphes à l'échange non marchand, par opposition à l'échange marchand. L'échange marchand est celui où la mise en vente du bien est indépendante du lien personnel pouvant unir le vendeur à l'acheteur ; à la limite, ce lien n'existe plus : le marché est un lieu anonyme, où n'importe qui peut acheter n'importe quoi à n'importe qui. À l'inverse, un échange non marchand est un échange conditionné par le lien personnel préalable qu'entretiennent les futurs contractants. Il est la forme d'échange prééminente dans les sociétés anciennes, qui ignorent le marché et qui sont tout entières pétries de liens de personne à personne. 

Une phase du cycle d'échanges kula (île Trobriand - Mélanésie)
Le chef hôte (à droite) donnera des bracelets contre un collier
apporté par le chef visiteur (deuxième à partir de la droite) présenté sur une perche.
Dans son article « échange marchand, échange non marchand » (Revue française de sociologie, 2001, 42-4. pp. 719-748), Alain Testart met en regard les illusions produites par les deux formes d'échange. Celle produite par l'échange marchand est bien connue des marxistes : il s'agit du fétichisme de la marchandise, qui fait passer pour une propriété des choses ce qui est au fond un rapport entre les hommes. Si une baguette vaut 1 € et une automobile 10 000 €, cela ne tient pas à un caractère intrinsèque des baguettes ou des voitures, mais au fait que les producteurs de baguettes et de voitures agissent dans des conditions techniques et sociales déterminées, et qu'ils entrent en relation de manière anonyme, par l'intermédiaire de leurs produits (j'en profite pour recommander la lecture de cette partie des excellents Essais sur la théorie de la valeur de Marx d'Issac Roubine, qui expose avec une clarté absolue cette théorie du fétichisme).

Inversement, écrit Alain Testart :
« si la forme marchande engendre son illusion, la forme non marchande peut aussi engendrer la sienne. Celle qui s'insère dans une relation d'amitié - la seule dont nous parlerons - engendre l'illusion selon laquelle il ne s'agirait que de dons et de contre-dons. Cet échange prend l'apparence d'un échange de cadeaux. C'est ce qu'ont très bien vu quelques auteurs. Colson, à propos des BaTonga, que nous citions tout à l'heure, après avoir indiqué que la relation d'amitié permettait les "activités commerciales", ajoute que "les transactions étaient exprimées en termes de dons". Thurnwald (1932, p.152), commentant le cas des Kpelle, note que les visites entre amis d'échange constituaient un véritable business, mais que "l'échange de biens était travesti sous les apparences d'un échange de cadeaux". Harding (op. cit., p. 167), enfin, écrit : "Un homme formule et justifie sa requête par le seul besoin qu'il a de la chose demandée : il  ne la fait jamais dépendre d'aucune condition, ni d'un bien qu'il pourrait promettre de rendre, ni d'un bien qu'il a pu déjà avoir donné. En un sens, le don et le contre-don, qui n'ont jamais lieu en même temps, sont vus comme des actes sans liens entre eux." Je crois qu'ici cet auteur fait  un peu plus que les autres, voyant comme eux l'illusion, mais montrant aussi très concrètement le mécanisme de cette illusion : il n'est fait nulle mention d'une promesse à rendre, comme pour ne pas froisser la susceptibilité de l'« ami »; encore moins lui rappelle-t-on qu'il est en dette, si c'est le cas, pour des raisons plus évidentes encore; les actes successifs, qui en réalité se répondent et se groupent deux par deux  en tant que cessions et contre-cessions, apparaissent comme sans liens entre eux; disparaît alors de la scène ce qui constitue l'essence même de l'échange, le fait qu'il s'agisse de cession conditionnelle (à condition que l'autre cède autre chose en contrepartie), et l'échange peut désormais n'apparaître plus que comme une  suite d'actes fondés sur la seule liberté de chacun et les bons sentiments dans lesquels il se trouve à l'égard de son partenaire. »
Ce n'est toutefois pas uniquement dans l'esprit des participants que l'échange tend à prendre la forme du don. Dans la réalité elle-même, la frontière tend à s'effacer, et la ligne de démarcation (l'exigibilité de la contrepartie) apparaît souvent plus théorique que réelle :
« Un dernier élément, enfin, contribue à rapprocher du don l'échange non marchand entre amis : ce sont les modalités possibles de la sanction en cas d'absence de contre-transfert. Sans doute est-ce le droit à réclamer la contrepartie qui caractérise l'échange et la légitimité de recourir au besoin à la violence qui distingue l'échange du don. Mais, quelle que soit la raison du non-retour, trahison de l'ami, mauvaise grâce ou simple  impossibilité matérielle, ce n'est que très rarement que l'on aura recours à ce moyen ultime. Il faudrait pour  cela mobiliser ses parents, tous ceux qui peuvent et sont disposés, pour une raison ou une autre, à donner  un coup de main ; c'est toujours une opération risquée, c'est une guerre. C'est pourquoi l'on se contentera en général de rompre la relation qui existait entre les deux amis : on  n'échangera plus et on n'aura plus aucun rapport avec lui. Or c'est très précisément ce que fait un donateur vis-à-vis d'un récipiendaire ingrat qui ne fournit pas de contre-don. Le mode de sanction habituel de l'échange entre amis se trouve être le même que dans le don. »
Alain Testart ajoute alors en note :
« C'est aussi pourquoi il est si difficile de démêler dans les données ethnographiques ce qui est don et ce qui est échange entre amis : le mode courant de sanction est le même, et ce n'est que la présence, ou la possibilité admise comme légitime, d'un mode rare (et d'autant plus que les sociétés étudiées le sont toujours dans le contexte colonial), le mode violent, qui en toute rigueur peut fournir le critère décisif. »
Nous voilà donc revenus sinon au point de départ, du moins très près de lui. Marcel Mauss, en usant de concepts mal définis, s'était en quelque sorte lancé sans boussole dans l'exploration d'un territoire mal connu. Mais son intuition avait pressenti qu'entre le don et l'échange, il existe une zone grise qui ne se laisse pas si facilement appréhender. Alain Testart, lui, a effectué son parcours guidé par des instruments d'une précision chirurgicale ; il rencontra néanmoins la même zone grise. La différence — mais elle est de taille — tient au balisage rigoureux du chemin emprunté, et au caractère beaucoup plus circonscrit de ce territoire ambigu. Là où Marcel Mauss le voyait s'étendre à la presque totalité des transferts précapitalistes, Alain Testart en a considérablement réduit le périmètre, en excluant des vastes zones dont il a montré que les unes relevaient du don pur (dont le potlatch, exemple phare chez Mauss), les autres du t3t ou de l'échange marchand.

