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À propos d'Emmanuel Todd et de son Origine des systèmes familiaux

J'ai reçu le courrier suivant, sous forme d'un commentaire à l'un des posts. Il m'a semble plus justifié d'y consacrer un nouveau sujet :
Bonjour,
J'ai lu avec beaucoup d’intérêt ton livre.
As-tu un avis sur le dernier livre de todd ?
et la thèse qu'il y a derrière sur le fondement de l'inégalité ?
Merci de ta réponse
Bien cordialement
Caseira - www.vosstanie.org
En fait, je n'ai que très récemment appris qui était Emmanuel Todd. C'est à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage, l'origine des systèmes familiaux, qui lui a valu d'être invité dans maintes émissions télévisées ou radiophoniques, que j'ai découvert ce chercheur et ses principales thèses.

Il faut être bien clair : je n'ai pas lu E. Todd. J'ai regardé quelques interviews, balayé internet à son sujet, et été feuilleter son (gros) livre, en particulier le premier chapitre. Mais tout ce que je peux en penser ne procède que d'une première impression. Ce n'est en aucun cas un avis motivé par une étude attentive.

La thèse essentielle de son dernier livre, telle qu'il la résume lui-même, est de partir à la recherche de la forme familiale originelle. Quête qu'il n'est pas le premier à entreprendre, puisque cette problématique occupa largement l'anthropologie de la fin du XIXe, avec des polémiques acharnées entre ceux qui arguaient de l'existence d'un stade de promiscuité primitive (Bachofen, Morgan) et ceux pour qui l'humanité des origines connaissait déjà (et uniquement) la cellule familiale actuelle, père - mère - enfant (Westermarck). C'est sans une hésitation que E. Todd se situe du côté des seconds. Soit.

J'ai été néanmoins un peu surpris de ses arguments : tout son ouvrage est en effet circonscrit aux sociétés historiques. La famille originelle et universelle qu'il prétend avoir débusquée, quand bien même le raisonnement serait valide, ne serait que la famille originelle des sociétés à écriture. Reste toute de même l'immense période qui les a précédées, connue sous le nom de préhistoire, et qui ne représente tout de même pas rien. Lors de son passage dans le journal d'Elise Lucet, E. Todd n'hésitait d'ailleurs pas à dire que la famille nucléaire (puisque c'est son nom) était déjà celle "de l'homme des cavernes", expression si surannée qu'elle laisse un peu coi quant au sérieux de l'intellectuel qui l'emploie de nos jours.

Sur ma faim, j'ai donc été feuilleter le premier chapitre de son livre, consacré aux recherches anthropologiques, et je n'ai vu (en diagonale, je le répète) qu'un résumé unilatéral, affirmant que l'anthropologie avait établi sans aucun doute possible depuis longtemps l'antériorité de la famille nucléaire. Vive Westermarck, Lowie et Radcliffe-Brown, et exit tous ceux qui ont pu, à un degré ou à un autre, contester cette vision totalement apologétique (j'en dis deux mots dans le livre, mais la prochaine édition comportera quelques phrases plus nettes à ce sujet). Aucun argument nouveau, aucun état même de la polémique et du débat scientifique depuis un siècle. On cite abondamment les chasseurs-cueilleurs "nucléaires" (pour la famille, pas pour l'énergie !) : Andamanais, Bushmen, et on "oublie" joyeusement tous les autres : les Australiens, qui étaient systématiquement polygames, les Inuits, dont la "famille" se permettait à peu près tous les péchés possibles vis-à-vis de la morale chrétienne, ceux d'Amazonie qui, mon Dieu, ne valaient guère mieux, etc. L'illusion est parfaite et le tour est joué. Circulez, y a rien à voir, et surtout pas ces horreurs telles que la polygynie, la polyandrie, les familles que nous dirions recomposées, etc., qui sont pourtant monnaie courante dans la plupart des sociétés primitives (sans parler d'études sur l'ADN qui établissent aujourd'hui une très forte présomption en faveur d'une large polygynie dans les sociétés du Paléolithique).

Pour le reste, j'ai cru comprendre que la thèse maîtresse d'E. Todd, qui fait hausser depuis des décennies les épaules de bien des spécialistes en géographie humaine, consiste à dire que la société est fondamentalement déterminée par sa forme familiale. Ce sont ainsi les formes de famille qui expliquent ici le vote pour tel ou tel parti, ailleurs la naissance du capitalisme ou ses difficultés d'implantation, etc. Une telle thèse me paraît tellement faible que j'ai du mal à croire qu'on puisse la défendre sérieusement.

En revanche, j'avoue ne pas savoir ce que dit E. Todd sur la naissance des inégalités... mais je suis naturellement prêt à poursuivre le dialogue avec qui voudra bien éclairer ma lanterne sur ce point (ou sur un autre) !

7 commentaires:

  1. Re salut
    Effectivement en ce qui me concerne j'ai plus que du mal avec la famille nucléaire "essentialisée" !

    Pages 546-547 (et la suite :550) de son livre le développement de sa thèse est assez claire.
    La conclusion s'impose sur le pourquoi de la patrilinéarité patrilocale et donc une L'inégalité...
    Bien sûr et comme toujours "l'histoire comme à Sumer " ceci pour le "meilleur des modèles" !
    presque "franco-centré" quasi républicain !

    Caseira
    vosstanie@gmail.com

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  2. Il y a un temps pour se taire et un temps pour parler.
    [L'Ecclésiaste.]

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  3. Je dirais même plus : il y a un temps pour parler et un temps pour se taire.

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  4. Intéressant, mais je ne comprends pas trop bien l'intérêt de votre argumentation. En supposant que l'on démontre que la famille "pas nucléaire" a effectivement existé, ça nous amène à quoi? Si j'ai bien saisi, à montrer que ladite famille nucléaire n'a pas (forcément) toujours été la norme, ou n'a pas toujours été l'unique norme, et donc à légitimer les autres types de famille (?).

    Comme si elles en avaient besoin. C'est que tout cela ne nous dit rien de la 'pertinence' (si je puis m'exprimer ainsi) de tel ou tel modèle familial. Et en l’occurrence, pour la pertinence des modèles polyamoureux, polygames et autres familles recomposées, on repassera. Qu'on demande leur avis aux enfants de divorcés (au fond d'un bar et en dehors des émissions de télé) ou qu'on écoute les témoignages de l’inénarrable Catherine M, et la joie des femmes de polygames, ne nous fait pas regretter notre bon vieux modèle traditionnel (qui l'est de moins en moins). Tout au contraire, on sent plutôt l'urgence à y revenir.

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  5. Il y a, je crois, deux niveaux à cette discussion.

    Le premier relève de la connaissance scientifique pure – et c’est celui sur lequel je m’exprimais dans ce billet : la thèse d’E. Todd (et de bien d’autres), qui affirme l’antériorité de la famille nucléaire sur toutes les autres formes de famille est-elle fondée ? Je maintiens que non, et que les arguments qu’on présente depuis un siècle à l’appui de cette idée relèvent soit de l’omission des faits qui invalident la thèse, soit de jeux rhétoriques qui visent à faire croire qu’on a toujours une famille nucléaire même quand ce n’est pas le cas.

    Après, il y a la manière dont cette connaissance vient éventuellement justifier telle ou telle prise de position. Vous pensez que combattre l’idée que la famille nucléaire serait la forme originelle universelle mène, d’une manière ou d’une autre, à légitimer d’autres formes familiales. Il serait plus juste de dire que ce sont ceux qui veulent à tout prix, et quitte à tordre le cou aux faits, faire de la famille nucléaire la forme familiale « par excellence », qui ont une idée derrière la tête.

    Contrairement à ce que vous semblez penser, démontrer le caractère très relatif et culturel de la famille nucléaire ne revient pas obligatoirement à légitimer des institutions telles que la polygamie, loin de là. Mais si celle-ci est effectivement une prison pour les femmes, je ne suis pas certain que la famille monogame soit en elle-même forcément si différente de ce point de vue. Sur un autre plan, je suis convaincu qu’être enfant de divorcé(e)s n’est effectivement pas drôle. Mais sans doute guère moins qu’avoir des parents qui se haïssent.

    Quant à préconiser le retour à notre « bonne vieille famille traditionnelle » pour guérir les maux sociaux actuels, il me semble que la fin du chômage de masse, une réelle égalité des salaires pour les femmes, une législation qui oblige un peu plus strictement les pères à assumer la charge de leur progéniture en cas de séparation et globalement, une authentique prise en charge collective, par la société, de l’éducation et des besoins matériels des enfants feraient plus que n’importe quelle recette familiale – au demeurant inapplicable.

    Bien cordialement

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  6. Je suis à vrai dire ébahi par votre commentaire, M. Darmangeat, au sujet de l'ouvrage de Todd, que vous n'avez pas lu !
    Todd ne propose aucune lecture de l'histoire de la famille au néolithique puisqu'il aborde cette question en historien. Il se cantonne donc, si j'ose dire, à la période historique, depuis l'invention de l'écriture. Il se base donc sur les travaux des anthropologues (une centaine de pages de bibliographie). Contrairement à ce que vous prétendez, vous ne trouverez aucune affirmation dans le chapitre d'introduction sur l'idée d'une anthropologie qui aurait validé l'idée d'une famille nucléaire originelle, puisqu'il dit exactement le contraire et que l'un des ressorts de l'ouvrage consiste justement à contester l'idée d'une famille complexe originelle.

    Il n'existe dans cet ouvrage, que je viens d'achever de lire, aucune "théorie sur l'inégalité".
    L'idée de la préexistence de la famille nucléaire à d'autres formes, dans la période historique, repose sur un modèle de diffusion, diachronique, pris dans sa complexité selon les régions du monde étudiées. Todd intervient ici davantage en historien qu'en anthropologue. Il contourne ainsi les lacunes des sources en se basant sur le concept de "conservatisme des zones périphériques", méthode issue de la linguistique, qui vise à retrouver la forme originelle de la structure familiale d'un groupe donné en étudiant la périphérie de la zone concernée.

    Il s'agit du contraire d'un modèle d'unification bien qu'il identifie des permanences dans l'évolution des sociétés : la complexification des structures familiales liée au développement semble aboutir à une forme de paralysie puis de déclin.
    Enfin, il ne revient pas ici sur ses travaux d'interprétation des phénomènes idéologiques basés sur les différentes structures familiales.

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