5 commentaires:

  1. Petite remarque. Il me semble que le livre "Critique du du don" date de 2007 et non 1997 :-)

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    1. Bonjour, j'ai lu récemment votre article et d'autres de Testart sur ces sujets du don, de la réciprocité, de l'échange. Je les ai lu en même temps qu'un autre qui me questionne. Il est issu d'une conférence de et rédigé par l'anthropologue Charles Mac Donald et se trouve ici : https://anarchogregaire.wordpress.com/2e-conference. Le connaissez-vous? Il porte sur la notion de "partage" et s'appuie notamment sur Woodburn. "C’est [...] à Wooddburn, le spécialiste des Hadza, que revient le mérite d’avoir été un des tout premiers à avoir mis en lumière aussi fortement la distinction entre échange et partage, dans son article intitulé « Le partage n’est pas une forme d’échange ». Il n’y a pas en effet de réciprocité impliquée par la transaction, écrit Mac Donald : il n’y a pas d’obligation à rendre, pas de contre-don. Il est donc inadéquat d’appliquer la notion de réciprocité à cette forme de répartition des biens."
      Mac Donald écrit aussi : "Mauss, Sahlins et pratiquement tous les autres anthropologues ont manqué une autre dimension importante dans les transactions et les prestations ; cette dimension est celle du partage qui s’est dissimulée sous les traits du don gratuit ou de la générosité pure. On a confondu le partage comme forme de redistribution avec la réciprocité généralisée ou « pooling ». Ce n’est absolument pas la même chose."
      J'aimerais connaître votre point de vue sur la place du partage vis-à-vis de la typologie que vs travaillez, et sur cette notion elle-même. Merci. Fred.

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    2. Comme cela fait plusieurs fois que je me dis que cette question mériterait bien un billet, vous venez de m'en donner l'occasion. Réponse d'ici quelques jours... ;-)

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